Et pourquoi le ferai-je? Je les ai arrachés de leurs noeuds en criant tout haut: Oh! si mes mains pouvaient délivrer mon fils comme elles ont rendu la liberté à mes cheveux! Mais maintenant je leur envie leur liberté et les remettrai dans leurs liens, puisque mon pauvre enfant est captif.--Père cardinal, je vous ai entendu dire que nous reverrions et que nous reconnaîtrions nos amis dans le ciel. Si cela est, je reverrai mon fils; car depuis la naissance de Caïn, le premier enfant mâle, jusqu'à celui qui respira hier pour la première fois, il n'est pas venu au monde une créature si charmante: mais le ver rongeur du chagrin va me dévorer mon bouton, et bannir de ses joues leur beauté native; il aura l'air creux d'un spectre, maigre et livide comme après un accès de fièvre: il mourra dans cet état; et lorsqu'il sera ressuscité ainsi, quand je le rencontrerai dans la cour des cieux, je ne le reconnaîtrai point; ainsi jamais, plus jamais je ne pourrai revoir mon joli Arthur.

PANDOLPHE.--Vous entretenez votre chagrin d'idées trop odieuses.

CONSTANCE.--Il me parle, lui qui n'a jamais eu de fils!

PANDOLPHE.--Vous êtes aussi attachée à votre douleur qu'à votre fils.

CONSTANCE.--Ma douleur tient la place de mon enfant absent; elle repose dans son lit, marche partout avec moi, prend son charmant regard, répète ses paroles, me rappelle toutes ses grâces, remplit de ses formes les vêtements qu'il a laissés vides. J'ai donc bien raison de chérir ma douleur.--Adieu: si vous aviez fait la même perte que moi, je vous consolerais mieux que vous ne me consolez.--Je ne veux plus conserver cet arrangement sur ma tête, quand mon esprit est dans un tel désordre. (Elle arrache sa coiffure.)--O seigneur! mon enfant, mon Arthur, mon cher fils, ma vie, ma joie, ma nourriture, mon univers, la consolation de mon veuvage, le remède de tous mes chagrins!

(Elle sort.)

PHILIPPE.--Je crains qu'elle ne se fasse du mal. Je vais la suivre.

(Il sort.)

LOUIS.--Il n'est plus rien dans le monde qui puisse me donner aucune joie. La vie est aussi ennuyeuse pour moi qu'une histoire deux fois racontée dont on rebat l'oreille fatiguée d'un homme assoupi. La honte amère a tellement gâté le goût des douceurs de ce monde, qu'il ne me rend plus que honte et qu'amertume.

PANDOLPHE.--Avant qu'une forte maladie soit guérie, l'instant même qui ramène la vigueur et la santé est celui de la crise la plus violente et le mal qui prend congé de nous montre en nous quittant ce qu'il a de plus cruel. Qu'avez-vous donc perdu en perdant la journée?

LOUIS.--Toutes mes journées de gloire, de plaisir et de bonheur.

PANDOLPHE.--Cela serait certainement ainsi si vous l'aviez gagnée.--Non, non, c'est quand la fortune veut le plus de bien aux hommes qu'elle les regarde d'un oeil menaçant. Il est étrange de penser tout ce qu'a perdu le roi Jean dans ce qu'il croit avoir si clairement gagné.--N'êtes-vous pas affligé qu'Arthur soit son prisonnier?

LOUIS.--Aussi sincèrement qu'il est satisfait de l'avoir.

PANDOLPHE.--Votre esprit est aussi jeune que votre âge. Écoutez-moi maintenant vous parler avec un esprit prophétique: le souffle seul de ce que j'ai à vous dire va emporter jusqu'au dernier brin de paille, jusqu'au dernier obstacle du chemin qui doit conduire vos pas au trône d'Angleterre. Écoutez donc.--Jean s'est emparé d'Arthur, et tant que la chaleur de la vie se jouera dans les veines de cet enfant, il est impossible que Jean, mal affermi, jouisse d'une heure, d'une minute, d'une seule respiration tranquille. Le sceptre qu'arrache une main révoltée ne peut être retenu que par la violence qui l'a acquis; et celui qui se tient dans un endroit glissant ne fera point scrupule de se retenir aux plus vils appuis pour rester debout. Pour que Jean puisse se soutenir, il faut qu'Arthur tombe....--Ainsi soit-il, puisque cela ne peut être autrement.

LOUIS.--Mais que gagnerai-je à la chute du jeune Arthur?

PANDOLPHE.--Vous pourrez, grâce aux droits de la princesse Blanche votre épouse, prétendre à tout ce qu'Arthur réclamait.

LOUIS.--Et le perdre, et la vie avec, comme Arthur.

PANDOLPHE.--Oh! que vous êtes jeune et nouveau dans ce vieux monde! Jean complote à votre profit; les événements conspirent avec vous; car celui qui baigne sa sûreté dans un sang loyal ne trouvera qu'une sûreté sanglante et perfide: cette action si odieusement conçue refroidira le coeur de tous ses sujets et glacera leur zèle, tellement qu'ils saisiront avec transport la première occasion d'ébranler son trône. On ne verra plus dans le ciel une exhalaison naturelle; il n'y aura plus un écart de la nature, pas un jour mauvais, pas un vent ordinaire, pas un événement accoutumé qu'on ne les dépouille de leurs causes naturelles pour les appeler des météores, des prodiges, des signes funestes, des monstruosités, des présages, des voix du ciel annonçant clairement sa vengeance contre Jean.

LOUIS.--Il est possible qu'il n'attente pas à la vie d'Arthur, et se croie suffisamment rassuré par sa captivité.

PANDOLPHE.--Ah! seigneur, quand il saura que vous approchez, si le jeune Arthur n'est pas déjà mort, il mourra à cette nouvelle; et alors les coeurs de son peuple, révoltés contre lui, baiseront les lèvres d'un changement inconnu; ils trouveront au bout des doigts sanglants de Jean de puissants motifs de rébellion et de fureur. Il me semble déjà voir ce bouleversement sur pied. Et combien se prépare-t-il pour vous des affaires meilleures que je ne vous ai dites! Le bâtard Faulconbridge est maintenant en Angleterre, pillant l'Église et offensant la charité. S'il s'y trouvait seulement douze Français en armes, ils seraient comme un signal qui attirerait autour d'eux dix mille Anglais, ou bien comme une petite boule de neige qui en roulant devient bientôt une montagne.--Noble dauphin, venez avec moi trouver le roi. Il est incroyable quel parti on peut tirer de leur mécontentement, maintenant que l'indignation est au comble dans leurs âmes.--Partez pour l'Angleterre; moi, je vais échauffer le roi.

LOUIS.--De puissants motifs produisent des actions extraordinaires. Allons, si vous dites oui, le roi ne dira pas non.

(Ils sortent.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.



ACTE QUATRIÈME


SCÈNE I

La scène est en Angleterre.--Une chambre dans le château de Northampton 17.

Note 17:(retour) Rien dans les premières éditions de Shakspeare n'indique le lieu où se passe cette scène. Northampton étant le lieu où se passe la première scène, quelques éditeurs ont jugé à propos d'y placer aussi celle-ci, et on les a suivis pour la clarté.

Entrent HUBERT ET DEUX SATELLITES.


HUBERT.--Faites-moi rougir ces fers, et ayez soin de vous tenir derrière la tapisserie. Quand je frapperai de mon pied le sein de la terre, accourez et attachez bien ferme à une chaise l'enfant que vous trouverez avec moi. Soyez attentifs.--Sortez, et veillez.

UN DES SATELLITES.--J'espère que vous nous garantirez les suites de l'action.

HUBERT.--Craintes ridicules! N'ayez pas peur; faites ce que je vous dis. (Ils sortent.)--Jeune garçon, venez ici; j'ai à vous parler.

(Entre Arthur.)

ARTHUR.--Bonjour, Hubert.

HUBERT.--Bonjour, petit prince.

ARTHUR.--Aussi petit prince qu'il soit possible de l'être, avec tant de titres pour être un plus grand prince. Vous êtes triste.

HUBERT.--En effet, j'ai été plus gai.

ARTHUR.--Miséricorde! je croyais que personne ne devait être triste que moi. Cependant je me rappelle qu'étant en France, je voyais de jeunes gentilshommes tristes comme la nuit, et cela seulement par divertissement 18. Par mon baptême, si j'étais hors de prison et gardant les moutons, je serais gai tant que le jour durerait; et je le serais même ici, si je ne me doutais que mon oncle cherche à me faire encore plus de mal. Il a peur de moi, et moi de lui. Est-ce ma faute si je suis fils de Geoffroy? Non sûrement ce n'est pas ma faute; et plût au ciel que je fusse votre fils, Hubert! car vous m'aimeriez.

Note 18:(retour) Moquerie du poëte faisant allusion aux prétentions à la mélancolie qui, du temps de la reine Élisabeth, étaient du bel air à la cour.

HUBERT, bas.--Si je lui parle, son innocent babil va réveiller ma pitié qui est morte. Il faut me hâter de dépêcher la chose.

ARTHUR.--Êtes-vous malade, Hubert? Vous êtes pâle aujourd'hui. En vérité, je voudrais que vous fussiez un peu malade, afin de pouvoir rester debout toute la nuit à veiller près de vous.