En même temps elle joignait ses mains, pressait les unes contre les autres les extrémités de ses doigts, et semblait recharger ainsi sa volonté contre le grand départ inévitable.
– Oui, pensait-elle, tout le monde a été bien bon. Tant de gens qui sont venus la féliciter! Elle doit être bien heureuse!
Dans le flot qui se pressait devant la porte – la foule bien habillée extraite de familles d'avocats, de docteurs, de financiers, bref de tout ce qui brillait dans les nombreuses carrières de la grande-bourgeoisie –, il n'y avait que vingt pour cent de Forsyte; mais à tante Ann tous semblaient des Forsyte, et d'ailleurs il n'y avait pas grande différence entre les uns et les autres; elle ne voyait que ceux de sa chair et de son sang.
Cette famille, c'était son univers, le seul qu'elle eût jamais connu peut-être. Tous leurs petits secrets, leurs maladies, leurs fiançailles, leurs mariages, leurs avancements, leurs gains, tout cela c'était la propriété de tante Ann, sa joie, sa vie. En dehors de cela, il n'y avait qu'un vague et obscur brouillard de faits et de gens, sans existence réelle.
C'est cela qu'il lui faudrait abandonner le jour où son tour viendrait de mourir; cela qui lui donnait l'importance, la secrète importance vis-à-vis de soi-même sans laquelle aucun de nous ne peut supporter de vivre. C'est à cela qu'elle s'attachait pensivement, avec une avidité qui croissait tous les jours. Si la vie tout doucement lui échappait, cela, au moins, elle le garderait jusqu'à la fin.
Elle pensait au père de June, à Jolyon le jeune qui s'était enfui avec une étrangère. Ah! quel coup pour Jolyon et pour eux tous! Un jeune homme qui promettait tant! Quel coup, bien qu'il n'•y ait pas eu de scandale public – heureusement la femme de Jo n'avait pas demandé le divorce. Il y avait longtemps!• Et quand la mère de June était morte, huit ans auparavant, Jo avait épousé cette femme; ils avaient deux enfants, disait-on.
Tout de même, il avait perdu son droit d'être là; à cause de lui, elle ne pouvait se reposer dans la plénitude de son orgueil familial; il l'avait privée de la joie légitime de le voir et de l'embrasser, lui dont elle avait été si fière, un jeune homme qui promet tait tant! Cette pensée s'envenimait de toute l'amertume d'une offense longuement subie, dans son vieux coeur tenace. Des larmes mouillaient ses yeux. Avec un mouchoir du plus fin linon, elle les essuya furtivement.
– Eh bien, tante Ann! fit une voix derrière elle.
Soames Forsyte, la face toute rasée, les joues plates, les épaules plates, la taille plate, ayant cependant dans toute sa personne quelque chose de fuyant et de secret, baissait sur tante Ann un regard oblique, comme s'il essayait de voir à travers son propre nez.
– Qu'est-ce que vous pensez de ce mariage ? demanda-t-il.
Les yeux de tante Ann se posaient sur lui avec fierté; l'aîné de ses neveux depuis que Jolyon le jeune avait quitté le cercle de la famille, il était maintenant son préféré, car elle devinait en lui un sûr dépositaire de l'âme familiale dont elle devait bientôt abandonner la tutelle.
– Le jeune homme a de la chance, dit-elle, et du reste il est bien de sa personne. Mais je me demande si c'est tout à fait le fiancé qu'il fallait à la chère June.
Soames tâtait le rebord d'un lustre doré.
– Elle l'apprivoisera, dit-il, et furtivement il mouilla son doigt pour le passer sur les renflements du lustre. Vraie dorure ancienne. On n'en trouve plus maintenant. Ça ferait de l'argent aux enchères, chez Jobson.
Il mettait un certain élan dans ces paroles, comme s'il les croyait faites pour réconforter sa vieille tante. Il se montrait rarement aussi porté aux confidences.
– Je ne serais pas fâché de l'avoir moi-même, ce lustre, ajouta-t-il, la vieille dorure on la vend toujours ce qu'on veut.
– Tu t'entertdà si bien à tout cela, dit tante Ann. Et comment va la chère Irène ?
Le sourire de Sbames s'éteignit.
– Pas mal, répondit-il. Elle se plaint de ne pas dormir; en tout cas, elle dort beaucoup mieux que moi.
Il regarda sa femme qui parlait à Bosinney près de la porte.
Tante Ann soupira et dit :
– Peut-être que ce ne sera pas plus mal pour elle de moins voir June. Elle a un caractère si absolu, cette chère June!
Soames rougit; dans ces moments-là le sang traversait rapidement ses joues plates et, se fixant entre ses sourcils, y restait, signalant des pensées troublantes.
– Je ne sais pas ce qui lui plaît chez cette petite folle, laissa-t-il éclater; mais il remarqua qu'il n'était plus seul avec sa tante et, se retournant, il recommença d'examiner le lustre.
– On me dit que Jolyon vient encore d'acheter une maison, disait tout à côté la voix de son père. Il faut qu'il ait bien de l'argent, il faut qu'il en ait à ne savoir qu'en faire! Une maison dans Montpellier Square, paraît-il; tout près de chez Soames! On ne m'avait rien dit. Irène ne me dit jamais rien!
– Excellente situation, à deux minutes de chez moi, reprit la voix de Swithin, et de chez moi, en voiture, je suis au club en huit minutes.
La situation de leurs maisons était d'importance vitale pour les Forsyte et ce trait n'est pas étonnant : toute la philosophie de leur réussite s'y résume.
D'une souche de fermiers, leur père était venu du Dorsetshire vers le commencement du siècle. Maçon de son métier, il s'était élevé à la position d'entrepreneur. Vers la fin de sa vie, il s'établit à Londres, où, après avoir bâti jusqu'à son dernier jour, il fut enterré au cimetière de Highgate. Il laissait plus de trente mille livres sterling à partager entre ses dix enfants. Le vieux Jolyon disait en parlant de lui : « Un homme rude à peau dure; peu de raffinement chez lui. » La seconde génération des Forsyte sentait en vérité qu'il ne leur faisait pas beaucoup d'honneur. Le seul trait aristocratique qu'on arrivait à lui trouver, c'était l'habitude de boire du madère.
Tante Hester, qui faisait autorité sur l'histoire de la famille, le décrivait ainsi :
– Je ne me rappelle pas qu'il fit quoi que ce fût – du moins de mon temps. Il était – euh!... propriétaire – propriétaire de maisons, ma belle. Il avait les cheveux à peu près de la même couleur que ton oncle Swithin, les épaules plutôt carrées. S'il était grand ? Euh!...
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