Peut-être aussi les
événements de ma vie ne peuvent-ils plus se succéder désormais sans ce reflet
verbal qu’on appelle un journal ?
J’ai perdu Rachel. C’était ma femme. Non pas mon épouse
devant Dieu et les hommes, mais la femme de ma vie, je veux dire – sans
emphase aucune – l’être féminin de mon univers personnel. Je l’avais
connue il y a quelques années, comme je connais tout le monde, comme cliente du
garage. Elle s’était présentée au volant d’une quadrillette Peugeot délabrée,
visiblement flattée de l’étonnement que suscitait, plus encore à l’époque
qu’aujourd’hui, une femme-automobiliste. Avec moi elle avait affecté d’emblée
une familiarité qui prenant prétexte de la chose automobile qui nous réunissait
s’était vite étendue à tout le reste, de telle sorte que je n’avais pas tardé à
la retrouver dans mon lit.
J’ai d’abord été retenu par sa nudité qu’elle portait bien,
bravement, ni plus ni moins qu’une autre tenue, costume de voyage ou robe de
soirée. La pire des disgrâces pour une femme, c’est à coup sûr de ne pas savoir
qu’on peut être nu, qu’il y a non seulement une habitude, mais un habitus de
la nudité. Et je me fais fort de reconnaître du premier coup d’œil, à une
certaine sécheresse, à une étrange adhérence de leurs vêtements à leur peau,
les femmes marquées par cette ignorance.
Sous sa petite tête au profil aquilin, coiffée d’un casque
de bouclettes noires, Rachel avait un corps puissant et rond, dont la féminité
surprenait avec ses hanches généreuses, ses seins aux larges lunules violettes,
ses reins profondément creusés, et cette gamme de rotondités d’une fermeté
impeccable, toutes trop volumineuses pour la main et composant au total un
ensemble imprenable. Au moral, elle relevait sans grande originalité du
type « garçonne », très en vogue depuis un certain roman à
succès. Elle avait assuré son indépendance en exerçant le métier de comptable
volant, se transportant chez les artisans, les commerçants ou les chefs de
petites entreprises pour mettre à jour leur comptabilité. Israélite elle-même,
j’ai eu l’occasion de m’apercevoir que toute sa clientèle était juive, ce qui
s’explique doublement par le caractère confidentiel des documents qu’elle avait
à dépouiller.
J’aurais pu être rebuté par son esprit cynique, une certaine
vue dissolvante des choses, une manière de prurit cérébral qui la fait toujours
vivre dans la crainte de l’ennui, mais son sens de la drôlerie, son adresse à
déceler le côté profondément absurde des gens et des situations, une gaieté
tonique qu’elle sait faire jaillir de la grisaille de la vie avaient une
influence bienfaisante sur mon naturel volontiers atrabilaire.
En écrivant ces lignes, je m’oblige à mesurer ce qu’elle
était pour moi, et ma gorge se serre quand je répète que j’ai perdu Rachel.
Rachel, je ne saurais dire si nous nous sommes aimés, mais ce qui est certain,
c’est que nous avons bien ri ensemble, et cela n’est-ce pas quelque
chose ?
C’est d’ailleurs en riant, et sans méchanceté aucune,
qu’elle a posé les prémisses dont nous devions partir tous les deux pour
aboutir ensemble par des voies différentes à la même conclusion, notre rupture.
Elle arrivait parfois en coup de vent, confiait sa petite
auto à mon mécanicien pour une réparation ou une vidange, et nous en profitions
pour monter dans mon logement, non sans qu’elle proférât traditionnellement une
plaisanterie obscène qui feignait de confondre le sort de l’auto et celui de sa
conductrice. Ce jour-là, elle observa négligemment en se rhabillant que je
faisais l’amour « comme un serin ». Je crus d’abord qu’elle mettait
en cause mon savoir, mon habileté. Elle me détrompa. C’était seulement ma
précipitation dont il s’agissait, comparable, selon elle, au coup de tampon
expéditif que les petits oiseaux s’administrent en guise de devoir conjugal.
Puis elle évoqua rêveusement le souvenir d’un de ses amants précédents, le
meilleur qu’elle eût possédé assurément. Il lui avait promis de la prendre dès
le coucher, et de ne pas s’en déprendre avant le lever du jour. Et il avait
tenu parole, la travaillant jusqu’aux premières lueurs de l’aube. « Il est
vrai, ajouta-t-elle honnêtement, que nous nous étions couchés tard et que les
nuits en cette saison étaient courtes. »
Cette histoire m’a rappelé celle de la petite chèvre de
M. Seguin qui pour imiter la vieille Renaude mit un point d’honneur à se
battre avec le loup toute la nuit et à ne se laisser dévorer qu’au premier
rayon du soleil.
— Il serait bon en effet, a conclu Rachel, que tu
croies que je te dévorerai dès que tu t’arrêteras.
Et aussitôt je lui trouvai en effet un air de loup, avec ses
sourcils noirs, son nez aux narines retroussées et sa grande bouche avide. Nous
avons ri une fois de plus. La dernière. Car je savais que son cerveau de
comptable volant avait supputé mon insuffisance et repéré une autre couche où
elle irait se poser.
Comme un serin… Depuis six mois que cette parole fut
prononcée, elle a longuement, profondément cheminé en moi. Je savais depuis
longtemps qu’une des formes les plus fréquentes de fiasco sexuel est l’ejaculatio
precox, en somme l’acte sexuel insuffisamment retenu, différé. L’accusation
de Rachel va loin, car elle vise à me placer au seuil de l’impuissance, mieux,
elle traduit la grande mésentente du couple humain, l’immense frustration des
femmes, sans cesse fécondées, jamais comblées.
— Tu te soucies de mon plaisir comme d’une guigne !
Cela je suis bien obligé d’en convenir. Quand j’enveloppais
Rachel de tout mon corps pour me l’approprier, ce qui pouvait se passer
derrière ses paupières closes, dans sa petite tête de berger hébreux, c’était
bien la dernière de mes préoccupations.
— Tu assouvis ta faim de chair fraîche, puis tu
retournes à ta tôlerie.
C’était vrai. Et il est également vrai que l’homme qui mange
son pain ne s’inquiète pas de la satisfaction qu’éprouve, ou n’éprouve pas, le
pain à être ainsi mangé.
— Tu me ravales au niveau du bifteck.
Peut-être, si l’on adopte sans discuter ce « code de la
virilité » qui est l’œuvre des femmes et l’arme de leur faiblesse. Mais
d’abord l’assimilation de l’amour à l’acte alimentaire n’a rien d’avilissant,
puisque aussi bien c’est à une pareille assimilation que recourent nombre de
religions, et la chrétienne au premier chef avec l’eucharistie. Mais c’est
cette idée de virilité – notion exclusivement féminine – qu’il
faudrait autopsier. Donc la virilité se mesure à la puissance sexuelle, et
la puissance sexuelle consiste simplement à différer aussi longtemps que
possible l’acte sexuel. Elle est affaire d’abnégation. Ce terme de puissance
doit donc s’entendre dans son sens aristotélicien, comme le contraire de
l’acte.
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