Son visage grave et charmant s'inclinait de côté; il retenait les yeux de tous les hommes. Sa taille était souple, d'un équilibre si juste et si léger que l'air même semblait la mettre en mouvement. Ses joues étaient chaudes, quoique pâles; il y avait une douceur de velours dans ses grands yeux sombres; mais c'étaient ses lèvres, posant une question, donnant une réponse avec ce sourire voilé d'ombre, qui retenaient les regards des hommes; lèvres sensibles, tendres, suaves, entre lesquelles semblaient s'échapper comme d'une fleur la chaleur et le parfum.

Les fiancés qu'elle observait ne sentaient pas la présence de cette déesse passive. Ce fut Bosinney qui la remarqua le premier et demanda son nom.

June amena son fiancé à la belle jeune femme.

– Irène est mon inséparable, dit-elle. Je vous prie d'être bons amis, vous deux.

Au commandement de la jeune fille, ils sourirent tous les trois et tandis qu'ils souriaient, Soames Forsyte apparut silencieusement à côté de la belle jeune femme dont il était le mari et dit :

– Ah! présentez-moi aussi!

Il se trouvait rarement loin d'Irène au cours d'une réunion, et même quand les exigences d'une conversation l'éloignaient d'elle, il la suivait encore du regard et ses yeux avaient une étrange expression de surveillance et de désir.

A la fenêtre, James, son père, examinait toujours la marque du bibelot de porcelaine.

– Ça m'étonne que Jolyon ait permis ces fiançailles, dit-il à tante Ann. On me dit qu'ils n'ont aucune chance de se marier avant plusieurs années. Ce jeune Bosinney (il faisait du mot un dactyle, malgré l'usage général qui consiste à prononcer le Bo court) n'a rien. Quand Dartie a épousé Winifred, je lui ai fait tout mettre au nom de sa femme et c'est heureux! Ils n'auraient plus le sou à l'heure qu'il est!

Assise dans son fauteuil de velours, tante Ann releva la tête. Des boucles grises barraient son front, des boucles qui, n'ayant pas changé depuis plusieurs dizaines d'années, avaient aboli dans la famille le sens du temps. Elle ne répondit pas, car elle parlait rarement et ménageait sa vieille voix; mais, pour James dont la conscience était mal à l'aise, son regard valait une réponse.

– Ma foi! dit-il, c'est vrai qu'Irène n'avait pas d'argent, mais je n'y pouvais rien. Soames était tellement emballé! il avait maigri à lui faire sa cour.

Posant avec humeur le bol de porcelaine sur le piano, il laissa errer son regard vers le groupe qui s'était formé près de la porte.

– J'ai bien idée, dit-il tout à coup, que cela n'est pas plus mal ainsi.

Tante Ann ne lui demanda pas d'expliquer cette singulière parole. Elle connaissait sa pensée. Irène, puisqu'elle n'avait pas d'argent, ne serait pas assez sotte pour oublier ses devoirs. Car on disait – on disait! – qu'elle avait demandé à faire chambre à part; mais Soames, bien entendu, n'avait pas...

James interrompit sa rêverie.

– Où donc, demanda-t-il, est Timothy ? Est-ce qu'il n'est pas venu avec vous ?

Un tendre sourire détendit les lèvres serrées de tante Ann.

– Non, il a pensé que ce ne serait pas raisonnable, à cause de cette diphtérie qui est partout; lui qui attrape si facilement du mal! James répondit :

– Eh bien, en voilà un qui sait se soigner. Moi, je ne peux pas m'offrir de me soigner comme ça.

On n'aurait pu dire ce qui dominait dans cette remarque, de l'admiration, de l'envie ou du dédain.

On ne voyait Timothy que rarement. Le benjamin de la famille, éditeur de son état, avait, quelques années auparavant, quand les affaires battaient encore leur plein, pressenti la crise qui à la vérité n'était pas encore venue, mais qui, de l'avis de tous, était inévitable. Vendant sa part d'une maison d'édition qui publiait principalement des livres édifiants, il avait placé le considérable produit de cette opération en consolidés.

Par-là, il s'était fait une place à part dans la famille, car tout autre Forsyte voulait quatre pour cent de son argent. Cet isolement avait lentement et sûrement atrophié l'énergie d'une âme trop douée de prudence. Il était devenu presque un mythe, une sorte d'incarnation de l'esprit de sécurité, toujours à l'arrière-plan de l'univers des Forsyte. Il n'avait jamais commis l'imprudence de se marier ou de s'encombrer d'enfants.

James reprit en tapotant le bol de porcelaine :

– Ceci n'est pas du vrai vieux Worcester. Je suppose que Jolyon t'a dit quelque chose du jeune homme. Tout ce que, moi, j'arrive à savoir, c'est qu'il n'a pas de travail, pas de fortune, pas de famille qui vaille la peine d'en parler, – mais après tout je ne sais rien... personne ne me dit jamais rien.

Tante Ann hocha la tête. Un tremblement passa sur sa vieille figure aux traits aquilins, au menton carré; ses doigts en pattes d'araignée se pressaient l'un contre l'autre et s'entrelaçaient; on eût dit que par ce moyen elle rechargeait mystérieusement sa volonté.

L'aînée des Forsyte de plusieurs années, elle avait parmi eux une situation particulière. Tous opportunistes et individualistes – sans du reste l'être plus que leurs voisins –, ils tremblaient devant son incorruptible visage, et quand les bonnes occasions de pécher contre l'âme familiale devenaient trop tentantes, ils se cachaient d'elle.

Tout en tortillant ses longues jambes maigres, James continuait : Jolyon, il n'écoute personne. Il n'a pas d'enfants.

James s'arrêta, se rappelant que le fils du vieux Jolyon vivait encore, le père de June, Jolyon le jeune, qui avait si bien gâché sa vie et s'était coulé le jour où il avait abandonné femme et enfant pour s'enfuir avec une gouvernante étrangère.

– Eh bien, reprit-il hâtivement, si ça lui fait plaisir de faire ces choses-là, je suppose que c'est dans ses moyens. Voyons, quelle dot est-ce qu'il va lui donner ? Une rente de mille livres sterling, je suppose, il n'a personne d'autre à qui laisser son argent.

Il étendit la main pour serrer celle d'un petit homme net aux lèvres rasées, presque entièrement chauve, qui avait un long nez cassé, des lèvres pleines, des yeux froids et gris sous des sourcils rectangulaires.

– Tiens, Nick, marmotta James, comment vas-tu ?

Nicholas Forsyte, avec sa rapidité d'oiseau et son air d'écolier exceptionnellement sage (il avait fait une grande fortune par des moyens tout à fait légitimes, dans les compagnies dont il était directeur), plaça dans la froide paume de Jacques le bout de ses doigts encore plus froids qu'il retira aussitôt.

– Ça ne va pas, dit-il, avec une moue ; mal en train toute la semaine; je ne dors pas. Mon docteur ne peut pas me dire pourquoi. C'est un garçon intelligent, autrement je ne l'aurais pas pris, mais je ne peux rien tirer de lui que sa note.

– Les docteurs! dit James relevant avec vivacité le propos. Moi j'ai vu tous les docteurs de Londres pour l'un ou l'autre à la maison.