Pour moi, près d’un quart de siècle plus tard, je
ne puis l’évoquer sans tressaillir encore de joie et de fierté.
Toute la semaine qui suivit, Nestor parut m’ignorer. Au
demeurant je connaissais assez l’étiquette pour savoir qu’il n’y avait pas lieu
de le remercier. Mais le samedi d’après, Lutigneaux vint me trouver pendant la
grande récréation de dix-sept heures qui suivait le départ des externes pour
m’apprendre que je changeais de place et pour m’aider à déménager.
Il va de soi que les places des élèves étaient déterminées
souverainement par le préfet de discipline qui s’appliquait à contrarier leurs
vœux autant que possible, soit en séparant les amis, soit en imposant les
premiers rangs aux cancres et aux rêveurs qui n’auraient aspiré qu’à vivre
heureux et cachés au fond de la classe. Seul Nestor pouvait impunément bouleverser
cet ordre, et substituer sa volonté à la sienne. Il occupait lui-même le coin
gauche le plus reculé de la classe près d’une fenêtre. Pour pouvoir sans cesse
surveiller la cour, il avait même surélevé son pupitre avec des petites cales
de bois et remplacé par un verre ordinaire l’un des petits carreaux de verre
dépoli dont toutes les fenêtres des classes étaient garnies. Désormais par un
décret qui ne pouvait émaner que de lui, je prendrais place dans ce même coin
de gauche, à côté de lui, à sa droite précisément. Après le coup d’éclat de la
bicyclette, ce déménagement n’étonna personne, mieux, tout le monde
l’attendait, les maîtres et les surveillants aussi bien que les élèves.
Dès lors, je vécus à Saint-Christophe entouré d’une
protection aussi discrète qu’efficace. Il ne se passait pas de semaine sans que
je trouvasse quelque gâterie dans mon casier de pensionnaire ; la pluie
des punitions parut se détourner de ma tête ; les grands qui m’avaient
rudoyé reparaissaient le lendemain mystérieusement amochés. Mais tout cela
était peu de chose en regard du rayonnement de Nestor auquel j’étais exposé
pendant toutes les heures de classe et d’étude. Sa masse formidable semblait
faire basculer toute la pièce du côté de ce coin, au fond, à gauche, où elle se
tassait. Pour moi, c’était bien là en effet le foyer central de toute la
classe, bien plus en tout cas que l’estrade où se succédaient de dérisoires et
éphémères orateurs.
12 février 1938.
Une cliente vient me voir accompagnée d’une petite fille de
cinq à six ans. Au moment de partir, l’enfant se fait rabrouer parce qu’elle me
tend la main gauche. Je m’avise soudain qu’en effet la plupart des enfants de
moins de sept ans – l’âge de raison ! – nous invitent
spontanément à leur tendre la main gauche. Sancta simplicitas ! Ils
savent dans leur innocence que la main droite est souillée par les contacts les
plus dégoûtants, qu’elle se glisse journellement dans la main des assassins,
des prêtres, des flics, des hommes de pouvoir comme une putain dans le lit des
riches, alors que la sinistre, l’obscure, l’effacée, demeure dans l’ombre,
comme une vestale, réservée aux seules étreintes sororales. Ne pas oublier la
leçon. Toujours tendre désormais la main gauche aux enfants de moins de sept
ans.
16 février 1938.
Nestor écrivait et dessinait sans cesse. Mon regret est de
n’avoir ni possédé ni conservé l’un ou l’autre de ses cahiers. Tout ce qu’il me
disait me paraissait merveilleux, bien que je n’y comprisse à peu près rien, de
telle sorte que j’en suis réduit à quelque vingt ans de distance à interpréter
et à exprimer par des mots qui ne sont à coup sûr pas les siens, ce que ma
mémoire veut bien me restituer de ses propos. Il est vrai que cette période –
somme toute assez brève – que j’ai passée auprès de lui s’est inscrite si
profondément en moi, les tribulations que j’ai traversées dans la suite s’y
rattachent si manifestement qu’il est à peine nécessaire de distinguer dans mon
bagage ce qui lui revient en propre et ce qui doit m’être imputé.
Au demeurant, s’il me fallait la preuve irréfutable qui fait
de moi le légataire de Nestor, il me suffirait de regarder ma main courir sur
le papier, ma main gauche tracer les lettres successives de cet écrit
« sinistre ». Car cette main, Nestor l’a longuement tenue dans la
sienne, il a couvé dans sa grande main pesante et moite mon faible poing, ce
petit œuf osseux et translucide qui s’abandonnait à cette chaude étreinte sans
savoir de quelles énergies il se chargeait alors. Toute la force de Nestor,
tout son esprit dominateur et dissolvant sont passés dans cette main, celle
dont procèdent jour après jour ces écrits sinistres qui sont ainsi notre œuvre
commune. Et le petit œuf est éclos. Il est devenu cette main sinistre aux
doigts velus et rectangulaires, à la paume large comme un plateau, plus faite
assurément pour manier la barre à mine que le stylo.
Tenant ma main gauche dans sa main droite, Nestor écrivait
et dessinait de la main gauche. Peut-être avait-il toujours été gaucher. Je
préfère supposer orgueilleusement qu’il s’est astreint à écrire de la main
gauche pour moi seul, à seule fin de pouvoir tenir ma main sans cesser
d’écrire. Ce qui est certain, c’est que je ne me suis jamais senti aussi près
de lui que ce jour mémorable – il y a quelques mois – où j’ai
constaté avec un frisson sacré que je savais écrire de la main gauche,
que ma main gauche, lâchée sur le papier, sans essai, sans apprentissage, sans
hésitation, le couvrait d’une écriture nouvelle qui ne ressemblait pas à
l’autre, celle de ma main droite, mon écriture adroite.
Je suis ainsi pourvu de deux écritures, l’une adroite, aimable,
sociale, commerciale, reflétant le personnage masqué que je feins d’être aux
yeux de la société, l’autre sinistre, déformée par toutes les gaucheries
du génie, pleine d’éclairs et de cris, habitée en un mot par l’esprit de
Nestor.
18 février 1938.
Chaque fois que dans une voiture qui m’est confiée,
j’aperçois vissé au tableau de bord le médaillon de saint Christophe, je songe
au collège de Beauvais, et j’admire l’une de ces constances qui courent tout au
long de mon existence. Certaines sont fortuites et comme risibles. Celle-là est
fondamentale. Le collège Saint-Christophe, Nestor, puis ce métier de garagiste
qui me replace sous le patronage du géant Porte-Christ… Il y a davantage.
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