Le Roi des Aulnes
Michel Tournier
de l’Académie Goncourt
Le Roi
des Aulnes

Gallimard
(1970)
À la mémoire
diffamée du Staretz Grigori Iefimovitch
RASPOUTINE
guérisseur du
tsarevitch Alexis, assassiné pour s’être opposé au déchaînement de la guerre de
1914.
I.
Écrits sinistres d’Abel Tiffauges
Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder
longtemps.
Gustave Flaubert.
3 janvier 1938.
Tu es un ogre, me disait parfois Rachel. Un Ogre ?
C’est-à-dire un monstre féerique, émergeant de la nuit des temps ? Je
crois, oui, à ma nature féerique, je veux dire à cette connivence secrète qui
mêle en profondeur mon aventure personnelle au cours des choses, et lui permet
de l’incliner dans son sens.
Je crois aussi que je suis issu de la nuit des temps. J’ai
toujours été scandalisé de la légèreté des hommes qui s’inquiètent
passionnément de ce qui les attend après leur mort, et se soucient comme d’une
guigne de ce qu’il en était d’eux avant leur naissance. L’en deçà vaut bien
l’au-delà, d’autant plus qu’il en détient probablement la clé. Or moi, j’étais
là déjà, il y a mille ans, il y a cent mille ans. Quand la terre n’était encore
qu’une boule de feu tournoyant dans un ciel d’hélium, l’âme qui la faisait
flamber, qui la faisait tourner, c’était la mienne. Et d’ailleurs l’antiquité
vertigineuse de mes origines suffit à expliquer mon pouvoir surnaturel :
l’être et moi, nous cheminons depuis si longtemps côte à côte, nous sommes de
si anciens compagnons que, sans nous affectionner particulièrement, mais en
vertu d’une accoutumance réciproque aussi vieille que le monde, nous nous
comprenons, nous n’avons rien à nous refuser.
Quant à la monstruosité…
Et d’abord qu’est-ce qu’un monstre ? L’étymologie
réserve déjà une surprise un peu effrayante : monstre vient de montrer.
Le monstre est ce que l’on montre – du doigt, dans les fêtes foraines,
etc. Et donc plus un être est monstrueux, plus il doit être exhibé. Voilà qui
me fait dresser le poil, à moi qui ne peux vivre que dans l’obscurité et qui
suis convaincu que la foule de mes semblables ne me laisse vivre qu’en vertu
d’un malentendu, parce qu’elle m’ignore.
Pour n’être pas un monstre, il faut être semblable à ses
semblables, être conforme à l’espèce, ou encore être à l’image de ses parents.
Ou alors avoir une progéniture qui fait de vous dès lors le premier chaînon
d’une espèce nouvelle. Car les monstres ne se reproduisent pas. Les veaux à six
pattes ne sont pas viables. Le mulet et le bardot naissent stériles, comme si
la nature voulait couper court à une expérience qu’elle juge déraisonnable. Et
là je retrouve mon éternité, car elle me tient lieu à la fois de parents et de
progéniture. Vieux comme le monde, immortel comme lui, je ne puis avoir qu’un
père et une mère putatifs, et des enfants d’adoption.
…
Je relis ces lignes. Je m’appelle Abel Tiffauges, je tiens
un garage place de la Porte-des-Ternes, et je ne suis pas fou. Et
pourtant ce que je viens d’écrire doit être envisagé avec un sérieux total.
Alors ? Alors l’avenir aura pour fonction essentielle de démontrer –
ou plus exactement d’illustrer – le sérieux des lignes qui
précèdent.
6 janvier 1938.
Dessiné au néon dans le ciel humide et noir, le cheval ailé
de Mobilgas jette un reflet sur mes mains, et s’évanouit aussitôt. Cette
palpitation rougeâtre et l’odeur de vieille graisse qui imprègne toute chose
ici composent une atmosphère que je hais, et dans laquelle pourtant
inavouablement je me complais. C’est trop peu dire que j’y suis habitué :
elle m’est aussi familière que la chaleur de mon lit ou le visage que chaque
matin je retrouve au miroir. Mais si pour la deuxième fois je m’installe un
stylo dans la main gauche devant cette page blanche – la troisième de mes Écrits
sinistres –, c’est parce que j’ai la certitude que je me trouve, comme
on dit, à un tournant de mon existence, et parce que je compte en partie sur ce
journal pour échapper à ce garage, aux médiocres préoccupations qui m’y
retiennent, et en un certain sens à moi-même.
Tout est signe. Mais il faut une lumière ou un cri éclatants
pour percer notre myopie ou notre surdité. Depuis mes années d’initiation au
collège Saint-Christophe, je n’ai cessé d’observer des hiéroglyphes tracés sur
mon chemin ou d’entendre des paroles confuses murmurées à mes oreilles, sans
rien comprendre, sans pouvoir en tirer autre chose qu’un doute supplémentaire
sur la conduite de ma vie, mais aussi, il est vrai, la preuve réitérée que le
ciel n’est pas vide. Or cette lumière, les circonstances les plus médiocres
l’ont fait jaillir hier, et elle n’a pas fini d’éclairer ma route.
Un incident banal me prive pour un temps de l’usage de ma
main droite. J’ai voulu en quelques tours de manivelle dégommer les segments
d’un moteur que ses batteries ne seraient pas parvenues à ranimer. Un retour de
manivelle m’a surpris, mais par chance alors que j’avais le bras mou et
l’épaule disponible. C’est mon poignet qui a supporté tout le choc, et je crois
bien avoir entendu craquer ses ligaments. Peu s’en est fallu que je vomisse de
douleur, et sous le gros pansement caoutchouté posé devant moi, je sens battre
encore un pouls lancinant. Incapable d’entreprendre au garage un travail
quelconque d’une seule main, je suis venu me réfugier au deuxième étage, dans
cette petite pièce où j’entasse mes livres de compte et les vieux journaux.
Pour occuper mon esprit, j’ai voulu de ma main valide tracer quelques mots sans
suite sur une feuille de bloc.
C’est alors que j’ai eu soudain la révélation que je savais
écrire de la main gauche ! Oui, sans exercice préalable, sans hésitation
ni lenteur, ma main gauche trace fermement des caractères achevés, d’un
graphisme étrange, étranger, un peu grimaçant, dépourvu de toute ressemblance
avec mon écriture habituelle, celle de ma main droite. Je reviendrai sur cet
événement bouleversant dont je soupçonne l’origine, mais il fallait d’entrée de
jeu noter les circonstances qui me font pour la première fois prendre la plume
à seule fin de vider mon cœur et de promulguer la vérité.
Faut-il rappeler cette autre circonstance, non moins
décisive peut-être, qu’est ma rupture d’avec Rachel ? Mais alors, c’est
toute une histoire qu’il va falloir raconter, une histoire d’amour, mon
histoire d’amour en somme. Il va sans dire que j’y répugne, mais ce n’est
peut-être que manque de routine. Pour un homme aussi naturellement secret que
moi, répandre ses viscères sur du papier, c’est bien rebutant au début, mais ma
main m’entraîne, et il me semble qu’ayant commencé à me raconter, je ne pourrai
plus m’arrêter avant d’être arrivé au bout de mon rouleau.
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