Cette nouvelle vient à l'instant même d'être apportée à Richard. Les Français combattent mollement, et commencent à se retirer.
LE ROI JEAN.--Hélas! cette cruelle fièvre me consume et ne me laisse pas la force de jouir de cette heureuse nouvelle. Marchons vers Swinstead; qu'on me mette à l'instant dans ma litière: la faiblesse s'est emparée de moi, et je me sens défaillir.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
Un autre endroit sur le champ de bataille.
SALISBURY, PEMBROKE, BIGOT.
SALISBURY.--Je ne croyais pas que le roi conservât autant d'amis.
PEMBROKE.--Retournons encore à la charge; ranimons l'ardeur des Français: s'ils échouent, nous échouons aussi.
SALISBURY.--Ce diable de bâtard, ce Faulconbridge, en dépit de tout, maintient à lui seul le combat.
PEMBROKE.--On dit que le roi Jean, dangereusement malade, a quitté le champ de bataille.
(Entre Melun blessé et conduit par des soldats.)
MELUN.--Conduisez-moi vers les rebelles d'Angleterre que j'aperçois ici.
SALISBURY.--Tant que nous fûmes heureux on nous donna d'autres noms.
PEMBROKE.--C'est le comte de Melun!
SALISBURY.--Blessé à mort.
MELUN.--Fuyez, nobles Anglais. Vous êtes vendus et achetés: retirez-vous des cruels engagements où vous vous êtes enfilés 23; accueillez de nouveau la fidélité bannie. Cherchez le roi Jean et tombez à ses pieds; car si le Français a l'avantage dans cette tumultueuse journée, il se propose de récompenser les peines que vous vous donnez en vous faisant trancher la tête. Il en a fait le serment, et je l'ai juré avec lui, et d'autres encore l'ont juré avec moi sur l'autel de Saint-Edmonsbury, sur le même autel où nous vous jurâmes une tendre amitié et un attachement éternel 24.
Note 23:(retour) Unthread the rude eye of rebellion: Désenfilez le cruel trou d'aiguille de la rébellion.
Note 24:(retour) On répandit en effet que le vicomte de Melun, tombé malade à Londres, sentant les approches de la mort, et pressé par sa conscience, avait fait avertir les Anglais, qui avaient embrassé le parti de Louis, que le projet de ce prince était de les exterminer eux et leur famille, pour distribuer leurs propriétés à ses courtisans. Ce conte, absurde, trop appuyé par l'imprudente préférence que Louis montrait en toute occasion pour les Français, fut très-accrédité, et contribua singulièrement à la défection des Anglais.
SALISBURY.--Est-il possible? serait-il vrai?
MELUN.--N'ai-je pas devant les yeux la hideuse mort, ne retenant plus qu'un reste de vie qui s'échappe avec mon sang, comme se dissout près du feu la forme d'une figure de cire? Qu'y a-t-il au monde qui pût maintenant me porter à tromper, puisque je vais perdre les avantages de toute imposture? Comment voudrais-je dire ce qui est faux, puisqu'il est vrai que je dois mourir ici, et que je ne puis vivre ailleurs que par la vérité? Je vous le répète, si Louis remporte la victoire, il se parjurera si jamais vos yeux revoient naître à l'orient une nouvelle aurore. Dans cette nuit même, dont le souffle noir et contagieux fume déjà autour de la chevelure brûlante d'un vieux et faible soleil fatigué du jour; dans cette nuit fatale, vous rendrez le dernier soupir, et l'on vous fera traîtreusement payer par la perte de votre vie à tous 25 l'amende à laquelle a été taxée votre trahison, dans le cas où, par votre secours, Louis aurait l'avantage de la journée. Parlez de moi à un nommé Hubert qui accompagne votre roi: mon affection pour lui, et cet autre motif que mon grand-père était Anglais, ont éveillé ma conscience et m'ont déterminé à vous confesser tout ceci. Pour récompense, je vous prie de m'emporter d'ici, loin du tumulte et du bruit du champ de bataille, dans quelque lieu où je puisse penser en paix le reste de mes pensées, et où mon âme et le corps puissent se séparer dans la contemplation et les désirs pieux.
Note 25:(retour)
Paying the fine of rated treachery
Even with a treacherous fine of all your lives.
Fine (amende), et fine (fin), jeu de mots impossible à rendre exactement.
SALISBURY.--Nous te croyons.... Et périsse mon âme si je ne chéris l'aspect et les attraits de cette belle occasion par qui nous allons retourner sur nos pas dans le chemin d'une damnable désertion! Et comme le flot qui s'avance et se retire, abandonnant nos irrégularités et notre cours déréglé, nous redescendrons dans ces limites que nous avions dédaignées, et coulerons paisiblement dans les bornes de l'obéissance jusqu'à notre océan, notre auguste roi Jean.--Mon bras va aider à t'emporter de ce lieu, car je vois déjà dans tes yeux les cruelles angoisses de la mort.--Allons, mes amis, désertons de nouveau: heureux changement, qui ramène l'ancien droit!
(Ils sortent et emmènent Melun.)
SCÈNE V
La scène est toujours en Angleterre.--Le camp français.
Entre LOUIS avec sa suite.
LOUIS.--Il semblait que dans le ciel le soleil se couchait à regret, et qu'il s'arrêtait et couvrait à l'occident le firmament de rougeur, tandis que les Anglais se retiraient faiblement, mesurant à reculons la terre de leur propre pays. Oh! nous avons brillamment fini, lorsqu'après ce sanglant et laborieux combat nous leur avons dit bonsoir, par une décharge de notre inutile artillerie; et que nous avons glorieusement relevé nos enseignes déchirées, restant les derniers sur le champ de bataille, et presque maîtres du terrain.
(Un messager entre.)
LE MESSAGER.--Où est mon prince, le dauphin?
LOUIS.--Le voici.--Quelles nouvelles?
LE MESSAGER.--Le comte de Melun est tué. Les seigneurs anglais, d'après ses conseils, ont de nouveau changé de parti; et vos renforts, que vous désiriez depuis si longtemps, se sont perdus et abîmés dans les sables de Godwin.
LOUIS.--Oh! les affreuses et détestables nouvelles! Que ton coeur soit maudit! Je ne m'attendais pas à éprouver ce soir la tristesse qu'elles me donnent. Qui est-ce qui a dit que le roi Jean avait fui une heure ou deux avant que la nuit tombante vînt séparer nos armées fatiguées?
LE MESSAGER.--Qui que ce soit qui l'ait dit, il a dit la vérité, seigneur.
LOUIS.--C'est bon.--A nos postes, et faisons bonne garde cette nuit. Le jour ne sera pas levé aussitôt que moi pour tenter les bonnes chances de demain.
(Ils sortent.)
SCÈNE VI
Un endroit découvert dans le voisinage de l'abbaye de Swinstead.
Il est nuit.--LE BATARD ET HUBERT entrent par
différents côtés.
HUBERT.--Qui va là? Parle. Holà! parle vite, ou je tire.
LE BATARD.--Ami.--Qui es-tu, toi?
HUBERT.--Du parti de l'Angleterre.
LE BATARD.--Où vas-tu?
HUBERT.--Qu'est-ce que cela te fait? Ne pourrais-je pas m'enquérir de tes affaires comme toi des miennes?
LE BATARD.--C'est Hubert, je crois.
HUBERT.--Tu as deviné juste. Je veux bien à tout hasard te croire de mes amis, toi qui reconnais si bien ma voix. Qui es-tu?
LE BATARD.--Qui tu voudras; et si cela te fait plaisir, tu peux me faire l'amitié de croire que je descends d'un côté des Plantagenets.
HUBERT.--Mauvaise mémoire, c'est toi et l'aveugle nuit qui m'avez fait tort.--Brave soldat, pardonne-moi si mon oreille a pu méconnaître aucun des accents de ta voix.
LE BATARD.--Allons, allons; sans compliment, quelles nouvelles y a-t-il?
HUBERT.--Eh! c'était pour vous trouver que je cheminais ici sous les sombres regards de la nuit.
LE BATARD.--Abrége donc: quelles nouvelles?
HUBERT.--O mon cher monsieur, des nouvelles convenant à la nuit, noires, effrayantes, désespérantes, horribles!
LE BATARD.--Montre-moi où a porté le coup de ces mauvaises nouvelles. Je ne suis pas une femme, et je ne m'évanouirai pas.
HUBERT.--Le roi, je le crains, a été empoisonné par un moine. Je l'ai laissé presque sans voix, et je suis accouru pour vous informer de ce malheur, afin que vous puissiez vous préparer, dans cette crise soudaine, mieux que vous ne l'auriez pu si vous aviez tardé à l'apprendre.
LE BATARD.--Comment a-t-il pris du poison? qui l'a goûté avant lui?
HUBERT.--Un moine, vous dis-je, un scélérat déterminé, dont les entrailles ont éclaté à l'instant même. Cependant le roi parle encore, et peut-être pourrait-il en revenir.
LE BATARD.--Qui as-tu laissé auprès de Sa Majesté?
HUBERT.--Quoi, vous ne savez pas?.... Tous les seigneurs sont revenus, accompagnés du prince Henri, à la prière duquel le roi leur a pardonné; et ils sont tous autour de Sa Majesté.
LE BATARD.--Ciel tout-puissant, suspends ton courroux, et n'essaye pas de nous faire supporter plus que nous ne pouvons.--Je te dirai, Hubert, que cette nuit la moitié de mes troupes, en passant les sables, ont été surprises par la marée, et ces eaux de Lincoln 26 les ont dévorées. Moi-même, quoique bien monté, j'ai eu peine à me sauver.--Allons, marche devant; conduis-moi vers le roi. Je crains bien qu'il ne soit mort avant que j'arrive.
(Ils sortent.)
Note 26:(retour) Ce fut Jean lui-même qui, passant de Lyrin dans le Lincolnshire, perdit par une inondation, et non par la marée, ses trésors, ses chariots et ses bagages.
SCÈNE VII
Le verger de l'abbaye de Swinstead.
Entrent LE PRINCE HENRI, SALISBURY ET BIGOT.
HENRI.--Il est trop tard: toute la vie de son sang est atteinte de corruption; et son cerveau même, où quelques-uns placent la fragile demeure de l'âme, annonce par ses vaines rêveries la fin de la vie mortelle.
(Entre Pembroke.)
PEMBROKE.--Sa Majesté parle encore: elle est persuadée que si on la conduisait en plein air, cela calmerait l'ardeur du cruel poison qui la dévore.
HENRI.--Eh bien, il faut le faire porter ici dans le verger. Est-il toujours en fureur?
(Bigot sort.)
PEMBROKE.--Il est plus calme que lorsque vous l'avez quitté. Tout à l'heure il chantait.
HENRI.--Oh! illusions de la maladie! Les maux parvenus à leur dernière violence ne se font pas longtemps sentir. La mort, qui a déjà fait sa proie des parties extérieures, les laisse insensibles et assiége maintenant l'esprit qu'elle harcèle et désole par des légions de fantômes bizarres qui, se pressant en foule à ce dernier assaut, se confondent les uns avec les autres.--C'est une chose étrange que la mort puisse chanter!--Hélas! je suis le fils de ce cygne faible et épuisé, qui chante l'hymne funèbre de sa mort, et fait sortir des organes d'une voie périssable les sons qui conduisent son âme et son corps à leur repos éternel.
SALISBURY.--Prenez courage, prince, car vous êtes né pour rendre une forme à cette masse qu'il a laissée si irrégulière et si défigurée.
(Rentrent Bigot et la suite, apportant le roi Jean dans une chaise.)
LE ROI JEAN.--Ah! certes, maintenant mon âme a de la place: elle ne s'en ira pas par les fenêtres ni par les portes. J'ai dans mon sein un été si brûlant, que tous mes intestins se réduisent en poussière. Je ne suis plus qu'un dessin difforme tracé avec une plume sur du parchemin, et je me racornis devant ce feu.
HENRI.--Comment se trouve Votre Majesté?
LE ROI JEAN.--Empoisonné, fort mal, mort, abandonné, rejeté!.... Et nul de vous ne commandera à l'hiver de venir enfoncer ses doigts de glace entre mes mâchoires, ne conjurera le Nord d'envoyer ses vents glacés caresser mes lèvres desséchées et me soulager par le froid, ne fera couler les rivières de mon royaume dans mon sein consumé? Je ne vous demande pas grand'chose; je n'implore qu'un froid qui me soulage; et vous êtes assez avares, assez ingrats pour me le refuser!
HENRI.--Oh! que mes larmes n'ont-elles quelque vertu qui pût vous secourir!
LE ROI JEAN.--Elles sont pleines d'un sel brûlant.--Au dedans de moi est un enfer où le poison est renfermé comme un démon pour tyranniser une vie condamnée et sans espérance.
(Entre le Bâtard hors d'haleine.).
LE BATARD.--Oh! je suis tout échauffé de la vitesse de ma course, et de l'envie qui me pressait de voir Votre Majesté.
LE ROI JEAN.--Ah! mon cousin, tu es venu pour me fermer les yeux.
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