Ne réunissez pas ce que Dieu a séparé ! Vaine adjuration ! On n’échappe pas à la fascination plus ou moins consciente de l’Adam archaïque, bardé de tout son attirail reproductif, vivant couché, incapable de marcher peut-être, de travailler à coup sûr, perpétuellement en proie à des transports amoureux d’une perfection inouïe – possédant-possédé d’un même élan –, si ce n’est sans doute – et encore qui sait ! – pendant les périodes où il se trouvait enceint de ses propres œuvres. Alors quel ne devait pas être l’équipage de l’ancêtre fabuleux, homme porte-femme devenu de surcroît porte-enfant, chargé et surchargé, comme ces poupées gigognes emboîtées les unes dans les autres !

L’image peut sembler risible. Moi – si lucide pourtant en face de l’aberration conjugale – elle me touche, elle m’éveille à je ne sais quelle nostalgie atavique d’une vie surhumaine, placée par sa plénitude même au-dessus des vicissitudes du temps et du vieillissement. Car s’il y a dans la Genèse une chute de l’homme, ce n’est pas dans l’épisode de la pomme – qui marque une promotion au contraire, l’accession à la connaissance du bien et du mal – mais dans cette dislocation qui brisa en trois l’Adam originel, faisant choir de l’homme la femme, puis l’enfant, créant d’un coup ces trois malheureux, l’enfant éternel orphelin, la femme esseulée, apeurée, toujours à la recherche d’un protecteur, l’homme léger, alerte, mais comme un roi qu’on a dépouillé de tous ses attributs pour le soumettre à des travaux serviles.

Remonter la pente, restaurer l’Adam originel, le mariage n’a pas d’autre sens. Mais n’y a-t-il que cette solution dérisoire ?

 

16 janvier 1938.

Lorsque je quittai Saint-Christophe, l’âme de la vieille maison l’avait désertée depuis quatre ans déjà, et tout cet univers scolaire, religieux et carcéral à la fois n’était plus peuplé que par des ombres d’enfants et de prêtres. Nestor est mort asphyxié dans la cave du collège, mort pour les autres, mais pour moi plus vivant que jamais.

Nestor était le fils unique du concierge de l’établissement. Quiconque a connu ce genre d’institution mesurera aussitôt le pouvoir que lui conférait cette circonstance. Habitant à la fois chez ses parents et dans le collège, il cumulait les avantages des internes et ceux des externes. Souvent chargé par son père de menues tâches domestiques, il circulait à sa guise dans tous les bâtiments, et possédait les clés de presque toutes les portes, cependant qu’il était libre de sortir « en ville », en dehors des heures de cours et d’études.

Mais tout cela n’aurait rien été encore, s’il n’avait pas été justement Nestor. Avec le recul des années, je me pose à son sujet des questions qui ne m’effleuraient pas quand j’étais son ami. Être monstrueux, génial, féerique, était-ce un adulte nain, bloqué dans son développement à la taille d’un enfant, était-ce au contraire un bébé géant, comme sa silhouette le suggérait ? Je ne saurais le dire. Ceux de ses propos que ma mémoire reconstitue – plus ou moins fidèlement peut-être – témoigneraient d’une stupéfiante précocité, s’il était prouvé que Nestor eût l’âge de ses condisciples. Mais rien n’est moins certain, et il n’est pas exclu qu’il fût au contraire un attardé, un demeuré, un installé à demeure dans l’enfance, né au collège et condamné à y rester. Au milieu de ces incertitudes, un mot s’impose que je ne retiendrai pas davantage dans ma plume : intemporel. J’ai parlé d’éternité à mon propre sujet. Rien d’étonnant dès lors que Nestor – dont je procède indiscutablement – échappât comme moi-même à la mesure du temps…

Il était très gros, obèse à vrai dire, ce qui donnait à tous ses gestes, à sa démarche même une lenteur majestueuse, et le rendait redoutable par sa masse dans les échauffourées. Il ne tolérait pas la chaleur, se couvrait à peine par grand froid et transpirait sans cesse le reste de l’année. Comme encombré par son intelligence et sa mémoire anormales il parlait lentement, avec une componction doctorale, étudiée, fabriquée, sans l’ombre de naturel, levant volontiers l’index lorsqu’il proférait une formule que nous nous accordions à trouver admirable, sans y comprendre goutte. J’ai d’abord cru qu’il ne s’exprimait que par des citations glanées dans ses lectures, puis je suis entré dans son orbite, et j’ai compris mon erreur. Son autorité sur tous les élèves était indiscutée, et les maîtres eux-mêmes paraissaient le craindre, et lui concédaient des privilèges qui m’avaient paru exorbitants au début, alors que j’ignorais qui il était.

La première manifestation de cette situation privilégiée dont j’avais été témoin m’avait paru, il est vrai, d’une irrésistible drôlerie, parce que je n’étais pas encore sensible à l’aura redoutable qui entourait tout ce qui le concernait. Dans chaque classe, une caisse peinte en noir, posée au pied de la chaire du maître, servait de corbeille à papier. Lorsqu’un élève voulait se rendre aux latrines, il en demandait la permission en levant deux doigts en V. Sur un signe de tête affirmatif du surveillant ou du maître, il se dirigeait vers la caisse, y opérait un rapide plongeon et gagnait la porte, une poignée de papiers à la main.

Que Nestor se dispensât du signe en V convenu, c’est ce qui m’échappa au début parce qu’il occupait une place au fond de la classe. Mais je fus d’emblée saisi de respect par la nonchalance avec laquelle il s’approcha de la caisse et par la scène qui suivit. Avec une attention maniaque, il entreprit d’examiner les divers échantillons de papier qui s’offraient en surface, puis apparemment peu satisfait de ce choix, il fourragea bruyamment dans la caisse pour mettre au jour des boules ou des déchirures plus anciennes qu’il éprouvait longuement, allant jusqu’à lire, semblait-il, ce qui y était écrit. L’attention de tous les élèves était irrésistiblement attirée par ce manège, et le professeur lui-même ne poursuivait son cours de géographie que d’une voix lente, mécanique, semée de silences de plus en plus longs. J’aurais dû être frappé du mutisme angoissé qui pesait sur toute la classe, alors qu’un chahut monstre eût salué tout autre élève se livrant au même manège. Mais encore une fois, j’étais novice à Saint-Christophe, et je pleurais de rire, cramponné à mon pupitre, lorsque enfin mon voisin me bourra les côtes à coups de coude avec une hargne que je ne compris pas, pas plus que le commentaire qu’il murmura ensuite entre ses dents, comme Nestor arrêtait son choix sur un cahier de brouillon couvert de croquis : « Ce qui compte pour lui, dit-il, ce n’est pas le papier lui-même, c’est ce qu’il y a écrit dessus, et qui l’a écrit. » Cette phrase – et bien d’autres dont j’essaierai de me souvenir – cerne le mystère Nestor sans l’éclaircir.

Il avait un appétit hors du commun et j’en étais chaque jour témoin, car s’il dînait le soir dans sa famille, il déjeunait à midi au réfectoire. Chaque table comprenait huit couverts et était placée sous la responsabilité d’un « chef de table » qui devait veiller à la juste distribution des parts. Par l’un de ces paradoxes qui ne cessèrent de me surprendre qu’au bout de plusieurs mois d’initiation, Nestor n’était pas chef de table. Mais il n’en profitait que mieux de la situation, car l’élève qui occupait cette fonction – aussi bien d’ailleurs que le reste de la tablée – non seulement le laissait sans sourciller faire basculer un bon quart de chaque plat dans son assiette, mais l’entourait d’offrandes alimentaires, comme un dieu antique.

Nestor mangeait vite, sérieusement, laborieusement, s’interrompant seulement pour essuyer la sueur qui coulait de son front sur ses lunettes.