John Canty
volait et sa mère mendiait. Les enfants mendiaient aussi, mais
on n’avait pu faire d’eux des voleurs.
Parmi l’ignoble racaille qui grouillait dans
ce logis vivait, sans en faire partie, un bon vieux prêtre
dépouillé de ses biens par le roi, et n’ayant
pour toute ressource qu’une pension de quelques farthings1.
Il prenait souvent les enfants à l’écart et leur
enseignait en secret à discerner le bien et le mal. Le Père
André avait aussi donné à Tom quelques notions
de latin, et lui avait montré à lire et à
écrire. Il aurait fait de même pour les deux filles, si
elles n’eussent craint les quolibets de leurs compagnes, qui ne
leur auraient certes pas pardonné cette éducation
distinguée.
Offal Court n’était en somme qu’une
grande ruche dont chaque alvéole ressemblait exactement à
la chambre des Canty. On n’y voyait que rixes et scènes
d’ivrognerie, on n’y entendait que tempêtes de gros
mots et criailleries. On s’y rompait bras et jambes aussi
communément qu’on y criait la faim.
Avec tout cela, Tom n’était pas
malheureux. Il avait la vie dure, mais il n’en savait rien.
C’était après tout la vie de tous les enfants
d’Offal Court. Aussi la trouvait-il convenable et même
confortable. Quand il rentrait, la nuit, les mains vides, il savait
d’avance que son père l’accablerait de
malédictions et de coups, et qu’aussitôt après
son affreuse grand-mère renchérirait sur la correction
en lui donnant triple rossée. Mais il savait aussi qu’au
milieu des ténèbres, sa mère, mourant de faim,
se glisserait à la dérobée jusqu’à
lui avec une misérable croûte de pain qu’elle
avait épargnée sur sa bouche, quoiqu’elle fût
prise souvent en flagrant délit de désobéissance
par son mari, qui alors la battait comme plâtre.
Pourtant Tom avait la vie assez gaie, surtout en
été. Il ne mendiait que tout juste pour sauver sa peau,
car les lois sur la mendicité étaient rigoureuses et
les pénalités sévères. Aussi pouvait-il
consacrer une bonne partie de son temps à écouter le
brave Père André qui lui contait de vieilles et
charmantes histoires, des légendes de géants et de
fées, de nains et de génies, de châteaux
enchantés, de rois et de princes magnifiques. Sa tête
s’emplissait de toutes ces choses merveilleuses. Bien des fois,
la nuit, quand il était étendu sur sa paille grossière
et incommode, moulu, la faim au ventre, le corps meurtri par les
coups, son imagination donnait carrière à ses songes.
Il oubliait alors ses souffrances et ses maux, en se figurant le
délicieux tableau de la vie que mène un prince au sein
des délices de la cour. Peu à peu une idée le
hanta jour et nuit : il aurait voulu voir un prince, mais le
voir de ses yeux. Une fois, il en parla à quelques camarades
d’Offal Court : on se moqua de lui, on le bafoua si
impitoyablement qu’il se promit de garder à l’avenir
ses rêves pour lui.
Il lisait souvent les bouquins du prêtre et
se les faisait expliquer et commenter. Ses rêveries et ses
lectures opérèrent petit à petit une
transformation dans tout son être. Les personnages dont il
peuplait son cerveau étaient si beaux qu’il se prit à
avoir honte de ses guenilles, de sa saleté, et à
souhaiter d’être mieux lavé et mieux habillé.
Il est vrai qu’il n’en continuait pas moins à
se vautrer dans la boue ; mais, au lieu de dévaler la
berge de la Tamise et de piétiner dans l’eau simplement
pour s’amuser, il commença à apprécier
l’utilité et l’avantage des bains et à s’en
payer à cœur joie.
Tom trouvait toujours quelque chose à voir
aux abords de l’arbre de mai, dans Cheapside, ou bien dans les
foires. De temps à autre, il avait la chance, comme le reste
de Londres, d’assister à la parade, quand on conduisait
par terre ou par eau quelque illustre malheureux à la prison
de la Tour. Un jour, pendant l’été, il vit brûler
vifs, à Smithfield, la pauvre Anne Askew et trois hommes. On
les avait attachés à un poteau ; il entendit un
ex-évêque leur prêcher un sermon qu’ils
n’écoutaient pas. Tom menait ainsi une existence variée
et passablement agréable.
Petit à petit, les lectures et les rêves
où réapparaissaient sans cesse les pompes de la vie
princière firent une si forte impression sur son esprit qu’il
se mit inconsciemment à jouer lui-même le rôle de
prince. Son langage et ses gestes devinrent cérémonieux ;
il affecta des airs de cour, au grand ébahissement et à
l’ébaudissement général de ses intimes. En
même temps, il prenait de jour en jour plus d’ascendant
sur le peuple de petits vagabonds et de vauriens dont il était
entouré. Bientôt il en arriva à leur inspirer un
sentiment d’admiration et de crainte, comme eût fait un
être supérieur. Et, en effet, il paraissait savoir
tout ! Il disait et faisait des choses si surprenantes ! Il
était si profond, si sensé ! Chacune de ses
remarques, de ses actions était rapportée par les
enfants à leurs aînés et à leurs parents ;
ceux-ci, à leur tour, ne tardèrent point à
s’entretenir de Tom Canty, à vanter ses mérites,
à le regarder comme une espèce d’enfant sublime
extraordinairement doué. Les hommes mûrs lui
soumettaient leurs embarras et étaient tout stupéfaits
de la justesse et de la sagacité de ses réponses et de
ses avis. En un mot, il était devenu un héros pour tous
ceux qui le connaissaient, excepté pour sa famille, qui ne
voyait en lui rien de particulier.
Au bout de quelque temps, Tom eut sa cour. Il
était le prince ; ses meilleurs camarades lui servaient
de famille royale, de gardes d’honneur, de chambellans,
d’écuyers, de lords. Pendant la journée, le
prince pour rire était reçu avec le cérémonial
prescrit par Tom lui-même et emprunté à ses
lectures romanesques ; les grandes affaires du royaume pour rire
se discutaient en conseil royal, et Sa Majesté pour rire
rendait des décrets qui mettaient en branle ses armées,
ses vaisseaux et ses vice-royautés imaginaires.
Après cela il s’en allait, couvert de
loques, mendier quelques farthings, dévorer une croûte
de pain dur, recevoir ses gifles et ses bourrades accoutumées,
s’étendre sur sa poignée de paille infecte, et se
replonger en rêve dans ses vaines grandeurs.
Malgré tout, son désir de voir un
vrai prince en chair et en os allait croissant de jour en jour, de
semaine en semaine, si bien que cette idée l’emporta
pour lui sur toute autre et devint l’unique préoccupation
de sa vie.
Un matin de janvier, comme il faisait sa ronde
habituelle en tendant la main, il parcourut désespérément,
pendant plusieurs heures, le quartier qui avoisine Mincing Lane et
Little East Cheap.
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