Ils étaient bons alors ces cigares! Pauvre vieux Nick ! mort, et Jack Herring, mort, et Tracquair, mort.
Et Thornworthy branlait dans le manche : pas étonnant, un si gros mangeur!
De tous les amis d'autrefois, lui seul restait, semblait-il bien, avec Swithin, bien entendu, mais Swithin était devenu si monstrueusement gros qu'il n'avait rien à en faire.
Difficile de croire que tout cela était si loin! Il se sentait jeune encore!
De toutes ses pensées, et tandis qu'il comptait ses cigares, celle-là était bien la plus poignante, la plus amère : malgré sa tête blanche et sa solitude, il était resté jeune et vert de coeur. Et ces après-midi de dimanche à Hampstead Heath où, pour se dégourdir les jambes avec son petit Jolyon, il marchait par Spaniard Road jusqu'à Highgate et Child's Hill, en revenant par la lande, et puis dînait à Jack Straw's Castle – que ses cigares étaient délicieux, alors! Et quel beau temps ! On n'en voyait plus de pareil!
Quand June était un petit bout de cinq ans qui trottinait, qui trébuchait, et que tous les deux dimanches il l'emmenait au jardin zoologique, loin de ces deux bonnes personnes, sa maman et sa grand-maman, et qu'au bord de la fosse aux ours, il amorçait son parapluie avec des gâteaux pour les favoris de June – que ses cigares étaient exquis alors !
Les cigares! Même sa finesse de connaisseur avait donc résisté à l'âge, cette finesse de palais proverbiale en 185o, et qui faisait dire : « Forsyte : premier dégustateur de Londres! » Le palais, en un sens, avait fait sa fortune, celle des célèbres importateurs de thé, Forsyte et Treffry, dont les produits surpassaient toutes les autres marques, par je ne sais quel romantique arôme, quel charme de fine et mystérieuse origine. Il y avait dans leurs bureaux de la Cité quelque chose qui parlait de secret et d'esprit d'entreprise, de transactions spéciales, par des bateaux spéciaux, avec des Chinois spéciaux.
Cette affaire-là, comme il y avait travaillé! Les hommes travaillaient pour de bon alors! Ce n'était pas les jeunes gens d'aujourd'hui qui ne savent pas ce que le mot veut dire. Il était entré dans les moindres détails, se tenant au courant de tout, passant souvent les nuits. Et toujours il avait choisi lui-même ses agents; il s'en glorifiait.
Son coup d'œil, disait-il, avait fait le secret de sa réussite, et l'exercice de cette autoritaire faculté de sélection avait été le seul agrément de sa besogne : un métier au-dessous de ses capacités. Maintenant même, alors que l'affaire avait été reprise par une société et déclinait, il éprouvait une amère tristesse à se rappeler ce passé. Comme il aurait pu mieux faire! Il eût si bien réussi au barreau!
Il avait même songé à se présenter au Parlement.
Que de fois Nicholas Treffry lui avait dit : « Vous pourriez faire n'importe quoi, si ce n'était votre satanée prudence! »
Bon vieux Nick, un si bon garçon, mais casse-cou! Le célèbre Treffry!
En voilà un qui n'avait jamais eu de prudence! Il était mort. Le vieux ,Jolyon comptait ses cigares d'une main ferme, et il lui vint à l'esprit de se demander si lui-même, peut-être, n'avait pas trop prudemment réglé sa vie.
Il mit son étui à cigares dans la poche de son habit qu'il reboutonna, et monta par les longs escaliers jusqu'à sa chambre, pesant lourdement sur chaque pas, et se tenant à la rampe. La maison était trop grande. Après le mariage de June, si vraiment elle épousait ce garçon, et ça en avait bien l'air, il louerait son hôtel et prendrait un} appartement. Pourquoi garder une demi-douzaine de domestiques qui vous coûtent les yeux de la tête à ne rien faire ? Le maître d'hôtel vint à l'appel de la sonnette : un homme vaste, orné d'une barbe, au pas feutré, et qui possédait une singulière faculté de silence. Le vieux Jolyon lui ordonna d'apprêter ses habits de soirée, il irait dîner au club.
– A quelle heure la voiture est-elle rentrée, après avoir conduit mademoiselle June à la gare ? Deux heures? Eh bien, qu'elle soit prête pour six heures et demie.
Le club dont le vieux Jolyon franchit le seuil sur le coup de sept heures était l'une de ces institutions politiques de la haute bourgeoisie, et qui ont connu des jours meilleurs. En dépit des commentaires du public, peut-être à cause d'eux, il manifestait une vitalité déconcertante. Les gens s'étaient fatigués de répéter que ce cercle de l'Union qu'on appelait la « Désunion » était moribond. Le vieux Jolyon le disait aussi, mais négligeait le fait d'une façon vraiment irritante pour tout homme de club bien constitué.
– Pourquoi leur laisses-tu ton nom? lui demandait souvent Swithin profondément vexé. Pourquoi ne te mets-tu pas du Polyglotte ? Impossible dans tout Londres de trouver un vin comme notre Heidsieck à moins de vingt shillings la bouteille. Et, baissant la voix, il ajoutait : Il n'en reste que cinq mille douzaines, j'en bois tous les soirs que Dieu fait.
– J'y penserai, répondait le vieux Jolyon. Et quand il y pensait, il y avait toujours la question des cinquante guinées d'entrée, et des quatre ou cinq ans d'attente probable. Il continuait donc à y penser. Trop vieux pour être un libéral, il avait abandonné les opinions de son club, on l'avait même entendu les traiter de « blagues », mais il se plaisait à rester membre d'un club dont les principes étaient diamétralement opposés aux siens. Du reste, il avait toujours eu un certain dédain pour cette institution, où il était entré bien des années auparavant, après avoir été blackboulé au Pot-Pourri, comme étant « dans le commerce ». Est-ce qu'il ne les valait pas tous!
« Naturellement, il éprouva quelque mépris pour le club qui le reçut. Ces gens-là n'étaient pas grand-chose, pour la plupart occupés dans la Cité, agents de change, avoués, commissaires-priseurs, n'importe quoi. Comme beaucoup d'hommes volontaires et médiocrement originaux, le vieux Jolyon faisait peu de cas de la classe à laquelle il appartenait. Fidèlement, il en suivait les coutumes, sociales et autres, et, dans son for intérieur, la jugeait d'espèce commune. Les années, et une certaine philosophie dont il n'était pas dépourvu, avaient atténué le souvenir de sa défaite au Pot-Pourri, qui dans ses pensées était maintenant consacré comme le roi des Clubs. Il y avait longtemps qu'il aurait pu en être, mais son parrain, Jack Herring, l'avait présenté d'une façon si négligente qu'on l'avait exclu sans bien savoir ce qu'on faisait. Son fils Jo était bien passé du premier coup, et sans doute en était toujours. Il n'y avait pas huit ans qu'il lui avait écrit du Pot-Pourri.
Depuis bien des mois, le vieux Jolyon n'avait pas mis les pieds à son cercle; la maison avait subi le rafistolage de surface qu'on inflige aux vieilles maisons et aux vieux bestiaux quand on a envie de les vendre. – Quelle sale couleur a le fumoir! songeait-il; la salle à manger est bien.
Elle était d'un morne ton chocolat, relevé de vert clair, qui lui plut.
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