La pleine et douce pâleur de son cou et de ses épaules, au-dessus de sa robe couleur d'or, donnait À sa personne une attirante étrangeté.
Soames était debout derrière elle, les yeux rivés sur sa nuque. Swithin tenait toujours sa montre, qui marquait plus de huit heures. Il avait l'habitude de dîner une demi-heure plus tôt, il n'avait pas déjeuné, une étrange et violente impatience montait de son fonds primitif.
– Ça ne ressemble pas à Jolyon d'être aussi en retard, dit-il à Irène, sans pouvoir dominer sa mauvaise humeur. Je suppose que c'est June qui le retient.
– Les amoureux sont toujours en retard, répondit-elle.
Swithin écarquilla les yeux, un flot de sang vint échauffer le jaune bilieux de ses joues.
– Je ne vois pas pourquoi. C'est une pose !
Sous cet éclat, la violence inarticulée des simples générations antérieures semblait murmurer et gronder.
– Dites-moi ce que vous pensez de ma nouvelle étoile de brillants, oncle Swithin, dit doucement Irène.
Sur sa poitrine, au milieu des dentelles, brillait une étoile à cinq pointes, faite de onze diamants. Swithin regarda l'étoile. Il s'y connaissait en pierres, aucune question ne pouvait être mieux choisie pour distraire son attention.
– Qui vous a donné ça ? demanda-t-il.
– Soames.
La jeune femme prononça le nom sans changer de visage; pourtant les yeux pâles de Swithin s'écarquillèrent comme si, par impossible, une intuition l'avait frappé.
– Vous devez vous ennuyer à la maison, fit-il. Si le cœur vous en dit un beau jour de venir dîner avec moi, je vous servirai une bouteille de vin comme il n'y en a pas beaucoup dans Londres.
– Miss June Forsyte, M. Jolyon Forsyte, M. Bosinney. Swithin avança son bras et dit d'une voix grondante :
– A table, maintenant! A table!
Il prit le bras d'Irène sous prétexte qu'elle n'avait pas encore dîné chez lui depuis son mariage. June échut à Bosinney, qui prit place à table entre Irène et sa fiancée. De l'autre côté de June : James et Mme Nicholas, puis le vieux Jolyon avec Mme James, Nicholas avec Hatty Chessmann, Soames avec Mme Small qui fermait le cercle à gauche de Swithin.
Les dîners de famille chez les Forsyte obéissent à certaines traditions. Ainsi, on n'y sert pas de hors-d’œuvre. La raison de cet usage est inconnue. Les jeunes gens de la famille l'attribuent au prix exorbitant des huîtres; il est plus probable que cette abstention tient à l'impatience d'en venir au fait, à un excellent sens pratique qui décide immédiatement que les hors-d’œuvre manquent de substance. Seuls les James, incapables de résister à une coutume presque générale dans Park Lane, font exception sur ce point.
Dans ces dîners, une indifférence muette et presque morne de chaque convive à son voisin suit le moment où l'on s'est mis à table; et'ce silence dure assez avant dans la première entrée. Il est coupé çà et là de quelques remarques : « Voilà que Tom est de nouveau malade, je n'arrive pas à savoir ce qu'il a. » - « Je pense qu'Ann ne descend pas le matin ? » - « Comment s'appelle votre docteur, Fanny ? » - « Stubbs ? C'est un farceur. » - « Winifred ? Elle a trop d'enfants. Quatre, n'est-ce pas? Elle est maigre comme un coucou. » – « Combien paies-tu ce xérès, Swithin? Trop sec pour moi. »
Avec le second verre de champagne s'élève une sorte de bourdonnement, dont l'élément fondamental semble bien être la voix de James racontant une anecdote. Celle-ci se traîne jusqu'au moment où paraît le plat culminant d'un dîner de Forsyte : « la selle de mouton ».
Aucun Forsyte n'a jamais donné un dîner sans y faire figurer une selle de mouton. Il y a quelque chose dans la succulente solidité d'une telle viande qui la désigne aux gens d' « une certaine position ». C'est un plat nourrissant et savoureux, et qu'on se souvient d'avoir mangé. Il a un passé et un avenir, comme un dépôt fait à une banque; et enfin il donne prise à la discussion.
Chaque branche de la famille vante obstinément le lieu de provenance de son mouton; le vieux Jolyon tient pour Dartmoor; James pour le pays de Galles ; Swithin ne croit qu'au South Downs ; et Nicholas soutient qu'on peut dire tout ce qu'on voudra, mais que rien ne vaut le mouton de la Nouvelle-Zélande. Quant à Roger, l' « original » parmi ses frères, il s'est trouvé forcé d'imaginer une localité à lui, et avec une ingéniosité digne d'un homme qui a inventé pour ses fils une profession nouvelle, il a découvert une boucherie où l'on vend de la viande allemande. Comme on s'étonnait, il soutint son propos en exhibant une note de boucher, prouvant qu'il payait sa selle de mouton plus cher que tous les autres. C'est en cette occasion que le vieux Jolyon, se tournant vers June, lui avait dit dans un de ses accès de philosophie :
– Tu peux me croire quand je te dis que les Forsyte ont un grain.
1 comment