Ce teint bistre et ces cheveux plats et noirs, c’est de ma mère que je les tiens, car elle ressemblait à une gitane. Je n’ai jamais eu la curiosité de fouiller ses origines familiales, ma vie est bien assez encombrée déjà de prémonitions, mais je ne serais pas surpris qu’il y eût dans sa famille de la roulotte et du cheval.

C’est comme ce prénom d’Abel qui me semblait fortuit jusqu’à ce jour où les lignes de la Bible relatant le premier assassinat de l’histoire humaine me sont tombées sous les yeux. Abel était berger, Caïn laboureur. Berger, c’est-à-dire nomade, laboureur, c’est-à-dire sédentaire. La querelle d’Abel et de Caïn se poursuit de génération en génération depuis l’origine des temps jusqu’à nos jours, comme l’opposition atavique des nomades et des sédentaires, ou plus précisément comme la persécution acharnée dont les nomades sont victimes de la part des sédentaires. Et cette haine n’est pas éteinte, bien loin de là, elle se retrouve dans la réglementation infâme et infamante à laquelle les gitans sont soumis – on les traite comme des repris de justice – et elle s’affiche à l’entrée des villages par les panneaux « Stationnement interdit aux nomades ».

Il est vrai que Caïn est maudit et son châtiment, comme sa haine pour Abel, se perpétue également de génération en génération. Maintenant, lui a dit l’Éternel, tu seras maudit de la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras la terre, elle ne te donnera plus ses fruits, tu seras errant et fugitif sur la terre. Voilà donc Caïn condamné à la pire des peines à ses propres yeux : il doit devenir nomade comme l’était Abel. Il a des paroles de révolte contre ce verdict, et d’ailleurs il n’obéit pas. Il se retire loin de la face de l’Éternel, et là, il construit une ville, la première ville, qu’il appelle Hénoc.

Eh bien, j’affirme que cette malédiction des agriculteurs – toujours aussi endurcis contre leurs frères nomades – nous la voyons s’exercer de nos jours. Parce que la terre ne les nourrit plus, les culs-terreux sont obligés de plier bagage et de partir. Par milliers, ils errent d’une région à l’autre – et on savait au siècle dernier qu’en faisant d’une certaine sédentarité l’une des conditions de l’exercice du droit de vote, on excluait du corps électoral une masse fluctuante importante, et en principe mal-pensante, parce que déracinée. Puis ils se fixent dans des villes où ils forment la population prolétarienne des grandes cités industrielles.

Et moi, caché parmi les assis, faux sédentaire, faux bien-pensant, je ne bouge pas certes, mais j’entretiens et je répare cet instrument par excellence de la migration, l’automobile. Et je prends patience parce que je sais qu’un jour viendra où le ciel, lassé des crimes des sédentaires, fera pleuvoir le feu sur leurs têtes. Ils seront alors, comme Caïn, jetés pêle-mêle sur les routes, fuyant éperdument leurs villes maudites et la terre qui se refuse à les nourrir. Et moi, Abel, seul souriant et comblé, je déploierai les grandes ailes que je tenais cachées sous ma défroque de garagiste, et frappant du pied leurs crânes enténébrés, je m’envolerai dans les étoiles.

 

25 février 1938.

Un jour Nestor sortit de son pupitre une petite boîte carrée en carton, et il l’approcha de mon oreille. J’entendis un ronflement flûté et modulé, comme le vrombissement d’un avion volant à très haute altitude. Les yeux plissés de mon ami m’observaient ironiquement à travers les verres de ses lunettes épais comme des loupes. Il posa la boîte sur la table. Aussitôt elle se dressa sur l’un de ses angles et, s’inclinant, elle se mit à danser avec une grâce que sa lenteur rendait majestueuse. Le ronflement s’accentuait, devenait plus grave à mesure que la boîte s’inclinait plus profondément dans ses évolutions. Enfin elle se coucha sur l’une de ses faces, et après avoir fait quelques tours sur elle-même elle ne bougea plus. Je m’approchai curieusement pour lire le texte que je voyais imprimé sur la boîte : Inventé en 1832 par le célèbre physicien français Léon Foucault pour mettre en évidence la rotation de la terre… À ce moment Nestor prit la boîte et l’ouvrit en m’expliquant gravement : « C’est un gyroscope, c’est la clé de l’absolu. » L’objet était formé de deux anneaux d’acier concentriques et soudés dans des plans perpendiculaires. Un disque de cuivre rouge assez pesant était inscrit dans l’un des anneaux et traversé par un axe dont les extrémités pointues s’enfonçaient en deux trous, diamétralement opposés, de l’autre anneau de telle sorte qu’il pût tourner avec le disque. Nestor glissa dans une perforation de l’axe le bout d’une ficelle qu’il enroula ensuite sur l’axe. Puis il tira violemment sur l’autre bout de la ficelle qui se déroula en claquant. Le disque se mit à ronfler. Nestor fit alors tomber de la boîte un petit support de fonte figurant la tour Eiffel, et il plaça le gyroscope en équilibre sur son sommet. Aussitôt la danse gracieuse commença. Le petit appareil aux formes si simples, rigoureuses, géométriques tournoyait autour de son point fixe, décrivant une orbe de plus en plus vaste, et la lenteur pompeuse de cette révolution contrastait avec la giration furieuse du disque qui l’habitait, comme ces oiseaux-mouches qui paraissent voler d’autant plus lentement, et même demeurer sur place d’autant plus longtemps, que leurs petites ailes sont agitées d’un frémissement plus rapide.

La tour Eiffel vibrant sur le bois du pupitre faisait un grondement sourd qui attira bientôt l’attention des élèves et du surveillant. Nestor n’en avait cure. Appuyé sur un coude, à demi tourné vers moi, il était absorbé dans la contemplation du gyroscope qui poursuivait sa danse.