Le Roman comique



LE

ROMAN COMIQUE


Paris. Imprimé par GUIRAUDET et JOUAUST, 338, rue S.-Honoré, avec les caractères elzeviriens de P. JANNET.


LE

ROMAN COMIQUE

PAR SCARRON

NOUVELLE ÉDITION

Revue, annotée et précédée d'une Introduction

PAR

M. VICTOR FOURNEL

Tome I

A PARIS
Chez P. JANNET, Libraire.

MDCCCLVII




INTRODUCTION.

Du roman comique, satirique et bourgeois, au XVIIe
siècle, et en particulier du
Roman comique
de Scarron.

e Roman comique de Scarron n'est pas une tentative isolée au XVIIe siècle: il se rattache à une série d'ouvrages peu connus et qui mériteroient de l'être davantage. En publiant dans la Bibliothèque elzevirienne le chef-d'oeuvre du burlesque cul-de-jatte, l'occasion me paroît donc propice pour étudier rapidement les oeuvres d'un genre analogue qui présentent, à des degrés divers, ce caractère familier, satirique ou plaisant, qu'on n'est point habitué à rencontrer dans les romans de cette époque.

I.

D'où vient que ceux-là même qui recherchent avec passion les coins les plus pittoresques et les plus inexplorés du grand domaine des lettres ont si complétement négligé ce chapitre aussi neuf que curieux de l'histoire littéraire du XVIIe siècle, ou qu'ils ont à peine daigné jeter quelques phrases sur cette longue série d'oeuvres originales, comme on jette machinalement une pelletée de terre sur un mort? Et pourtant il y a là une veine puissante et vive du vieil esprit françois, passant à la dérobée à travers l'époque régulière et correcte de Louis XIV, pour relier le XVIe siècle au XVIIIe, l'âge de Rabelais, de Verville et de Desperriers, à l'âge de Voltaire, de Diderot et de Restif de la Bretonne;--dernier reste de la verve capricieuse et fantasque des fabliaux et joyeux devis, alliance de l'élément gaulois à l'influence espagnole, alors dans toute sa force; protestation du bon sens narquois, de l'esprit positif et railleur, non seulement contre les subtilités, les raffinements, l'héroïsme guindé et menteur des Cyrus, des Grand Scipion, des Astrée et des Polexandre, contre le langage faux et les faux sentiments des pastorales, mais aussi contre les allures solennelles et disciplinées, contre la dignité un peu gourmée, quelquefois même légèrement pédantesque, de la littérature officielle. Le besoin de la réalité, l'amour du détail, se révoltent également contre ce caractère impersonnel qui va dominant de plus en plus dans les écrits, à mesure qu'on avance vers la fin du siècle. Il y a là enfin la préparation et même l'avénement, sous une forme encore indécise et souvent maladroite, du roman moderne,--non seulement du roman de dimension modeste et de la nouvelle, au lieu de ces interminables épopées qui remplissoient dix et vingt volumes; non seulement du roman réaliste, comme on dit dans le jargon d'aujourd'hui,--mais du roman de moeurs et d'observation, choses dont MM. d'Urfé, Scudéry et la Calprenède ne paroissent pas s'être beaucoup plus inquiétés que leurs pâles comparses, MM. Pélissery, de Vaumorière, d'Audiguier, e tutti quanti.

La plupart des écrivains à qui l'on doit les oeuvres que nous allons passer en revue étoient des esprits nets et vifs, mordants et familiers, ennemis de toute emphase, de toute morgue, de tous grands airs, et, par haine d'un excès, se jetant parfois dans l'excès opposé. Libres penseurs en littérature, sauf quelques exceptions, dans la mesure de leur époque et de leur caractère,--marchant à part, en dehors des salons et des coteries, ils joignoient presque tous à cette indépendance littéraire une hardiesse d'opinions plus ou moins grande dans la philosophie, la morale et la religion. Beaucoup d'entre eux se rattachoient à cette société de libertins qui faisoient fi du décorum et de l'étiquette et s'oublioient volontiers au cabaret dans d'agréables débauches, côte à côte avec Desbarreaux, Guillaume Colletet, ou ce gros Saint-Amant et ce joyeux et insouciant Chapelle.

Don Quichotte avoit paru en 1617, et avoit été traduit presque immédiatement en françois. Au delà des Pyrénées, le triomphe du quévédisme et l'avènement du roman picaresque (dont le nom--de picaro, gueux, vaurien--indique assez la nature) venoient de transformer la littérature. Lazarille de Tormes, Marc Obregon, Guzman d'Al farache, Don Pablos de Ségovie, l'Aventurier Buscon, sans parler du Décaméron castillan, le comte Lucanor,--toute cette vivante et puissante glorification de la misère, cette familière et railleuse épopée du vagabondage, s'étoient succédé en peu de temps, et n'étoient point restés inconnus en France, grâce au courant qui entraînoit les esprits par delà les monts, depuis la Ligue et les princesses de la maison d'Autriche. L'influence de Cervantes, de Hurtado de Mendoza, de Quevedo, de don Juan Manuel, est visible pour les plus aveugles, aussi bien que celle de Gongora et du cavalier Marin, dans presque toutes les branches de notre littérature, de 1600 à 1650 surtout; elle est principalement visible dans les principaux romans bourgeois, satiriques et comiques. Bien plus, on peut dire que l'Astrée même avoit entr'ouvert la porte par où devoient passer les romans destinés à le combattre et à le discréditer peu à peu: car, non seulement à côté de l'idéal représenté par Céladon et sa bergère il avoit mis en contraste l'amour ordinaire et commun dans Hylas et Galatée, mais encore ce même Hylas étoit chargé d'égayer l'ouvrage par ses plaisanteries, à la façon des satyres dans les pastorales, de sorte que d'Urfé avoit songé au côté railleur et comique comme au côté positif et réel.

Du reste, pendant les premières années du XVIIe siècle, il y a déjà comme un courant de réalité dans l'air, par un naturel esprit de réaction contre les tendances opposées qui commençoient à se manifester, et qui devoient régner principalement de 1650 à 1680. On trouve dans G. Colletet, dans Théophile, dans les poésies détachées de Saint-Amant, et même dans son Moïse sauvé, comme plus tard dans la Pucelle de Chapelain, une manie de description minutieuse dont s'est moqué Boileau, et qui ne recule même pas toujours devant les détails où la familiarité devient triviale, et la trivialité grotesque et repoussante.

Mais, sans nous arrêter à ces considérations incidentes, qui ne rentrent qu'indirectement dans notre cadre, nous allons ouvrir la marche par deux ouvrages qui, malgré la date de leur publication, semblent se rattacher plutôt à l'époque précédente. Je parle du Baron de Fæneste, qui, au fond, est du XVIe siècle par la vie de son auteur, Agrippa d'Aubigné, aussi bien que par son style et toute sa physionomie, et des Satires d'Euphormion, écrites par Jean Barclay dans l'idiome des savans et des beaux esprits de la renaissance, dans cet idiome alors universel qui faisoit d'Erasme, de Scaliger et de Bembo, malgré la différence des nationalités, autant de compatriotes réunis par la communauté du langage.

Le Baron de Fæneste (1617-1620) est une satire plutôt qu'un roman, un pamphlet dialogué plutôt qu'un récit. Ce n'est point là une fantaisie sans réalité extérieure, née simplement de la libre imagination de l'auteur: d'Aubigné dit lui-même qu'il a voulu se récréer par la description de son siècle, mot qui met un abîme entre cet ouvrage et les romans héroïques d'alors, où l'on pensoit tout au plus à glisser quelques portraits auxquels le lecteur curieux pût appliquer des clefs plus ou moins exactes, et à reproduire la physionomie de certains salons et de certains réduits que n'avoit jamais éclairés un rayon de vérité et de naturel.

Sauf l'adjonction, dans la quatrième partie, du sieur de Beaujeu, et, dans les autres, de quelques masques subalternes et passagers, tels que les deux théologiens burlesques Mathé et Clochard, tout se passe entre trois personnages, le baron de Fæneste, dont le nom grec ([Greek: phainestai]) indique suffisamment le naturel vantard, fanfaron, glorieux, brûlant de paroître, et sacrifiant tout aux beaux dehors,--le seigneur Enay ([Greek: einai]), qui, par contraste, ne vise qu'au solide et à la vertu réelle,--enfin le valet du baron, type remarquable et pittoresque, qu'on retrouvera, sous des transformations diverses, dans les comédies du temps, et que d'Aubigné a amené avec bonheur dans la trame de son pamphlet, pour varier, en l'égayant, l'antithèse un peu monotone qui en fait le fond. Mais soyons juste: le baron, un aîné des Mascarilles et des marquis de Molière, suffiroit bien à lui seul pour dérider l'intrigue. C'est un personnage gonflé d'outrecuidance et de sottise orgueilleuse, qui rentre dans l'immortelle série de ces capitans matamores dont j'ai essayé ailleurs d'esquisser rapidement l'histoire sur notre théâtre; la triple influence de la Gascogne, son pays natal, de l'Espagne et de l'Italie, ses pays d'adoption, en ont fait un héros couard, hâbleur, orgueilleux, et néanmoins prodigue de ces formules obséquieusement emphatiques de la politesse la plus exagérée, que la patrie des Médicis avoit mises à la mode en France.

Il ne falloit pas s'attendre que l'auteur de la Confession de Sancy, et peut-être,--hypothèse toutefois peu probable,--du Divorce satirique, abdiquât dans le Baron de Fæneste ce naturel frondeur qui en faisoit parfois un si fâcheux personnage, même pour son compère Henri IV. Il y attaque, en vrai huguenot qui s'est nourri de l'Apologie pour Hérodote, les gens d'église et les prédicateurs, sans ménager aux courtisans des satires où l'on trouve comme un avant-goût de Saint-Simon. Les manies et les engoûments de l'époque, entre autres la rage des duels et les croyances superstitieuses, quoique d'Aubigné fût un spadassin déterminé et qu'il crût à la sorcellerie, n'y sont pas plus épargnés, et, d'un bout à l'autre, on y sent passer un souffle de libéralisme qui, sur bien des points, devance le siècle de l'auteur, et touche de fort près aux idées modernes.

L'Euphormion de Barclay 1 , qui, du moins, ressemble à un vrai roman pour la forme, est un ouvrage d'un genre tout différent; s'il montre quelques velléités de satire, il n'a presque rien de commun, sauf dans certains détails accessoires où l'écrivain paroît s'être inspiré de ses souvenirs, avec la peinture réelle de la société d'alors, avec l'observation vraie et la fidèle reproduction des moeurs, et il se maintient, presque partout, dans des généralités qui font de ses passages les plus virulents un recueil de diatribes fort anodines et fort inoffensives, où la plaisanterie tourne sans cesse à l'amplification et l'épigramme à l'homélie. Toute la satire se borne à peu près à des discours contre les procès, les médecins, les courtisans, les sorciers, etc., à des réflexions morales peu piquantes, à des déclamations vagues et sans but: c'est, avant tout, l'oeuvre d'un rhéteur. Quoi qu'il en soit, cet ouvrage, bien certainement inspiré par les romans espagnols, où, en haine des grandes épopées chevaleresques, on racontoit les aventures de quelque héros du commun, est d'une tout autre famille que les oeuvres de Gomberville et de madame de Scudéry. Ce n'est pas que le style y ait beaucoup plus de simplicité et de naturel; mais du moins, malgré ses périphrases, sa froideur et son emphase un peu fatigante, il nous introduit souvent dans les intérieurs domestiques, et jusqu'à un certain point dans les détails familiers ou plaisants de la vie commune. On comprendra mieux la différence que je veux signaler, si l'on songe qu'Euphormion, au lieu d'être un héros grec ou romain, est un esclave qui raconte lui-même les malheurs de son existence vagabonde et méprisée, alternant dans son récit les tableaux d'orgies et d'émeutes, les combats de voleurs, les épisodes burlesques, les scènes d'alchimistes, de sorcières, de laquais, de sergents, d'archers. À travers cette succession de péripéties, le merveilleux apparoît et reparoît sans cesse; l'Ane d'or, que Barclay devoit avoir relu bien des fois, a prêté aux Satires d'Euphormion un reflet de son réalisme fantastique. L'allégorie, trop souvent obscure, domine surtout dans la seconde partie, où l'on croit voir percer les allusions contemporaines à travers le voile d'une mythologie d'emprunt: aussi les clefs, fort diverses toutefois, n'ont-elles pas plus manqué à cet ouvrage qu'elles ne manquèrent plus tard à celui de La Bruyère.

Note 1: (retour) La 1re partie avoit paru à Londres en 1602.

C'est encore, par quelques points, une physionomie du XVIe siècle, que celle de Théophile de Viau, qui nous a laissé des Fragments d'histoire comique, où se retrouve, affoiblie, il est vrai, et dans des proportions beaucoup plus modestes, la verve gauloise des cyniques railleurs de cette époque.