Cette date me paroît solidement établie par une note de M. Walckenaër (Mémoires de madame de Sévigné, 2, p. 447).
Suivant Ménage, l'ami de l'auteur, le Roman comique, est le seul de ses ouvrages qui passera à la postérité; le savant homme va jusqu'à lui appliquer solennellement, trop solennellement, le vers de Catulle:
Canescet seculis innumerabilibus.
Boileau lui-même, le sévère, l'irréconciliable ennemi du burlesque et du mauvais goût, qui gourmandoit si vertement Racine de sa foiblesse quand il le surprenoit à lire Scarron, exceptoit, dit-on, le Roman comique de son anathème. Les hommes les plus graves et les plus éloignés, par état comme par esprit, de si frivole matière, le lisoient également, par exemple Fléchier, comme on le voit par un passage de ses Grands-Jours, où il compare à la troupe de Scarron une bande de méchants comédiens qui viennent jouer à Clermont pendant les assises
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. Le public en masse ne fit que ratifier l'impression de ces amis devant lesquels il essayoit son ouvrage, comme il disoit lui-même, et qui en rioient de tout leur coeur. Le Maine, surtout, préparé à cette lecture par ses moeurs et ses goûts particuliers, ainsi que nous l'avons vu, accueillit avec empressement le Roman comique comme une continuation perfectionnée des vieux et libres conteurs qu'il aimoit, d'Eutrapel, de Bonaventure Des Periers, qu'on lisoit beaucoup au Mans, et surtout de son Conte d'Alsinois (Nicolas Denisot). Il est malheureux seulement que l'inachèvement de l'ouvrage nous empêche de prononcer un jugement définitif, en ne nous permettant pas de pouvoir bien apprécier l'ensemble des aventures, leur rapport harmonieux, leur but final et la façon dont elles se dénouent, sans parler de l'intérêt de curiosité qui demeure en suspens: «On auroit su, dit Sorel, s'il n'auroit pu empêcher que son principal héros ne fût pendu à Pontoise, comme il avoit accoutumé de le dire.» (Bibl. fr., p. 199).
Note 25:
(retour) Il est vrai que Fléchier n'étoit alors qu'un petit abbé, de moeurs peu sévères, ce semble, et un simple précepteur, et que, dans cette comparaison même, il montre qu'il a lu son auteur bien vite et n'en a pas conservé un souvenir très net, car il prend la Rappinière pour un acteur, et du Destin il fait M. l'Étoile.
Entre toutes les questions que soulève le Roman comique, celle de ses origines est une des plus importantes et des plus négligées. On savoit bien que l'ouvrage montroit de loin en loin, surtout dans ses nouvelles épisodiques, les traces de cette littérature espagnole où l'on puisoit si largement à cette époque, Scarron tout le premier; mais jusqu'à quel point avoit-il imité ou traduit, soit dans ses nouvelles, soit dans le reste de l'oeuvre? Qu'avoit-il pris et où avoit-il pris? Quelle étoit sa part d'invention et d'originalité dans l'ensemble comme dans les détails? Toutes questions qu'on laissoit sans les résoudre, et qui pourtant devraient être résolues aussi nettement que possible en tête d'une édition sérieuse du Roman comique.
Et d'abord, le chef-d'oeuvre de Scarron est-il imité dans son plan et sa conception générale, et notre auteur est-il redevable à d'autres de l'idée-mère de son livre?--À notre avis, le sujet est bien à lui. Peut-être, quoique le souvenir ne s'en soit pas conservé dans le Maine, lui a-t-il été inspiré par des aventures réelles
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, sur lesquelles a brodé, comme sur un thème choisi à souhait, son imagination aventureuse et riante; peut-être avoit-il rencontré, pendant ses voyages et son séjour au Mans, cette troupe d'acteurs nomades immortalisée par lui? Probablement même tous ces types, si vrais et si plaisants, lui avoient été fournis par des originaux en chair et en os, dont on peut encore aujourd'hui retrouver quelques uns dans l'histoire;--ce qui suffiroit à prouver la personnalité de son inspiration et à écarter l'hypothèse d'un travail d'imitation étrangère, comme celui qu'il a fait dans ses comédies. Ainsi le petit Ragotin n'est autre que René Denisot, avocat du roi au présidial du Mans, mort en 1707, comme nous l'apprennent les chroniqueurs du pays, entre autres Lepaige, dans son Dictionnaire du Maine. Le marquis d'Orsé, dont il est parlé en termes si magnifiques au chapitre 17 de la seconde partie, paroît être le comte de Tessé, avec qui Scarron s'étoit trouvé en rapports excellents, et dont la physionomie répond bien au portrait tracé par notre auteur. Suivant une clef manuscrite trouvée par M. Paul Lacroix dans les papiers non catalogués de l'Arsenal, et que nous donnons sous toutes réserves
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, la Rappinière seroit M. de la Rousselière, lieutenant du prévôt du Mans;--le grand la Baguenodière, le fils de M. Pilon, avocat au Mans;--Roquebrune, M. de Moutières, bailli de Touvoy, juridiction de M. l'évêque du Mans;--enfin Mme Bouvillon seroit Mme Bautru, femme d'un trésorier de France à Alençon, morte en mars 1709, mère de Mme Bailly, femme de M. Bailly, maître des comptes à Paris, et grand-mère de M. le président Bailly. Scarron, pendant qu'il jouissoit de son bénéfice au Mans, avoit eu probablement des démêlés avec toutes ces personnes, et il s'en vengea en les mettant dans son roman. Placé dans une position équivoque, aimant à railler les provinciaux, peu endurants de leur nature, il n'est pas étonnant qu'il se soit fait des ennemis et qu'il ait voulu s'en venger à sa manière. Il a introduit également dans son oeuvre, sans déguisement, un certain nombre de personnages historiques, locaux et contemporains, qui, il est vrai, n'y jouent pas un rôle proprement dit et n'y sont mentionnés qu'en passant, mais qui sont, pour ainsi dire, autant de liens rattachant son roman à la réalité
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: ici c'est le sénéchal du Maine, baron des Essards; là, ce sont les Portail, famille célèbre dans la magistrature
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, etc.
Note 26:
(retour) Par exemple, le Segraisiana nous indique le nom du personnage dont une aventure a inspiré à Scarron l'idée du chap. 6 de la IIe partie: M. de Riandé, receveur des décimes.
Note 27:
(retour) Nous en garantissons d'autant moins l'authenticité, que nous en ignorons l'origine, et que, du reste, les traditions locales sont muettes là-dessus. M. Anjubault, en particulier, n'a pu nous transmettre aucun éclaircissement sur ce point.
Note 28:
(retour) Scarron, comme plusieurs de nos romanciers modernes, et en particulier Balzac, semble vouloir prendre ainsi ses précautions pour mieux faire croire à la réalité de ces très véridiques aventures, tantôt par certaines formes de phrase, tantôt en se mêlant lui-même au récit, tantôt en y faisant intervenir des faits historiques en dehors de ceux du roman.
Note 29:
(retour) On peut aussi retrouver à peu près sûrement quelques uns des personnages que Scarron avoit en vue à l'aide des pièces et des archives locales. Ainsi il met en scène le curé de Domfront; or le curé de Domfront étoit alors Michel Gomboust, fils du sieur de La Tousche.
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