C'est comme si, ayant regardé grandir, depuis le jour de la plantation, un arbre admirable de vitalité, au milieu de cent autres plantes qui, moins riches de fibre, de sève et d'endurance, succombaient, il le voyait épanouir un jour tout son feuillage épais et pacifique, au point culminant de sa prospérité.

Le 15 juin de l'année 1886, vers quatre heures de l'après-midi, un observateur qui se serait trouvé dans la maison du vieux Jolyon Forsyte, à Stanhope Gate, aurait pu contempler la suprême efflorescence des Forsyte.

La maison célébrait les fiançailles de mademoiselle June Forsyte, petite-fille du vieux Jolyon, avec M. Philip Bosinney. Dans ses plus beaux atours, gants clairs, gilets chamois, plumes, robes de cérémonie, la famille entière était présente. La tante Ann elle-même était venue, elle qui ne quittait plus que rarement le coin du salon vert de son frère Timothy où, sous un plumet d'herbe teinte des pampas, s'élevant d'un vase bleu clair, elle restait assise tout le jour, à lire ou à tricoter, entourée par les effigies de trois générations de Forsyte.

Oui, la tante Ann elle-même était là, son dos inflexible et la dignité de sa calme vieille figure avait déjà vu des demoiselles Forsyte se fiancer à des jeunes gens sans fortune et même les épouser. Telle n'était donc pas la vraie raison du trouble qui se glissait dans l'esprit des Forsyte. Ils n'auraient pu expliquer l'origine d'un pressentiment que les bavardages de la famille n'avaient fait qu'obscurcir. On racontait, c'était certain, que le jeune homme avait fait sa première visite aux tantes Ann, Hester et Juley avec un chapeau gris de feutre mou – un feutre mou, et pas même neuf, une chose poussiéreuse et informe.

Tante Hester, traversant le petit hall sombre, avait essayé de le chasser en tapant dans ses mains, car elle était un peu myope et l'avait pris pour quelque chat bizarre et mal tenu – Tommy avait des amis inavouables ! Elle avait été déconcertée en voyant qu'il ne bougeait pas.

Comme un artiste qui cherche toujours à découvrir les riens significatifs où se résume le caractère d'une scène, d'un lieu, d'une personne, les Forsyte, ces artistes inconscients, avaient tous d'instinct fixé leur attention sur ce chapeau. Ce fut pour eux l'indice infime où perce le sens réel de toute une situation. Car chacun s'était demandé : « Voyons, est-ce que j'aurais, moi, fait cette visite avec un pareil chapeau ? » et chacun s'était répondu : « Non », les plus imaginatifs ajoutant : « C'est une idée qui ne me serait jamais venue ! »

George, quand on lui raconta l'histoire, se mit à ricaner. Ce chapeau, c'était évidemment une plaisanterie de pince-sans-rire ! Il s'y connaissait.

– Très hautain, dit-il, le Brigand !

Ce mot, le Brigand, circula et fut bientôt généralement adopté pour désigner Bosinney.

Les tantes firent à June des remontrances au sujet du chapeau.

– Nous pensons que tu ne devrais pas lui passer cela, ma chérie, avaient-elles dit.

June avait répondu à sa manière impérieuse et vive, comme la petite incarnation de volonté qu'elle était :

– Oh! qu'est-ce que ça peut faire ? Phil ne sait jamais ce qu'il porte!

Personne n'avait ajouté foi à une réplique aussi choquante. Un homme qui ne sait pas ce qu'il porte ? Non! non!

Qu'était donc ce jeune homme qui, en se fiançant à June, l'héritière reconnue du vieux Jolyon, menait si bien ses affaires ? Architecte ? cela ne suffisait pas à excuser un tel chapeau. Il se trouvait qu'aucun des Forsyte n'était architecte, mais l'un d'eux en connaissait deux qui n'eussent jamais coiffé un feutre mou pour une visite de cérémonie, à Londres, pendant la saison. Il y avait là quelque chose de dangereux – ah! de dangereux!

June, naturellement, ne voyait pas le danger; mais bien qu'elle n'eût pas atteint ses dix-neuf ans, c'était une originale. N'avait-elle pas dit à Mme Soames, toujours si bien mise, qu'il était commun de porter des plumes ? Mme Soames en était venue à renoncer aux plumes; – cette chère June était si péremptoire!

Ces doutes, ces blâmes, cette méfiance parfaitement sincère n'empêchèrent pas les Forsyte de se réunir à l'invitation du vieux Jolyon. Une réception à Stanhope Gate était chose très rare, il n'y en avait pas eu depuis huit ans – en fait, depuis la mort de Mme Jolyon.

Jamais les Forsyte ne s'étaient assemblés plus au complet, car, mystérieusement unis en dépit de toutes leurs divergences, ils avaient pris les armes contre un péril commun. Comme le bétail, quand un chien étranger entre dans le clos, ils se tenaient tête contre tête, épaule contre épaule, prêts à foncer sur l'intrus et à le piétiner à mort. Sans doute aussi étaient-ils venus pour se faire une idée du cadeau qu'on attendrait d'eux.

Quoique le choix d'un cadeau de mariage fût généralement préparé par des questions de ce genre : « Qu'est-ce que vous donnez, vous ? Nicholas donne des cuillères », ce choix dépendait beaucoup du fiancé. S'il avait la figure en bon point, les cheveux bien brossés, l'air prospère, il devenait plus nécessaire de lui donner de jolies choses : il y compterait. A la fin, par une sorte d'accord de famille auquel on arrivait comme on arrive à fixer les prix sur un marché, chacun donnait exactement ce qui était juste et convenable. Les dernières évaluations se faisaient dans la maison de brique rouge de Timothy, maison confortable, qui avait vue sur le parc et où habitaient les tantes Ann, Juley et Hester.

Le seul incident du chapeau justifiait le malaise de la famille Forsyte. Il eût été bien mal et du reste impossible, pour toute famille où vit ce respect des apparences qui doit toujours caractériser la haute bourgeoisie, de ne pas éprouver ce malaise!

Celui qui en était l'auteur parlait à June, debout près de la porte du fond. Avec le désordre de ses cheveux bouclés, il avait l'air de se sentir dans un milieu insolite. Il avait l'air aussi de s'amuser à part lui.

George dit tout bas à son frère Eustache :

– Il a l'air de quelqu'un qui pourrait bien fiche le camp, l'indomptable Brigand!

Cet homme d'apparence très singulière, comme dirait plus tard tante Juley, était de taille moyenne, mais fortement bâti. Il avait une figure pâle et brune, des moustaches d'un brun terne, les pommettes saillantes et les joues creuses. Son front fuyait en pente vers le sommet de la tête, mais se bosselait au-dessus des yeux comme les fronts qu'on voit dans la cage à lions du jardin zoologique. Il avait les prunelles d'un brun liquide et doré; son regard était par instants déconcertant d'inattention. Le cocher du vieux Jolyon, revenant de conduire June et Bosinney au théâtre, avait dit au maître d'hôtel :

– Sais pas qu'en penser. Me fait l'effet d'un léopard à moitié apprivoisé.

De temps en temps, un Forsyte approchait de cette porte où causaient les fiancés, rôdait alentour et regardait Bosinney.

June se tenait en avant comme pour repousser cette curiosité oiseuse. C'était un petit être fragile – « une flambée de cheveux et d'énergie », avait-on dit – avec des yeux bleus intrépides, une mâchoire fermement dessinée, le teint brillant; son visage et son corps semblaient trop minces pour la couronne que lui faisait sa torsade d'or rouge.

Une grande femme, d'une ligne admirable et qu'un membre de la famille avait un jour comparée à une déesse païenne, se tenait debout, regardant les fiancés avec un sourire ombré de tristesse. Ses mains gantées de gris étaient croisées l'une sur l'autre.