« Un jouet cosmique, murmurait-il, la petite image parfaitement fidèle de la gravitation terrestre… Car vois-tu, Mabel, ce mouvement que tu suis des yeux, eh bien il n’existe pas ! C’est toi, c’est Saint-Christophe, c’est la France entière qui dansent ! Le gyroscope a le don d’échapper au mouvement terrestre, et c’est pourquoi il paraît tourner. En vérité, c’est nous qui tournons autour de lui. Tiens, serre-le bien dans ta main. » Et il le cueillit à la pointe de son support, et me le tendit. Je refermai mon poing sur la vivante petite mécanique. Aussitôt je ressentis dans ma main, dans mon poignet et jusque dans mon bras, une poussée formidable, un effort irrésistible de torsion.

— On dirait un crapaud ! m’écriai-je.

— Le crapaud, c’est toi, petit Fauges, me dit Nestor. Tu t’accroches à un point fixe, mais la terre veut tourner, et tu ne l’empêcheras pas de tourner. Ce que tu sens dans ta main, c’est l’immobilité du gyroscope contrariée par la rotation de la terre qui t’emporte. Rends-moi ça. C’est mon point d’appui quand les choses tournent trop mal. C’est mon absolu de poche…

 

28 février 1938.

Est-ce l’effet de cette replongée dans mon enfance à laquelle je me livre depuis deux mois ? Voici que m’obsède l’absurde mélopée que la vieille Marie me chantait en me berçant les jours de pluie, et qui faisait se recroqueviller mon âme transie de chagrin au fond de sa grotte la plus sombre :

 

Quand j’y songe

Mon cœur s’allonge

Comme une éponge

Que l’on plonge

Dans un gouffre

Plein de soufre

Où l’on souffre des tourments si grands, si grands, si grands

Que quand j’y songe

Mon cœur s’allonge…

 

2 mars 1938.

Il avait pris l’habitude de parler sans remuer les lèvres, plus sans doute par goût de la dissimulation que par nécessité, car l’immunité dont il jouissait auprès des maîtres et des surveillants l’autorisait à bien d’autres libertés. Parfois ses yeux plissés de malice me regardaient longuement, et il prononçait des paroles dont l’obscurité me plongeait dans un vertige heureux.

— Un jour, ils s’en iront tous, disait-il par exemple, mais toi tu me resteras, alors même que j’aurai disparu. Tu n’es ni beau ni intelligent, mais tu m’appartiens comme jamais un élève de Saint-Christophe ne m’a appartenu. À la fin, tu me rendras inutile, et ce sera très bien ainsi.

Ou encore, en me tenant par les épaules :

— J’ai planté toutes mes graines dans ce petit corps. Il faudra que tu cherches un climat favorable à leur floraison. Tu reconnaîtras la réussite de ta vie à des germinations et à des épanouissements qui te feront peur.

Mais je comprends parfaitement aujourd’hui la prédiction qu’il formula un jour en me saisissant le menton et en m’obligeant à ouvrir la bouche :

— Bientôt, dit-il, ces petites dents grandiront. Mabel aura des crocs formidables, et ses claquements de mâchoire retentiront à toutes les oreilles comme une menace redoutable.

Peut-être saurai-je plus tard, à la lumière des événements qui se préparent, ce qu’il entendait lorsqu’il disait :

— À force de frapper à coups redoublés sur la même porte, elle finit toujours par s’ouvrir. Ou alors c’est une porte voisine, qu’on n’avait pas vue, qui s’entrebâille, et c’est encore plus beau.

Ou encore :

— Il faudrait réunir d’un trait alpha et oméga.

Je ne lui ai jamais vu lire qu’un seul roman, mais il en connaissait par cœur des pages entières qu’il récitait tout à coup, sans remuer les lèvres, quand un cours devenait par trop ennuyeux. C’était Le Piège d’or de James Oliver Curwood. Nestor se penchait vers moi d’un air mystérieux, et il murmurait à mon oreille, comme un enivrant secret : Si l’on met une pirogue sur le lac Athabasca, et si, par la rivière de la Paix, naviguant vers le nord, on atteint le grand lac de l’Esclave, puis descendant le courant du fleuve Mackensie, si l’on remonte jusqu’au Cercle arctique… Le héros du récit, c’était Bram, un colosse sauvage, un métis d’Anglais, d’Indien et d’Eskimo qui parcourait seul les effroyables déserts glacés avec un équipage de loups. Pour Bram, hurler avec les loups n’était pas une figure de style : Il avait soudain rejeté sa grosse tête en arrière pour une clameur caverneuse qu’il fit jaillir vers le ciel de sa gorge et de sa poitrine, récitait Nestor. Ce fut d’abord un roulement de tonnerre, puis cela s’acheva en un gémissement plaintif et aigu qui dut porter à plusieurs milles sur la plaine rase. C’était l’appel du maître à sa meute ; celui de l’homme-bête à ses frères… À ce cri sauvage répondent les hurlements du vent du nord, mais aussi parfois la musique des cieux, cette étrange et fantastique harmonie que l’aurore boréale fait entendre dans l’air pour annoncer son lever. C’était tantôt un sifflement strident, tantôt un murmure assez doux, assez semblable au ronron d’un chat, et, par moments aussi, quelque chose comme le métallique bourdonnement d’une abeille.

Le cri de Bram, les hurlements des loups et du vent, la musique métallique de l’aurore boréale, c’était l’irruption dans la vie confinée, recluse, vouée à toutes les promiscuités que nous menions à Saint-Christophe d’un monde vierge et inhumain, blanc et pur comme le néant. Pour moi, cet appel se confondait avec la clameur silencieuse que j’avais entendue ce soir de décembre, assis sur le trottoir du préau, alors que j’allais – ou croyais aller – ad colaphum. Mais il l’enrichissait, il l’élargissait, il la douait de séductions âpres que les récits de Nestor évoquaient. Mon ami me parlait avec exaltation du blizzard hurlant dans les sapins noirs, des abîmes glauques sur lesquels on court en traversant un lac gelé, du zip, zip, zip monotone des raquettes de neige, des hordes de loups menant une chasse infernale dans la nuit glacée, et aussi de la cabane en rondins, bossue et à demi enfouie sous les névés où le trappeur se réfugie le soir, et où il allume un grand feu pour se réchauffer la peau et le cœur.

Les années ont passé, mais je ne me suis pas encore évadé, en vérité, de cette atmosphère pleine de miasmes et de remugles où mon enfance agonisait. Le Canada reste toujours, pour moi, cet au-delà qui frappe de nullité les dérisoires misères qui m’emprisonnent. Oserai-je écrire que je n’ai pas renoncé ? Un jour, Mabel, un jour, tu verras !

 

6 mars 1938.

À la préfecture de Police pour un changement de carte grise. Files d’attente mornes et résignées devant des guichets où aboient des femmes laides et hargneuses. On rêve d’un bon tyran qui supprimerait d’un trait de plume état civil, carte d’identité, passeport, livrets de toutes sortes, casier judiciaire, bref tout ce cauchemar de papier dont l’utilité – à supposer qu’elle existe – est sans rapport avec le travail et les vexations qu’elle coûte.

Il est vrai pourtant que rarement une institution subsiste sans le consentement et même la volonté positive du grand nombre. Ainsi la peine de mort n’est pas une sanglante survivance des temps barbares ; toutes les enquêtes d’opinion publique ont prouvé que la grande majorité des gens y demeure aveuglément attachée. Quant à la paperasserie administrative, elle doit répondre à une exigence du grand nombre, ou plutôt à une peur élémentaire : la peur d’être une bête. Car vivre sans papiers, c’est vivre comme une bête. Les apatrides, les enfants adultérins ou naturels souffrent d’une situation qui n’a de réalité que de papier. Ces réflexions me donnent l’idée d’un petit apologue que je me fais.

Il était une fois un homme qui avait eu une escarmouche avec la police.