Un geste vraiment royal les tint à distance, et ils s’arrêtèrent cloués sur place, comme autant de statues.

Édouard conduisit Tom dans un somptueux appartement, en lui disant que c’était là son cabinet de travail. Puis il commanda d’apporter un repas si copieux, que Tom n’en avait jamais vu de pareil, si ce n’est dans les livres.

Le prince, avec toute la délicatesse qui seyait à son rang et à son éducation, renvoya ses serviteurs, pour ne pas augmenter l’embarras de son humble convive, en l’exposant à leurs propos malicieux ; ensuite il s’assit tout près de lui et se mit à le questionner pendant que Tom mangeait.

– Comment t’appelles-tu, petit ?

– Tom Canty, pour vous servir, messire.

– Drôle de nom. Où demeures-tu ?

– Dans la Cité, messire. Dans Offal Court, au bout de Pudding Lane.

– Offal Court ! Drôle de nom aussi. As-tu des parents ?

– Des parents ? Oui, messire, j’ai mon père et ma mère ; et puis j’ai ma grand-mère, mais je ne l’aime pas, Dieu me pardonne ; et puis j’ai mes deux sœurs jumelles, Nan et Bet.

– Tu n’aimes pas ta grand-mère ? Elle n’est pas bonne pour toi, je vois.

– Ni pour moi, messire, ni pour les autres ; elle a mauvais cœur et fait du mal à tout le monde, tout le long de la journée.

– Est-ce qu’elle te maltraite ?

– Il y a des fois qu’elle s’arrête, quand elle dort ou quand elle n’en peut plus de boire ; mais dès qu’elle y voit clair, elle me règle mon compte, et alors elle n’y va pas de main morte.

Un éclair passa dans les yeux du petit prince.

– Elle te bat, dis-tu ? s’écria-t-il.

– Oh ! oui, messire.

– Te battre ; toi, si délicat, si petit ! Écoute, avant qu’il soit nuit, ta grand-mère sera enfermée à la Tour. Le Roi, mon père...

– Vous oubliez, messire, que nous sommes des misérables, des vilains, et que la Tour n’est faite que pour les grands du royaume.

– C’est vrai, je n’y pensais plus. Je verrai ce qu’il y a à faire pour la châtier. Et ton père, est-il bon pour toi ?

– Comme ma grand-mère Canty, messire.

– Tous les pères se ressemblent, paraît-il. Le mien non plus n’a pas l’humeur tendre. Il a la main lourde quand il frappe ; mais moi, il ne me bat pas. C’est vrai qu’il me mène souvent très durement en paroles... Et ta mère ?

– Ma mère est très bonne, messire, elle ne me fait jamais ni peine ni mal. Et Nan et Bet sont bien bonnes aussi.

– Quel âge ont-elles ?

– Quinze ans, messire.

– Lady Élisabeth, ma sœur, en a quatorze, et lady Jane Grey, ma cousine, a mon âge, et elle est bien gentille et bien aimable ; mais ma sœur, lady Mary, avec sa mine toujours renfrognée et... Dis-moi, est-ce que tes sœurs défendent à leurs femmes de chambre de sourire, parce que c’est un péché qui causerait la perdition de leur âme ?

– À leurs femmes de chambre ? Oh ! messire, vous croyez donc qu’elles ont des femmes de chambre ?

Le petit prince contempla gravement le petit pauvre ; puis d’un air intrigué :

– Pourquoi pas ? dit-il. Qui les déshabille quand elles se couchent ? Qui les habille quand elles se lèvent ?

– Personne, messire. Vous voulez qu’elles ôtent leur robe et couchent toutes nues, comme les bêtes ?

– Ôter leur robe ! Elles n’en ont donc qu’une ?

– Ah ! mon bon seigneur, que feraient-elles de deux ? Elles n’ont pas deux corps.

– Tout cela est fort drôle, fort surprenant. Pardonne-moi, je n’ai pas voulu me moquer de toi. Tes braves sœurs Nan et Bet auront des robes et des femmes de chambre, et cela tout de suite ; mon trésorier s’en chargera. Ne me remercie pas, il n’y a pas de quoi. Tu parles bien, ta franchise me plaît. Es-tu instruit ?

– Je ne sais pas, messire. Un bon prêtre, qu’on appelle le Père André, m’a laissé lire ses livres.

– Sais-tu le latin ?

– Un peu, messire ; pas trop bien, je commence.

– Continue à l’apprendre, petit ; il n’y a de difficile que les premières règles. Le grec donne plus de mal. Pour lady Élisabeth et ma cousine, ces deux langues et les autres ne sont qu’un jeu. Si tu les entendais !... Mais parle-moi d’Offal Court ; est-ce qu’on s’y amuse ?

– Oh, oui, beaucoup, quand on n’a pas faim. Il y a Punch et Judy1 ; et puis il y a les singes ; ils sont si drôles, si bien dressés ! Et puis on joue des pièces où l’on tire des coups de feu : on se bat, et tout le monde est tué. Il faut voir comme c’est beau ; et ça ne coûte qu’un farthing ; – mais on n’a pas tous les jours un farthing, car c’est dur à gagner, mon bon seigneur.

– Et puis ?

– À Offal Court nous nous battons aussi avec des bâtons, comme font les apprentis.

Le prince ouvrait de grands yeux.

– Vraiment, cela doit être très amusant. Et puis ?...

– Et puis, il y a aussi les courses, pour voir qui arrive le premier.

– Oh ! j’aimerais ça aussi. Et puis ?...

– Et puis, messire, l’été nous marchons dans l’eau, nous nageons dans les canaux et dans la Tamise ; et puis on fait faire le plongeon aux autres, on leur jette de l’eau plein le visage ; on crie, on saute, on fait des culbutes ; et puis...

– Oh ! je donnerais le royaume de mon père pour voir cela, rien qu’une fois. Et puis ?...

– Nous dansons, nous chantons autour de l’arbre de mai dans Cheapside.