A peine y entrait-il d'un bout de l'année à l'autre, sauf pour chercher des cigares dans le cabinet japonais du coin, et la pièce maintenant prenait sa revanche.

Les tempes du vieux Jolyon, incurvées comme un toit au-dessus des creux de la joue, ses pommettes, son menton, tous ses traits s'aiguisaient dans le sommeil, et l'aveu de la vieillesse était monté à son visage.

Il s'éveilla. June était partie! James avait prédit qu'il sentirait la solitude. James n'avait jamais été qu'un pauvre homme. Il se rappela avec satisfaction avoir soufflé une maison à James. C'était bien fait. Il n'avait qu'à ne pas s'obstiner au prix qu'il s'était fixé. Celui-là ne pensait qu'à l'argent! Mais lui-même, n'avait-il pas trop payé? Il faudrait beaucoup de réparations... Il pensait bien qu'il aurait besoin de tout son argent, avant d'en avoir fini avec l'affaire de June. Il n'aurait jamais dû permettre ces fiançailles.

Elle avait rencontré ce Bosinney chez les Baynes, Baynes et Bildeboy, les architectes. Baynes qu'il connaissait – un vieux tatillon – devait être l'oncle par alliance du jeune homme. Depuis ce jour-là, elle n'avait cessé de courir après son Bosinney, et, quand elle se mettait une idée en tête, rien ne l'arrêtait plus. Elle passait sa vie à s'enticher de tous les éclopés qu'elle rencontrait. Ce garçon n'avait pas le sou, il fallait donc qu'elle l'épousât; un homme dans la lune, incapable de se conduire, un homme à se fourrer dans des difficultés sans fin.

Elle était venue le trouver un jour, à brûle-pourpoint, pour lui annoncer la nouvelle, et, comme si ce devait être une consolation, elle avait ajouté :

– Il est épatant, il a souvent vécu de cacao toute une semaine.

– Et il veut que toi aussi tu vives de cacao ?

– Oh! non. Il tient la veine maintenant.

Le vieux Jolyon avait enlevé son cigare de dessous ses moustaches blanches, teintées de café sur le bord, et s'était mis à la regarder, cette petite-fille qui lui tenait si fort le coeur. Il en savait plus qu'elle sur « la veine ». Mais elle, ayant joint les mains sur les genoux de son grand-père, frottait son menton contre lui, en faisant le bruit d'un chat qui ronronne. Et, secouant la cendre de son cigare, il avait éclaté nerveusement :

– Vous êtes toutes les mêmes : il faut que vous en fassiez à votre tête. Si c'est pour ton malheur, tant pis ! Moi, je m'en lave les mains.

Et il s'en était lavé les mains, exigeant seulement que le mariage ne se fît pas avant que Bosinney ne gagnât au moins ses quatre cents livres par an.

– Moi, je ne pourrai pas vous donner grand-chose, avait-il dit, formule qui n'était pas nouvelle pour June. Peut-être ce monsieur pourvoira-t-il au cacao ?

Il voyait à peine sa petite-fille depuis que cette histoire avait commencé. Mauvaise affaire! Il n'avait pas la moindre intention de lui donner une grosse dot, pour permettre à un garçon dont il ne savait rien de vivre les bras croisés. Il avait déjà vu de ces choses et savait qu'il n'en sortait rien de bon. Le pire, c'est qu'il n'espérait pas ébranler June, têtue comme une mule, et depuis son enfance! On ne voyait pas comment tout ça finirait. Il faudrait bien qu'ils se tirent d'affaire avec ce qu'ils auraient.

Il ne céderait pas avant de voir le jeune Bosinney à la tête d'un revenu à lui. June aurait des ennuis avec cet animal-là, c'était clair comme bonjour, il n'avait pas plus la notion de l'argent qu'une vache, et quant à cette hâte à courir, dans le pays de Galles, voir les tantes du jeune homme... eh bien, il était persuadé que ces tantes étaient de vieilles chipies.

Sana bouger, le vieux Jolyon regardait fixement le mur. On aurait pu le croire endormi, n'eussent été ses yeux grands ouverts... L'idée que ce jeune ours de Soames pourrait lui donner des avis! Ç'avait toujours été un ours avec son nez en l'air. Et il allait se poser maintenant en propriétaire avec une maison de campagne! En propriétaire!

Humph! Comme son père, toujours à flairer de bonnes affaires, un froid calculateur, un malin!

Le vieux Jolyon se leva et, ouvrant le cabinet japonais, entama une nouvelle provision de cigares, pour en garnir méthodiquement son étui. Ils n'étaient pas mauvais pour le prix, mais on n'avait plus de bons cigares à présent, rien de comparable à ces vieux « superfins » de Hanson et Bridger. Ceux-là, c'étaient des cigares!

Cette idée, comme un parfum tout à coup respiré, le ramenait à ces merveilleuses nuits de Richmond, quand, après le dîner, il fumait sur la terrasse du « Sceptre et Couronne», avec Nicholas Treffry, Tracquair, Jack Herring, Anthony Thornworthy.