Je suis bien sûr que je vous aime plus que vous ne m'aimez.
HUBERT.--Ses discours s'emparent de mon coeur. (Il donne un papier à Arthur.) Lisez, jeune Arthur. (A part.)--Quoi! de sottes larmes qui vont mettre à la porte l'impitoyable cruauté! Il faut en finir promptement, de crainte que ma résolution ne s'échappe de mes yeux en larmes efféminées. (A Arthur.)--Est-ce que vous ne pouvez pas lire? N'est-ce pas bien écrit?
ARTHUR.--Trop bien, Hubert, pour un si horrible résultat. Quoi! il faut que vous me brûliez les deux yeux avec un fer rouge?
HUBERT.--Jeune enfant, il le faut.
ARTHUR.--Et le ferez-vous?
HUBERT.--Je le ferai.
ARTHUR.--En aurez-vous le coeur? Quand vous avez eu seulement mal à la tête, j'ai attaché mon mouchoir autour de votre front, le plus beau que j'eusse: c'était une princesse qui me l'avait brodé, et je ne vous l'ai jamais redemandé. A minuit, j'appuyais votre tête sur ma main; et, comme les vigilantes minutes font passer l'heure, j'allégeais encore pour vous le poids du temps, en vous demandant à chaque instant: «Que vous manque-t-il? où est votre mal? quel bon office pourrais-je vous rendre?» Il y a bien des enfants de pauvres gens qui fussent restés dans leur lit, et ne vous eussent pas dit un seul mot de tendresse; et vous, vous aviez un prince pour vous servir dans votre maladie! Peut-être pensez-vous que mon amour était un amour artificieux, et vous lui donnez le nom de ruse: croyez-le si vous voulez.--Si c'est la volonté du ciel que vous me traitiez mal, il faut bien que vous le fassiez.--Pourrez-vous me crever les yeux, ces yeux qui ne vous ont jamais regardé et ne vous regarderont jamais avec colère?
HUBERT.--J'ai juré de le faire, il faut que je vous les brûle avec un fer chaud.
ARTHUR.--Oh! personne, hors de ce siècle de fer, n'eût jamais voulu le faire! Le fer lui-même, quoique rougi et ardent, en approchant de mes yeux, boirait mes larmes et éteindrait sa brûlante rage dans ma seule innocence, et même, après cela, se consumerait de rouille seulement pour avoir recélé le feu qui devait nuire à mon oeil. Êtes-vous donc plus dur, plus insensible que le fer forgé? Oh! si un ange était venu à moi et m'avait dit qu'Hubert allait me crever les yeux, je n'en aurais cru aucune autre langue que celle d'Hubert.
HUBERT, frappant du pied.--Venez. (Les satellites entrent avec des cordes, des fers, etc.) Faites ce que je vous ai ordonné.
ARTHUR.--Ah! sauvez-moi, Hubert, sauvez-moi. Mes yeux sont crevés rien que par les féroces regards de ces hommes sanguinaires.
HUBERT.--Donnez-moi ce fer, vous dis-je, et liez-le ici.
ARTHUR.--Hélas! qu'avez-vous besoin d'être si rude et si brusque? Je ne me débattrai pas, je resterai immobile comme la pierre. Pour l'amour du ciel, Hubert, que je ne sois pas lié!--Écoutez-moi, Hubert, renvoyez ces hommes, et je vais m'asseoir tranquille comme un agneau: je ne remuerai pas, je ne frémirai pas, je ne dirai pas une seule parole, je ne regarderai pas le fer avec colère. Renvoyez seulement ces hommes, et je vous pardonnerai, quelque tourment que vous me fassiez souffrir.
HUBERT.--Allez, demeurez là dedans; laissez-moi seul avec lui.
UN DES SATELLITES.--Je suis bien content d'être dispensé d'une pareille action.
(Sortent les satellites.)
ARTHUR.--Hélas! j'ai renvoyé par mes reproches mon ami: il a l'air sévère, mais le coeur tendre. Laissez-le revenir, afin que sa compassion réveille la vôtre.
HUBERT.--Allons, enfant; préparez-vous.
ARTHUR.--N'y a-t-il plus de remède?
HUBERT.--Pas d'autre que de perdre vos yeux.
ARTHUR.--Oh ciel! que n'avez-vous dans les vôtres seulement un atome, un grain de sable ou de poussière, un moucheron, un cheveu égaré, quelque chose qui pût offenser cet organe précieux! Alors, sentant vous-même combien les plus petites choses y sont douloureuses, votre odieux projet vous paraîtrait horrible.
HUBERT.--Est-ce là ce que vous avez promis? Allons, taisez-vous.
ARTHUR.--Hubert, les paroles d'un couple de langues ne seraient pas trop pour plaider la cause d'une paire d'yeux. Ne m'obligez pas à me taire, Hubert, ne m'y obligez pas; ou bien, Hubert, si vous voulez, coupez-moi la langue, afin que je puisse garder mes yeux. Oh! épargnez mes yeux, quand ils ne devraient plus me servir jamais qu'à vous voir.--Tenez, sur ma parole, le fer est froid, et il ne me ferait aucun mal.
HUBERT.--Je puis le réchauffer, enfant.
ARTHUR.--Non, en bonne foi: le feu, créé pour nous réconforter, est mort de douleur de se voir employé à des cruautés si peu méritées. Voyez vous-même: il n'y a point de malice dans ce charbon enflammé; le souffle du ciel en a chassé toute ardeur, et a couvert sa tête des cendres du repentir.
HUBERT.--Mais mon souffle peut le ranimer, enfant.
ARTHUR.--Cela ne servirait qu'à le faire rougir et brûler de honte de vos procédés, Hubert: peut-être même qu'il lancerait des étincelles dans vos yeux, et que, comme un dogue qu'on force de combattre, il s'attaquerait à son maître qui le pousse malgré lui. Tout ce que vous voulez employer pour me faire du mal vous refuse le service. Vous seul n'avez point cette pitié qui s'étend jusqu'au fer cruel et au feu, êtres connus pour servir aux usages impitoyables.
HUBERT.--Eh bien! vois pour vivre 19! Je ne toucherais pas à tes yeux pour tous les trésors que possède ton oncle. Cependant j'avais juré, et j'avais résolu, enfant, de te brûler les yeux avec ce fer.
Note 19:(retour) See to live. Les commentateurs sont embarrassés sur le sens de cette expression, qui paraît suffisamment expliquée par la promesse qu'avait faite Hubert à Jean d'ôter la vie à Arthur, et les détails subséquents à cette scène qui prouvent que c'était bien là son dessein. On voit dans le moyen âge plusieurs de ceux dont les yeux ont été brûlés périr dans ce supplice, ou par ses suites. L'opération devait probablement être faite sur Arthur de manière à avoir ce résultat.
ARTHUR.--Ah! maintenant vous ressemblez à Hubert; tout ce temps vous étiez déguisé.
HUBERT.--Paix! pas un mot de plus; adieu. Il faut que votre oncle vous croie mort. Je vais charger ces farouches espions de rapports trompeurs. Toi, joli enfant, dors sans inquiétude, et sois certain que, pour tous les biens de l'univers, Hubert ne te fera jamais de mal.
ARTHUR.--Oh ciel!--Je vous remercie, Hubert.
HUBERT.--Silence! pas un mot; rentre sans bruit avec moi. Je m'expose pour toi à de grands dangers.
SCÈNE II
Toujours en Angleterre.--Une salle d'apparat dans le palais.
Entrent LE ROI JEAN, couronné; PEMBROKE, SALISBURY
et autres seigneurs.--Le roi monte sur son trône.
LE ROI JEAN.--Nous nous revoyons encore assis dans ce palais, couronné une seconde fois; et nous l'espérons, nous y sommes vu d'un oeil joyeux.
PEMBROKE.--Cette seconde fois, n'était qu'il a plu à Votre Majesté que cela fût ainsi, était une fois de trop. Vous aviez été couronné auparavant, et jamais depuis vous n'aviez été dépouillé de la majesté royale; jamais aucune révolte n'avait donné atteinte à la foi de vos sujets; le pays n'avait été troublé d'aucune atteinte nouvelle, d'aucun désir de changement ou d'un état meilleur.
SALISBURY.--C'est donc une inutile et ridicule surabondance que de vouloir s'entourer d'une double pompe, que de parer un titre déjà précieux, que de dorer l'or fin, de teindre le lis, de parfumer la violette, de polir la glace ou d'ajouter de nouvelles couleurs à l'arc-en-ciel, et de chercher à éclairer l'oeil brillant des cieux.
PEMBROKE.--Si ce n'est qu'il faut accomplir le bon plaisir de Votre Majesté, cet acte est comme un vieux conte redit de nouveau et dont la dernière répétition devient fâcheuse lorsqu'elle tombe hors de propos.
SALISBURY.--Il défigure l'aspect antique et respectable de nos simples et anciennes formes, comme le vent qui change dans les voiles fait errer le cours des pensées; il éveille et alarme la réflexion, affaiblit la stabilité des opinions, rend suspect même ce qui est légitime en le couvrant de vêtements d'une mode si nouvelle.
PEMBROKE.--L'ouvrier qui veut faire mieux que bien perd son habileté dans les efforts de son ambition; et souvent en cherchant à excuser une faute, on l'aggrave par l'excuse même, comme une pièce posée sur une petite déchirure fait un plus mauvais effet en cachant le défaut, que ne faisait le défaut lui-même avant qu'il fût ainsi rapiécé.
SALISBURY.--C'est pourquoi avant votre nouveau couronnement nous vous avons déclaré notre avis; mais il n'a pas plu à Votre Altesse de l'écouter. Au reste, nous sommes tous satisfaits, puisque nos volontés doivent en tout et en partie s'arrêter devant celle de Votre Altesse.
LE ROI JEAN.--Je vous ai fait part de quelques-unes des raisons de ce double couronnement, et je les crois fortes; et lorsque mes craintes seront diminuées, je vous en communiquerai d'autres plus fortes encore. Cependant, indiquez les abus dont vous demandez la réforme, et vous verrez bien avec quel empressement j'écouterai et j'accorderai vos demandes.
PEMBROKE.--Eh bien, comme l'organe de ceux que voici, et pour vous découvrir les pensées de leurs coeurs; pour moi comme pour eux, mais surtout pour votre sûreté, dont eux et moi faisons notre soin le plus cher, je vous demande avec instance la liberté d'Arthur, dont la captivité porte les lèvres du mécontentement, toujours prêtes au murmure, à ce raisonnement dangereux: Si ce que vous possédez en paix vous le possédez à juste titre, pourquoi donc ces craintes, compagnes, dit-on, des pas de l'injustice, vous portent-elles à séquestrer ainsi votre jeune parent? Pourquoi étouffer sa vie sous une ignorance barbare, et priver sa jeunesse de l'avantage précieux d'une bonne éducation? Afin que dans les conjonctures présentes vos ennemis ne puissent armer de ce prétexte les occasions, souffrez que la requête que vous nous avez ordonné de vous présenter soit pour sa liberté. Nous ne vous la demandons point pour notre avantage, si ce n'est que notre intérêt est attaché au vôtre, et que votre intérêt est de le mettre en liberté.
LE ROI JEAN.--Soit, je confie sa jeunesse à vos soins. (Entre Hubert.)--Hubert, quelle nouvelle m'apportez-vous?
PEMBROKE.--Voilà l'homme qui était chargé de cette exécution sanglante. Il a montré son ordre à un de mes amis.
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