Quel que soit le vainqueur, je perdrai de l'autre côté, assurée de perdre même avant que la partie soit jouée.

LOUIS.--Madame, vous êtes avec moi; votre fortune est attachée à la mienne.

BLANCHE.--Là où vit ma fortune, là meurt ma vie.

LE ROI JEAN.--Mon cousin, allez rassembler nos forces. (Faulconbridge sort.) (A Philippe.)--Roi de France, je brûle d'une colère enflammée, d'une rage dont l'ardeur est parvenue à ce point que rien ne la peut calmer, rien que du sang, le sang de la France, et son sang le plus cher, le plus précieux.

PHILIPPE.--Ta rage te consumera, et tu seras réduit en cendres avant que notre sang en éteigne la flamme. Prends garde à toi, tu es en péril.

LE ROI JEAN.--Pas plus que celui qui me menace.--Courons aux armes.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

La scène est toujours en France.--Plaine près d'Angers.

Fanfares; soldats qui passent et repassent.--Entre LE BATARD, tenant la tête de l'archiduc d'Autriche.


LE BATARD.--Sur ma vie, cette journée devient terriblement chaude! Quelque démon aérien plane là-haut et verse le mal sur la terre.--La tête de l'archiduc est ici, tandis que Philippe respire encore.

(Entrent le roi Jean, Arthur et Hubert.)

LE ROI JEAN.--Hubert, prends cet enfant sous ta garde. (A Faulconbridge.)--Philippe, au combat: ma mère est assiégée dans ma tente, et prise peut-être, j'en ai peur.

LE BATARD.--Seigneur, je l'ai délivrée; Son Altesse est en sûreté; ne craignez rien. Mais en avant, mon prince; il ne faut plus que bien peu d'efforts pour amener notre besogne à bien.

(Ils sortent.)


SCÈNE III

La scène est la même.

On sonne l'alarme, escarmouches, retraite.--Entrent le ROI
JEAN, ÉLÉONORE, ARTHUR, LE BATARD, HUBERT,
et des lords.


LE ROI JEAN.--Il en sera ainsi.(A Éléonore.)--Votre Seigneurie demeurera en arrière avec cette forte garde.--(Au jeune Arthur.) Mon cousin, n'aie pas l'air si triste: ta grand'mère t'aime, et ton oncle sera aussi tendre pour toi que le fut ton père.

ARTHUR.--Oh! cela fera mourir ma mère de chagrin.

LE ROI JEAN, au bâtard.--Cousin, partez pour l'Angleterre: prenez les devants en diligence, et, avant votre arrivée, songez à bien secouer les coffres de nos abbés thésauriseurs, et à remettre en liberté leurs angelots captifs. Les grasses côtes de la paix doivent maintenant servir à nourrir les affamés. Usez du pouvoir que nous vous donnons dans toute son étendue.

LE BATARD.--La cloche, le livre, le cierge, ne me feront pas reculer quand l'or et l'argent m'inviteront à avancer. Je prends congé de Votre Altesse.(A Éléonore.)--Grand'mère, si jamais je me souviens d'être dévot, je prierai pour votre belle santé. Sur ce, je vous baise les mains.

ÉLÉONORE.--Adieu, mon aimable cousin.

LE ROI JEAN.--Cousin, adieu.

(Le Bâtard sort.)

ÉLÉONORE, à Arthur.--Approchez, mon petit parent. Écoutez, je veux vous dire un mot.

LE ROI JEAN.--Approche, Hubert,--ô mon cher Hubert, nous te devons beaucoup; et dans cette prison de chair il est une âme qui te tient pour son créancier, et qui se propose bien de te payer ton affection avec usure. Mon cher ami, ton serment volontaire vit dans ce coeur comme un précieux souvenir.--Donne-moi ta main.--J'aurais quelque chose à te dire;.... mais j'attendrai quelque autre moment plus convenable. Par le ciel! Hubert, je suis presque embarrassé de te dire en quelle estime je te tiens.

HUBERT.--Je suis bien obligé à Votre Majesté.

LE ROI JEAN.--Mon bon ami, tu n'as encore aucune raison de dire cela; mais tu l'auras un jour, et le temps ne coulera pas si lentement qu'il n'amène pour moi le moment de te faire du bien.--J'aurais une chose à te dire,.... mais laissons cela.--Le soleil est maintenant aux cieux, et le jour pompeux, environné des plaisirs du monde, est partout trop dissipé, trop plein de gaieté pour me donner audience.--Si la cloche de minuit frappait une heure de sa langue de fer et de sa bouche d'airain dans le cours assoupi de la nuit; si nous étions ici dans un cimetière, et toi préoccupé de mille injures; si l'humeur sombre de la mélancolie avait en toi coagulé, épaissi, appesanti le sang qui d'ordinaire court haut et bas en chatouillant les veines, éveille dans les yeux de l'homme le rire imbécile, enfle ses joues dans une vaine gaieté, passion odieuse à mes projets;.... ou bien si tu pouvais me voir sans yeux, m'entendre sans oreilles, et me répondre sans voix et par la seule pensée, sans yeux, sans oreilles, sans le son dangereux des paroles: alors, en dépit du jour vigilant qui nous enveloppe, je verserais mes pensées dans ton sein.--Mais non, je n'en ferai rien.--Cependant je t'aime bien, et, sur ma foi, je crois que tu m'aimes bien.

HUBERT.--Si bien, que quelque chose que vous me commandiez de faire, dût ma mort accompagner mon action, par le ciel, je le ferais.

LE ROI JEAN.--Eh! ne sais-je pas bien que tu le ferais? Bon Hubert, Hubert, Hubert, jette les yeux sur ce jeune garçon; je vais te dire ce que c'est, mon ami: c'est un serpent sur mon chemin, et quelque part que se pose mon pied, il est là devant moi.--M'entends-tu? tu es son gardien....

HUBERT.--Et je le garderai si bien qu'il ne pourra jamais nuire à Votre Majesté.

LE ROI JEAN.--La mort!

HUBERT.--Seigneur!....

LE ROI JEAN.--Un tombeau.

HUBERT.--Il ne vivra point.

LE ROI JEAN.--C'est assez: je puis me réjouir maintenant. Hubert, je t'aime; mais voilà, je ne veux pas te dire ce que je prétends faire pour toi. Souviens-toi....--Madame, portez-vous bien: j'enverrai ces troupes à Votre Majesté.

ÉLÉONORE.--Que ma bénédiction t'accompagne.

LE ROI JEAN, à Arthur.--Allons, cousin, en Angleterre. Hubert est chargé de vous servir; il aura pour vous tous les égards qui vous sont dus.--Marchons vers Calais; allons.

(Ils sortent.)


SCÈNE IV

Toujours en France.--La tente du roi de France.

Entrent LE ROI PHILIPPE, LOUIS, PANDOLPHE, suite.


PHILIPPE.--Ainsi, sur les flots, une bruyante tempête disperse une Armada entière de vaisseaux rassemblés, et les sépare les uns des autres.

PANDOLPHE.--Consolez-vous, reprenez courage, et tout ira bien encore.

PHILIPPE.--Et qui peut aller bien quand tout nous a tourné si mal? Ne sommes-nous pas battus? Angers n'est-il pas perdu, Arthur prisonnier? Plusieurs amis très-chers n'ont-ils pas été tués? et en dépit de la France, l'Anglais tout sanglant n'est-il pas retourné en Angleterre, surmontant tous les obstacles?

LOUIS.--Ce qu'il a conquis, il l'a fortifié. Il n'y a pas d'exemple d'une si ardente promptitude dirigée avec tant de sagesse, d'une conduite si prudente dans une guerre si impétueuse. Qui a jamais lu ou entendu le récit d'un exploit semblable?

PHILIPPE.--Je supporterais que l'Anglais eût obtenu cette gloire, si nous pouvions trouver quelque exemple de notre honte. (Entre Constance.) Regardez; qui vient ici? un tombeau renfermant une âme, retenant contre son gré l'immortel esprit dans l'odieuse prison d'une vie douloureuse.--Je vous en prie, madame, venez avec moi.

CONSTANCE.--Voyez, maintenant, voyez le résultat de votre paix.

PHILIPPE.--Patience, ma bonne dame. Courage, noble Constance.

CONSTANCE.--Non; je défie tout conseil, toute réparation, si ce n'est celle qui met fin à tous les conseils, la véritable réparation, la mort, la mort. O mort aimable et chérie! balsamique puanteur! saine corruption! lève-toi de la couche de l'éternelle nuit, toi l'abjection, la haine et la terreur des heureux; je baiserai tes détestables os, je mettrai mes yeux sous tes caverneux sourcils, des vers de ta demeure je ferai des bagues pour ces doigts; ta dégoûtante poussière fermera le passage à mon haleine, afin que je devienne un monstre de pourriture comme toi! Viens à moi en grinçant des dents et je croirai que tu souris, et je te donnerai le baiser d'une épouse! O toi, l'amour des malheureux, viens à moi!

PHILIPPE.--Belle affligée, calmez-vous.

CONSTANCE.--Non, non, je ne me calmerai point tant qu'il me restera un souffle pour crier. Oh! que ma langue n'est-elle placée dans la bouche du tonnerre! Alors de ma douleur j'ébranlerais le monde et je réveillerais de son sommeil ce cruel squelette qui ne peut entendre la faible voix d'une femme, qui dédaigne de communes invocations!

PANDOLPHE.--Madame, vos discours sont ceux de la folie, et non de la douleur.

CONSTANCE.--Tu n'es pas saint, toi qui me calomnies ainsi. Je ne suis pas folle; ces cheveux que j'arrache sont à moi; mon nom est Constance; j'étais la femme de Geoffroy; le jeune Arthur est mon fils, il est perdu! Je ne suis pas folle. Plût au ciel que je le fusse! car alors, sans doute je m'oublierais moi-même. Oh! si je le pouvais, quel chagrin j'oublierais! Enseigne-moi quelque philosophie qui me rende folle, et tu seras canonisé, cardinal; car n'étant pas folle, mais sensible à la douleur, ce que j'ai de raison m'apprend à me délivrer de mes maux, m'apprend comment je puis me tuer ou me pendre. Si j'étais folle, j'oublierais mon fils, ou je croirais follement qu'une poupée de chiffons est mon fils. Ah! je ne suis pas folle; je sens trop bien, trop bien les diverses douleurs de chaque infortune.

PHILIPPE.--Renouez ces tresses. Oh! que d'amour je remarque dans cette belle multitude de cheveux! Là où est tombée par hasard une larme argentée, par cette seule larme dix mille de ces amis déliés sont collés ensemble dans un chagrin sociable, semblables à des amants sincères, fidèles, inséparables, se pressant l'un contre l'autre dans l'adversité.

CONSTANCE.--En Angleterre, s'il vous plaît!

PHILIPPE.--Rattachez vos cheveux.

CONSTANCE.--Oui, je les rattacherai.