Il est peu probable que Scarron, qui s'arrête assez longuement à cette charge bouffonne, ait employé une désignation si claire et si compromettante d'une manière vague, sans intention et au hasard, surtout dans un roman de moeurs d'une action contemporaine et d'une donnée satirique autant que comique, dont il devoit penser qu'on rechercheroit aussitôt la clef. Que son portrait soit fidèle, qu'il n'ait point cédé au plaisir de la caricature ou à l'attrait de quelque vengeance burlesque, c'est une autre affaire, et je suis loin de vouloir jurer de son innocence. L'abbesse d'Estival, qu'il introduit plus loin avec son directeur Giflot, étoit alors Claire Nau, qui gouverna la maison d'Estival en Charnie de 1627 à 1660. Le prévôt du Mans, qui avoit épousé une Portail (II, 16), doit être Daniel Neveu, prévôt provincial du Maine, qui épousa Marie Portail en 1626.
Il n'y a rien là, évidemment, que de françois par le caractère, rien que d'original et de simple et franche venue. Je sais bien qu'on a prononcé, à propos du Roman comique, le titre d'un ouvrage d'Augustin Rojas de Villandrado, El viage entretenido, vrai Roman comique espagnol, roulant, lui aussi, sur les troupes ambulantes de comédiens, racontant leurs tournées en province et leurs aventures, les suivant de stations en stations, nous les montrant dans leur intérieur, dans leurs habitudes intimes, peignant leurs moeurs, leur misère et leurs vices. L'auteur de ce livre curieux, qui n'a jamais été traduit en françois, homme expert, chevalier du miracle, comme on l'appeloit, caustique, insouciant, aventureux, vieilli lui-même sur les planches, étoit bien celui qu'il falloit pour écrire cette histoire. Le Voyage amusant (ou plutôt le Voyage où l'on s'amuse) de Rojas parut pour la première fois en 1603. Tout ouvrage espagnol étoit alors connu aussitôt, lu et exploité avec une promptitude extraordinaire, de ce côté des Pyrénées; quelquefois même, on en a des exemples, traduit sur un manuscrit avant d'avoir été imprimé en Espagne. Il est donc probable que Scarron connoissoit le livre de Rojas, et il est très possible aussi que ce livre lui ait inspiré l'idée de son roman; mais, en vérité, c'est tout ce que l'on peut admettre, et, si l'imitation a eu lieu, elle est tellement libre, elle a si bien dévié de son point de départ pour entrer dans une voie tout à fait personnelle et sui generis, que le Roman comique est tout au plus un pendant, et n'a rien d'un calque ni d'une copie. Il se rencontre pourtant avec l'ouvrage de son devancier en quelques légers points de détail que j'ai notés au passage; mais ce sont de ces rencontres vagues que devoit forcément amener la ressemblance générale du sujet, et qui disparoissent dans la diversité du style, du plan et de l'intrigue. Le Roman comique, en effet, bien supérieur en somme au Voyage amusant, est surtout écrit sur un ton complétement différent de ce dernier livre, que M. Damas Hinard a pu prendre pour base principale d'un travail fort sérieux sur le vieux théâtre de la Péninsule
30
.
Note 30:
(retour)
Moniteur de 1853.
Quant aux quatre nouvelles espagnoles intercalées par Scarron dans le corps de son roman, suivant l'usage de l'époque, c'est autre chose. Là, l'imitation, la traduction même, étaient tellement flagrantes à la simple lecture et si peu déguisées
31
que le doute ne sembloit guère permis; seulement, dans une littérature aussi luxuriante et aussi peu connue que la littérature espagnole, les recherches devoient être naturellement longues et pénibles, et c'est pour cela sans doute que personne ne les avoit faites jusqu'à présent, ou que personne du moins n'y avoit réussi. Le récit circonstancié de mes propres excursions intéresseroit peu les lecteurs; aussi me bornerai-je à en constater le résultat.
Note 31:
(retour) Scarron va même jusqu'à dire, avant l'Amante invisible: «Je m'en vais vous conter une histoire tirée d'un livre espagnol qu'on m'a envoyé de Paris», et avant le Juge de sa propre cause (Rom. com., II, 14): «Il lut... une historiette qu'il avoit traduite de l'espagnol, que vous allez lire dans le suivant chapitre.» Mais il est vrai que ces seules paroles ne seroient point une preuve: car, à la rigueur, elles pourroient n'être qu'une petite supercherie destinée à mettre ses nouvelles sous la protection de la vogue. Au chapitre 21 de la première partie, il montre assez, sous forme d'une conversation, combien il prisoit les nouvelles espagnoles et combien il s'en étoit occupé.
À force de fouiller dans l'inextricable et touffue végétation du théâtre espagnol, j'étois parvenu, aidé par quelques indications bienveillantes, à retrouver dans Lope de Vega, dans Calderon, dans Moreto, dans Tirso de Molina, les premières traces et les premiers germes, à ce qu'il me sembloit, des nouvelles du Roman comique, et j'allois me résoudre à croire que Scarron, faisant des frais d'invention assez larges, avoit transformé les pièces en récits, ce qui avoit souvent lieu alors, quand M. de Puibusque me signala, dans un livre rare de don Alonso Castillo Solorzano,--los Alivios de Cassandra (les Délassements de Cassandre), Barcelone, 1640, in-12,-- un récit dont le titre, me disoit-il, ressembloit exactement à celui de la seconde nouvelle du Roman comique: À trompeur trompeur et demi, puisque ce récit étoit intitulé: A un engaño otro mayor.
Los Alivios de Cassandra, espèce de décaméron imité des Auroras de Diana, de don Pedro Castro y Anaya, et peut-être aussi du Para todos (Pour tous) de Montalvan, contiennent cinq nouvelles et une comédie. L'auteur, poète, historien, et surtout romancier distingué dans le genre enjoué et picaresque, a fait d'autres ouvrages, de valeur et de succès divers. Ses Alivios ont été traduits en 1683 et 1685 par Vanel (les Divertissements de Cassandre et de Diane, ou les Nouvelles de Castillo et de Taleyro). En jetant les yeux sur ce livre, qu'avoit bien voulu mettre à ma disposition le savant auteur de l'Histoire comparée des littératures espagnole et française, je vis que ce n'étoit pas seulement le titre qui se ressembloit des deux parts, mais le récit complet, et que Scarron s'étoit à peu près borné à le mettre en françois, sans même se donner la peine de changer les noms des personnages. Ce n'est pas tout. Quelle ne fut point ma surprise de découvrir, dans le reste du même volume, les originaux de deux autres nouvelles du Roman comique, traduits par Scarron avec aussi peu de gêne, et à peu près aussi littéralement! Il est évident qu'en 1646, époque vers laquelle, selon toute probabilité, il commença la composition de son Roman comique, il avoit entre les mains ce livre récent, qui lui avoit plu, et qu'il avoit trouvé commode d'en détacher les trois premières nouvelles pour les faire raconter à ses personnages, au lieu d'en inventer lui-même ou de les réunir dans un recueil à part.
Maintenant procédons par ordre, et avec un peu plus de détails. L'Amante invisible (Rom. com., I, 9) est simplement traduite, avec intercalation de quelques phrases burlesques, de la troisième nouvelle des Alivios de Cassandra, intitulée: Los Efectos que haze Amor. Que le sujet de cette nouvelle soit ou ne soit pas de Solorzano lui-même, je n'ai point à m'en préoccuper ici. Quoique la littérature espagnole compte à bon droit parmi les plus originales de l'Europe, il n'en est pas moins vrai que Solorzano, et beaucoup de ses contemporains, Cervantes, Salas Barbadillo, Juan de Timoneda, Tirso de Molina, etc., avoient largement puisé dans les productions de l'Italie. Mais il me suffit d'avoir retrouvé l'origine immédiate, sans vouloir remonter à l'origine primitive: la question des sources premières en littérature est encore plus incertaine et plus obscure que celle des sources du Nil.--Il est possible, probable même, que le théâtre espagnol, qui a touché à tous les sujets, et à qui celui-là devoit particulièrement plaire, l'ait également traité. Du reste, Calderon a fait la Dama duende (1629), imitée par Douville sous le titre analogue de l'Esprit follet (1642)
32
, où on trouve, il faut l'avouer, fort peu de ressemblance, sauf en un ou deux points de minime importance, avec la nouvelle de Scarron
33
. Calderon a fait également, en 1635, el Galan fantasma; Lope, la Discreta enamorada; enfin, Tirso de Molina, la Celosa de si misma, dont les titres sont en rapport avec celui de l'Amante invisible.
Note 32:
(retour) Pièce qui a été elle-même imitée par Hauteroche sous le même titre.
Note 33:
(retour) Remarquons que d'Ouville a traduit de Solorzano la Garduna de Sevilla (la Fouine de Séville, 1661).
1 comment