Théophile a trouvé moyen d'encadrer dans ces quelques chapitres inachevés et trop tôt interrompus les principaux types de comédie d'alors: le débauché, le libertin, l'Italien, l'Allemand, le pédant surtout, dont il a laissé dans la personne de Sidias, l'involontaire gracioso de son roman, un modèle qui devoit rester comme le prototype du genre, et dont se souviendront surtout Cyrano et Molière. Toutefois ces fragments, malgré les excellents tableaux dont ils sont parsemés, me semblent écrits d'un style un peu lent, et les réflexions littéraires, les digressions philosophiques et morales, viennent trop souvent retarder la marche de l'intrigue.

Mais nous voici arrivés à une étape importante de notre excursion, à l'homme dont les oeuvres doivent nous fournir, sinon les pages les plus remarquables, du moins les plus nombreuses, et peut-être les plus originales, après celles de Cyrano, qui n'a été donné à personne de surpasser en ce point. Je veux parler de Charles Sorel. La vraye histoire comique de Francion, qu'il publia en 1622, l'année même où paroissoient le deuxième volume de l'Astrée et la Cythérée de Gomberville, est un essai tenté par un homme d'esprit, dans le but, ainsi qu'il le dit lui-même, de ressusciter le roman rabelaisien,--l'idéal du genre à ses yeux,--et de l'opposer aux compositions tristement langoureuses qui commençoient à envahir la littérature.

Francion est un roman de moeurs, mais c'est aussi un roman d'intrigue, influencé par la littérature espagnole, vers la fin surtout. Sorel, qui connoissoit le goût du siècle, savoit que l'observation pure n'auroit pas chance de succès, et ce fut pour n'avoir pas pris les mêmes précautions que Furetière échoua plus tard. Cet ouvrage est un vrai roman picaresque; le héros, Francion (qui est, sinon pour les aventures, du moins pour les idées et le caractère--on le reconnoît à divers traits--l'incarnation de Sorel), personnage d'humeur vagabonde et peu scrupuleuse, sorte de Gil Blas anticipé, sert de trait d'union entre les diverses scènes et les tableaux détachés dont se compose l'ouvrage, et qui se succèdent, sans former un tout, comme dans une lanterne magique. Il n'y faut pas chercher un plan plus solidement conçu; mais ce qu'il faut y chercher, c'est la satire littéraire et morale, c'est l'épigramme se mêlant à la comédie, et le trait de moeurs coudoyant l'anecdote historique. Pour qui veut l'étudier de près, Francion est particulièrement utile à l'histoire intime du temps, à celle des modes et des ridicules, aussi bien qu'à celle des usages et de l'opinion. Il va du Pont-Neuf aux boutiques des libraires, de l'intérieur des châteaux à celui des colléges: charlatans, rose-croix, opérateurs, courtisans et courtisanes, voleurs, bravi, pédants, écoliers, hommes de loi, fripons, débauchés de toutes les espèces, défilent tour à tour sous nos yeux; et il faut bien avouer que c'est là un monde étrange, dont les moeurs soulèvent plus d'une fois, à juste titre, les nausées du lecteur délicat.

Le plus souvent c'est avec des aventures réelles, avec des anecdotes et des personnages historiques, que Sorel a composé son roman. Ainsi, pour en donner quelques exemples, on trouve au 10e livre l'aventure des trois Sallustes, c'est-à-dire celle des trois Racan, que Tallemant des Réaux et Ménage ont mise en récit et Boisrobert en comédie; ailleurs (5e livre) il a présenté Boisrobert lui-même avec son effronterie et ses procédés ingénieux pour s'enrichir aux dépens des seigneurs, dans le personnage du joueur de luth Mélibée. Le pédant Hortensius, avec sa fatuité naïve et son orgueil béat qui le font bafouer sans qu'il s'en doute, qui ne parle que par hyperboles recherchées, par images et comparaisons exquises, par doctes antithèses, n'est autre que Balzac. Celui-ci est Racan, celui-là Porchères L'Augier, etc. Bien des épigrammes aussi qui paroissent d'abord frapper dans le vide se laissent deviner à mesure qu'on les regarde de plus près et qu'on les rapproche du témoignage des contemporains. Dans le 5e livre en particulier, le plus curieux de tous au point de vue littéraire, il suffit, pour donner une valeur historique à bien des traits détachés, de les comparer aux satires de Boileau, au Poëte crotté de Saint-Amant, aux comédies de Molière; ces rapprochements faciles éclairent les tableaux de Sorel, et ceux-ci complètent à leur tour les renseignements qu'on rencontre ailleurs. Ainsi l'on trouvera dans ce livre de piquants et véridiques détails sur la puérilité des discussions littéraires de l'époque, sur la pauvreté, la servilité, la cupidité des poètes; leurs moyens de capter la réputation, les flatteuses préfaces ou les vers louangeurs qu'ils se commandoient les uns aux autres, ou qu'ils composoient eux-mêmes en leur propre honneur sous le nom d'un ami, leur prédilection ou plutôt leur manie pour le genre épistolaire, leur haine contre certains mots; leurs projets de réforme de l'orthographe, où ils veulent retrancher les lettres superflues, absolument comme les révolutionnaires de l'ABC, dont M. Erdan est le porte-étendard; leur libertinage, leur vie de cabaret; les stances qu'ils composent pour les musiciens de la Samaritaine et les chantres du Pont-Neuf, etc., etc. Il n'existe pas, que je sache, de clef proprement dite pour Francion; mais les auteurs contemporains, en particulier Tallemant, peuvent y suppléer jusqu'à un certain point.

Quoique Sorel n'ait certes pas fait preuve dans cet ouvrage d'un talent extraordinaire, que son style soit presque toujours lent, pâteux, embarrassé, et qu'il sache rarement tirer un parti complet d'une situation heureuse ou d'une donnée comique; quoiqu'il manque, en un mot, sinon d'esprit, du moins de verdeur, de vivacité et d'éclat, on trouve néanmoins dans Francion bien des germes qui ne demandoient qu'à mûrir, bien des mots et des choses que de plus illustres n'ont pas dédaigné d'en tirer depuis. Il est évident pour moi que Molière avoit lu et relu Francion et qu'il y a puisé largement. Je noterai quelques unes de ces imitations, qui ne sont pas les seules, mais qui suffiront à mon but. Au troisième livre, dans une curieuse description de la vie de collége, Sorel fait citer à Hortensius, aussi avare que pédant, la sentence de Cicéron, dont Harpagon fera plus tard son profit, «qu'il ne faut manger que pour vivre, non pas vivre pour manger». Ailleurs (11e livre, p. 628) on retrouve dans une phrase un peu crue: «Ce n'est pas imiter un homme que de péter ou tousser comme lui», l'original des fameux vers:

Quand sur une personne on prétend se régler,

C'est par les beaux côtés qu'il lui faut ressembler;

Et ce n'est point du tout la prendre pour modèle,

Monsieur, que de tousser et de cracher comme elle.

Thomas Diaforus m'a bien l'air d'avoir volé à Francion, dans une de ses harangues à sa maîtresse Nays, sa belle comparaison du souci qui se tourne toujours vers le soleil; seulement il a changé le souci en un héliotrope. Enfin, pour me borner là, la cérémonie du mamamouchi est plus qu'indiquée dans le 11e livre de Francion, où on feint d'élire roi de Pologne Hortensius, qui prend la chose au sérieux, se prête à tous les détails de la cérémonie, et développe fort au long les extravagants projets de réforme qu'il se propose de mettre à exécution pendant son règne. Avant l'Histoire comique de Cyrano, Sorel a prêté à Hortensius le plan d'un voyage dans la lune, et il a émis quelques unes des plus étranges idées qu'on rencontre dans les oeuvres du mousquetaire périgourdin.

Si ces rapprochements ne prouvent pas toujours une imitation réelle, ils montrent du moins qu'il ne faut dédaigner ni ce livre ni son auteur.

Je passe par dessus une infinité d'autres, dont Voltaire lui-même m'auroit fourni quelques uns des plus curieux, et j'arrive à un dernier, qu'on ne s'attendroit pas, j'en suis sûr, à rencontrer ici. Francion, devenu charlatan, s'avise d'un moyen ingénieux pour découvrir les femmes qui ont violé la fidélité conjugale (10e livre): il déclare que les maris trompés doivent être, le lendemain, métamorphosés en chiens; l'un d'eux, au point du jour, feint d'aboyer comme un gros dogue, et sa moitié, effrayée et tremblante, lui fait sa confession. Or on peut se rappeler avoir vu au Vaudeville, il y a quatre ou cinq ans, une petite comédie, intitulée, je crois, la Dame de Pique, qui reposoit absolument sur la même donnée et sur des développemens tout à fait analogues, avec quelques différences secondaires de détail. Ce ne sont donc pas seulement les érudits qui lisent et qui étudient Francion.

Ce livre eut un succès prodigieux: on le réimprima soixante fois dans le courant du siècle, on le traduisit ou on l'imita dans presque toutes les langues; Gillet de la Tessonnerie en tira une comédie du même titre. Néanmoins Sorel, qui l'avoit publié sous le nom de Moulinet du Parc, ne voulut jamais en avouer franchement la paternité, sans doute à cause des gravelures innombrables et souvent dégoûtantes qu'il renferme, et dont son titre officiel d'historiographe lui faisoit un devoir de rougir. Un fait singulier et un contraste bizarre, c'est que, même dans son ouvrage, il mêle à ses saletés les réflexions les plus morales et les plus édifiantes, et que souvent il tâche, après coup, de déduire d'une page obscène, comme pour s'excuser, de sages et vertueuses conclusions. Il respecte toujours la religion proprement dite, même quand il outrage le plus les moeurs, et, dans une grande débauche qui dépasse de bien loin l'orgie de Couture, l'un des conviés voulant commencer un conte gras sur un prêtre, il lui fait imposer silence avec indignation, et s'emporte contre Erasme, Rabelais, Marot, la Reine de Navarre, qui ont mis le clergé en scène dans leurs contes licencieux, tandis qu'il a eu un grand soin de n'y pas toucher dans Francion.

Ce désaveu, dont pourtant il prit soin quelquefois d'atténuer la portée, laissa le champ libre à la tourbe des auteurs de bonne volonté trop pauvres pour créer un ouvrage de leur propre fonds, et, son succès aidant, ce roman fut considéré comme une sorte de canevas commun sur lequel chacun pouvoit broder à sa guise.