Enfin mes lèvres se posèrent sur les lèvres de la blessure et y demeurèrent un temps que je ne mesurai pas.

Je ne saurais dire exactement ce qui se passa ensuite. Je crois que je fus pris de frissons, de convulsions même, et qu’on dut m’emporter à l’infirmerie. Il me semble que j’y fus malade plusieurs jours. Mes souvenirs sur cet épisode de ma vie à Saint-Christophe sont assez confus. Ce dont je suis sûr en revanche, c’est que mes maîtres crurent bon d’avertir mon père de cette indisposition et qu’alléguant n’importe quoi, ils firent allusion, avec une ironie dont l’énormité leur échappa, à une indigestion due à un excès de friandises.

 

13 janvier 1938.

Je disais à Rachel : « Il y a deux sortes de femmes. La femme-bibelot que l’on peut manier, manipuler, embrasser du regard, et qui est l’ornement d’une vie d’homme. Et la femme-paysage. Celle-là, on la visite, on s’y engage, on risque de s’y perdre. La première est verticale, la seconde horizontale. La première est volubile, capricieuse, revendicative, coquette. L’autre est taciturne, obstinée, possessive, mémorante, rêveuse. »

Elle m’écoutait le sourcil froncé, cherchant dans mes paroles ce qui pouvait être désobligeant pour elle. Alors pour la faire rire, je feignais de reprendre mon exposé en d’autres termes : « Il y a deux sortes de femmes, répétai-je. Celles qui ont le bassin parisien, et celles qui ont le bassin méditerranéen » et j’indiquais des mains une petite et une grande largeur. Elle souriait, tout en se demandant avec un reste d’inquiétude si je ne la classais pas dans le genre large – auquel elle appartient d’ailleurs sans l’ombre d’un doute.

Car cette garçonne, cette débrouillarde est indiscutablement une femme-paysage ; un bassin méditerranéen (d’ailleurs sa famille est originaire de Salonique). Elle a un corps ample, accueillant, maternel. Je me gardai de le lui dire de peur de l’irriter – car pour elle la parole est toujours caresse ou agression, jamais miroir de vérité – et je lui taisais plus encore les réflexions qui me venaient par exemple en posant ma main sur l’os de sa hanche, très développé, en forme de promontoire, dominant tout le reste du paysage. Entre les massifs des cuisses, le ventre fuit, combe frileuse et creusée d’anxiété… Je m’interrogeais sur cette notion mystérieuse : le sexe de la femme. Ce n’est certes pas ce ventre décapité qui peut prétendre à ce titre, sinon en vertu de la symétrie que présentent grossièrement le corps de la femme et celui de l’homme. Le sexe de la femme. On serait sans doute mieux inspiré en le cherchant au niveau de la poitrine qui porte triomphalement ses deux cornes d’abondance…

La Bible jette sur cette question une étrange lumière. Quand on lit le début de la Genèse, on est alerté par une contradiction flagrante qui défigure ce texte vénérable. Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il les créa mâle et femelle. Et Dieu les bénit, et il leur dit : « Soyez féconds, croissez, multipliez, remplissez la terre et soumettez-la… » Ce soudain passage du singulier au pluriel est proprement inintelligible, d’autant plus que la création de la femme à partir d’une côte d’Adam n’intervient que beaucoup plus tard, au chapitre II de la Genèse. Tout s’éclaire au contraire si l’on maintient le singulier dans la phrase que je cite. Dieu créa l’homme à son image, c’est-à-dire mâle et femelle à la fois. Il lui dit : « Crois, multiplie », etc. Plus tard, il constate que la solitude impliquée par l’hermaphrodisme n’est pas bonne. Il plonge Adam dans le sommeil, et il lui retire, non une côte, mais son « côté », son flanc, c’est-à-dire ses parties sexuelles féminines dont il fait un être indépendant.

Dès lors on comprend pourquoi la femme n’a pas à proprement parler de parties sexuelles, c’est qu’elle est elle-même partie sexuelle : partie sexuelle de l’homme trop encombrante pour un port permanent, et donc déposée la plupart du temps, puis au besoin reprise. C’est d’ailleurs le propre de l’homme – à l’opposé de l’animal – de pouvoir à tout moment s’ajuster un instrument, un outil, une arme dont il a besoin justement, mais dont il peut aussitôt se débarrasser, au lieu que le homard est condamné à traîner toujours ses deux pinces avec lui. Et de même que la main est l’organe d’accrochage qui permet à l’homme de s’ajuster selon ses besoins un marteau, une épée ou un stylo, de même son sexe est organe d’accrochage des parties sexuelles, plutôt que partie sexuelle lui-même.

Si telle est la vérité, il faut juger sévèrement la prétention du mariage qui est de ressouder aussi étroitement et indissolublement que possible ce qui fut dissocié.