Il était pieds nus, transi, et dévorait des yeux les énormes pâtés de porc et autres tentations exposées aux fenêtres des gargotes. C’était là – son odorat le lui disait suffisamment – des mets exquis faits exprès pour les anges et que lui, pauvre diable, n’avait jamais eu le bonheur de goûter du bout de la langue. Une pluie fine et glacée perçait ses vêtements ; l’atmosphère était lourde, le ciel sombre, les rues mélancoliques. Quand vint la nuit, Tom arriva chez lui, si complètement trempé, si harassé, si affamé, que son père et sa grand-mère remarquèrent son triste état et s’en émurent à leur manière : on lui donna double ration de soufflets, et on l’envoya au lit.

Pendant longtemps la douleur et la faim, les jurons et les batailles qui faisaient trembler la maison, le tinrent éveillé ; mais, à la fin, ses pensées allant à la dérive l’entraînèrent dans des pays lointains et chimériques, et il s’endormit en compagnie d’une foule de petits princes couverts d’or et de pierreries, habitant de vastes palais, et servis par des domestiques qui se répandaient en salamalecs ou partaient comme des flèches, au premier ordre donné. Puis il rêva, comme toujours, qu’il était lui-même un prince.

Toute la nuit, la gloire et la magnificence de sa condition royale éclatèrent autour de lui ; il marchait, parmi les grands lords du royaume et les dames les plus illustres, dans un flot de lumière, respirant les parfums les plus suaves, bercé par la plus ravissante musique, accueillant les hommages et les marques d’obéissance de cette foule brillante qui s’ouvrait pour lui livrer passage, et répondant à ceux-ci par un sourire, à ceux-là par un mouvement presque imperceptible de sa tête princière.

Puis, quand il s’éveilla à la pointe du jour, quand il vit son abjection, sa misère sordide, il eut horreur de la réalité, de son entourage, de sa saleté ; son cœur brisé s’abreuva d’amertume, et il fondit en larmes.





III



Tom rencontre le prince



Tom se leva le ventre creux ; il l’avait creux encore quand il sortit pour aller battre le pavé ; mais, par contre, il avait la tête pleine des splendeurs de son rêve. Il erra çà et là dans la Cité, allant sans savoir où, sans prendre garde à ce qui se passait. On le coudoyait, on le rudoyait, l’apostrophait ; lui, perdu dans ses pensées, poursuivait machinalement sa flânerie. Il arriva ainsi à Temple Bar, qui était la limite extrême de ses explorations accoutumées. Il s’arrêta un moment pour se consulter ; puis, replongé dans ses visions, il passa outre et se trouva hors de l’enceinte de Londres. Le Strand n’était déjà plus alors un chemin vicinal ; on lui donnait le nom de rue, quoiqu’il fût encore peu bâti. D’un côté, il y avait une file assez longue de maisons, mais, de l’autre, on ne voyait qu’un petit nombre de constructions éparses, résidences de la haute noblesse, avec de grands et beaux domaines qui descendaient jusqu’au fleuve, et qui sont aujourd’hui couverts, pouce à pouce, d’affreux bâtiments en brique et en pierre.

Tom découvrit ensuite le village de Charing, et il se reposa près de la belle croix plantée en cet endroit par un roi du temps jadis, qui avait été dépouillé de ses possessions ; il descendit alors en baguenaudant une route tranquille et charmante, passa devant le palais somptueux du grand cardinal, et se dirigea vers un autre palais beaucoup plus important, plus majestueux, qui se trouvait au-delà, et qui était Westminster. Tom contempla, avec des yeux émerveillés, cette masse énorme de maçonnerie aux ailes éployées, les bastions sourcilleux, les tours menaçantes, la large porte de pierre avec sa grille dorée, ses superbes lions, colosses de granit, et tous les signes et symboles de la puissance. Le rêve qu’il avait si longtemps caressé allait-il enfin se réaliser ? C’était bien là, en effet, le palais d’un roi ; mais lui serait-il donné d’y voir un prince, un prince en chair et en os ? Ah ! si le ciel pouvait exaucer ce vœu !

De chaque côté de la grille d’entrée se dressait une statue vivante, c’est-à-dire un homme d’armes, raide, immobile, couvert de la tête aux pieds d’une armure d’acier resplendissante. À une distance respectueuse étaient attroupés des gens de la campagne ou de la Cité, attendant une occasion pour saisir au passage quelque manifestation de la grandeur royale. De splendides carrosses, à l’intérieur desquels se prélassaient de splendides personnages, tandis qu’au-dehors se perchaient des laquais non moins splendides, entraient et sortaient par d’autres portes pratiquées dans le mur d’enceinte.

Le pauvre Tom en haillons se rapprocha à pas de loup et passa timidement devant les sentinelles. Son cœur battait à rompre sa poitrine, mais une secrète espérance remontait son courage. Tout à coup il aperçut à travers la grille dorée un spectacle qui faillit lui arracher un cri de joie. Dans la cour du palais se tenait un jeune garçon de son âge, au teint bruni par le soleil, aux membres vigoureux et souples. Il portait, avec une aisance pleine de charme, de beaux habits de satin et de soie semés de pierreries étincelantes. Une petite épée et une dague ornées de joyaux lui pendaient au côté ; de jolis brodequins à talons rouges, une toque écarlate coquettement posée sur la tête, et garnie de plumes pendantes, retenues par une grande escarboucle, complétaient son costume. Près de lui se trouvaient quelques beaux messieurs, qui étaient sans aucun doute ses serviteurs. Oh ! c’était bien là un prince, un prince vivant, un vrai prince ! Il ne pouvait y avoir, à cet égard, pas même l’ombre d’une hésitation. Le souhait de l’enfant pauvre était à la fin exaucé !

Tom haletait, suffoqué, transporté ; ses yeux se dilataient ; les bras lui tombaient ; il n’en revenait pas. Ravi, extasié, il n’eut plus qu’une pensée : être tout proche du prince, face à face, pour le dévorer du regard. Sans savoir comment, il se trouva le visage collé contre la grille. L’instant d’après, un des soldats le saisit à bras-le-corps, l’arracha rudement et l’envoya pirouetter au milieu des manants et des badauds, en criant :

– Veux-tu bien te retirer, petit drôle !

La populace avait applaudi et éclaté de rire ; mais le jeune prince avait bondi de colère. Le rouge au front, les yeux flamboyants d’indignation, il s’était exclamé :

– Insolent ! Oser maltraiter ainsi en ma présence ce pauvre petit ! Oser porter la main sur un Anglais, fût-il le dernier des sujets de mon père ! Qu’on ouvre la porte et qu’on le fasse entrer !...

Il eût fallu voir alors l’inconstance de la foule. Chapeaux et bonnets volèrent en l’air ; de toutes les poitrines partit un hourra : Vive le prince de Galles !

Les sentinelles présentèrent les armes en tenant devant eux leurs hallebardes ; les portes tournèrent sur leurs gonds. Le petit prince pour rire d’Offal Court s’élança, guenilles au vent, vers le vrai prince de Westminster et lui tendit la main.

– Tu as l’air harassé, affamé, avait dit Édouard Tudor. On t’a fait mal, viens avec moi.

Une demi-douzaine de gens de service s’étaient élancés, pour faire je ne sais quoi, mais évidemment pour se mêler de ce qui ne les regardait pas.