Puissance sexuelle est tout l’inverse et comme la négation d’acte sexuel. Elle est l’acte promis, jamais tenu, indéfiniment enveloppé, retenu, suspendu. La femme est puissance, l’homme est acte. Et donc l’homme est naturellement impuissant, naturellement désaccordé aux lentes et végétatives maturations féminines. À moins qu’il ne se mette docilement à son école, à son rythme, besognant avec tout l’acharnement requis pour arracher une étincelle de joie à la chair atermoyante qui lui est offerte.

— Tu n’es pas un amant, tu es un ogre.

Ô saisons, ô châteaux ! En prononçant cette simple phrase, Rachel a fait surgir le fantôme d’un enfant monstrueux, d’une précocité effrayante, d’une puérilité déconcertante dont le souvenir prend possession de moi avec une impérieuse souveraineté. Nestor. J’ai toujours pressenti qu’il reviendrait en force dans ma vie. En vérité, il ne l’avait jamais quittée, mais depuis sa mort, il me laissait du mou, se contentant par-ci par-là d’un petit signe sans gravité – amusant même parfois – pour que je n’oublie pas. Ma nouvelle écriture sinistre et le départ de Rachel m’avertissent d’une prochaine restauration de sa puissance.

 

10 janvier 1938.

Je regardais récemment l’une de ces photos de classe qui sont faites en série au mois de juin peu avant la distribution des prix. Parmi toutes ces faces figées dans des expressions patibulaires, la plus mince, la plus souffreteuse, c’est la mienne. Champdavoine et Lutigneaux sont là, l’un grimaçant sous sa perruque de clown taillée en artichaut, l’autre les yeux fermés dans son visage rusé, comme méditant quelque coup sous le couvert d’une sieste fallacieuse. De Nestor, point, bien que la photo date indiscutablement de son vivant. Mais en somme, c’était bien de lui de se dérober à cette petite cérémonie un rien ridicule, et surtout de ne laisser aucune trace banale de sa vie avant de disparaître.

Je pouvais avoir onze ans et je n’étais plus un novice à Saint-Christophe où je commençais ma seconde année. Mais si mon malheur n’était plus celui, éperdu, du déracinement et de la divagation dans l’inconnu, il n’en était que plus profond sous sa forme calme, réfléchie et comme définitive. À ce moment-là, je me souviens, j’avais fait le recensement de mes misères et je n’attendais de lueur d’espoir de nul horizon. J’avais tiré un trait sur les maîtres et sur le monde de l’esprit auquel ils étaient censés nous initier. J’en étais arrivé au point – mais me suis-je jamais départi de cette attitude ? – de considérer comme nul et radicalement disqualifié tout auteur, tout personnage historique, toute œuvre, toute matière d’enseignement quelconque, dès l’instant que les adultes paraissaient se l’être approprié et nous l’octroyaient en nourriture spirituelle. Par bribes, en feuilletant les dictionnaires, en glanant ce que je pouvais dans des ouvrages de compilation scolaire, en guettant dans un cours d’histoire ou de français l’allusion fugitive à ce qui m’importait au premier chef, je commençai à me constituer une culture en marge, un panthéon personnel où voisinaient Alcibiade et Ponce Pilate, Caligula et Hadrien, Frédéric-Guillaume Ier et Barras, Talleyrand et Raspoutine. Il y avait une certaine façon de parler d’un homme politique ou d’un écrivain – en le condamnant certes, mais cela ne suffisait pas, il y fallait autre chose encore – qui me faisait dresser l’oreille et soupçonner qu’il s’agissait peut-être de quelqu’un des miens. Aussitôt j’entreprenais une enquête, une manière de procès en béatification, avec tous les moyens du bord, au terme duquel les portes de mon panthéon s’ouvraient, ou demeuraient fermées selon le cas.

J’étais chétif et laid avec mes cheveux plats et noirs qui encadraient un visage bistre où il y avait de l’arabe et du gitan, mon corps gauche et osseux, mes mouvements fuyants et sans grâce. Mais surtout je devais avoir quelque trait fatal qui me désignait aux attaques même des plus lâches, aux coups même des plus faibles. J’étais la preuve inespérée qu’eux aussi pouvaient dominer et humilier. À peine la cloche de la récréation sonnait, j’étais par terre, et il était rare que je pusse me relever avant le retour dans les classes.

Pelsenaire était nouveau venu au collège, mais sa force physique et la simplicité de sa personnalité lui avaient valu d’emblée une place de choix dans la hiérarchie de la classe. Une bonne part de son prestige tenait à un ceinturon de cuir d’une largeur inouïe – j’ai appris plus tard qu’il avait été taillé dans une sous-ventrière de cheval – qu’il portait sur son tablier noir et dont la boucle d’acier ne comptait pas moins de trois ardillons. Il avait une tête carrée, surmontée d’un épi de cheveux blonds, un visage régulier et inexpressif, des yeux clairs au regard bien droit, et lorsqu’il s’avançait entre les groupes, les pouces passés dans son ceinturon, il faisait sonner d’admirables godillots cloutés qui pouvaient dans les grandes occasions arracher des gerbes d’étincelles aux pavés de granit de la cour. C’était un être pur et sans malice, mais aussi sans défense contre le mal, et, comme ces primitifs du Pacifique qui succombent dès leur premier contact avec les germes que transportent impunément les blancs, il contracta d’un coup la méchanceté, la cruauté et la haine le jour où je lui découvris la complexité de mon cœur.

La mode des « tatouages » s’était brusquement répandue dans le collège. L’un des externes faisait commerce d’encre de Chine et de plumes épointées qui permettaient de tracer profondément des signes sur la peau sans l’écorcher. Nous passions de longues heures à nous « tatouer » ainsi des lettres, des mots et des dessins sur la paume des mains, sur les poignets ou sur les genoux, et il s’agissait toujours de niaiseries et de symboles vagues dont nous trouvions le modèle parmi les graffiti des murs et des urinoirs.

Pelsenaire n’était certes pas insensible au charme de notre nouveau passe-temps, mais il était évidemment dépourvu de l’imagination et de la dextérité qu’exigeait une décoration en rapport avec sa dignité. Aussi se montra-t-il tout de suite intéressé, le jour où j’exhibai, comme négligemment, une feuille de papier sur laquelle j’avais dessiné de mon mieux un cœur percé d’une flèche – des gouttes de sang coulaient de la blessure – entouré de ces mots : À toi pour la vie. J’achevai de l’éblouir en prétendant avoir copié cette merveille sur la poitrine d’un sous-officier de la Légion étrangère de mes amis. Puis je me proposai comme tatoueur, s’il voulait porter ces prestigieuses inscriptions sur la face interne de la cuisse gauche, un emplacement discret, mais qui pouvait se découvrir à tout moment.

L’opération ne demanda pas moins de toute une étude du soir. J’étais assis par terre, sous le pupitre de Pelsenaire, et je travaillais avec un soin jaloux, grâce à la complicité des voisins qui faisaient rempart de leurs corps, de leurs livres et de leurs cartables contre l’indiscrétion du surveillant. Mon travail était rendu malaisé par l’écrasement de la cuisse sur le banc qui l’exorbitait et lui donnait une surface convexe.

Pelsenaire se montra fort satisfait du résultat, mais quelque peu surpris cependant parce que la formule entourant le cœur percé et sanglant était devenue A T pour la vie. Avec un front inaltérable, je prétendis que les légionnaires utilisaient ces initiales comme abréviations, soit pour À toi, soit pour manifester leur révolte contre Dieu (Athée pour la vie), soit de façon équivoque pour signifier l’un et l’autre à la fois. Pelsenaire qui n’avait visiblement rien compris à mes explications embrouillées parut s’en contenter sur le moment.

Le lendemain soir cependant, il me prit à part pendant la récréation de six heures avec une mine qui ne présageait rien de bon.