Elle entra dans le kiosque situé au bout de la
treille ; point de Tahoser. Elle courut à la pièce d’eau où sa
maîtresse pouvait avoir eu le caprice de se baigner, comme elle le
faisait quelquefois avec ses compagnes, sur l’escalier de granit
descendant du bord du bassin jusqu’à un fond de sable tamisé. Les
larges feuilles de nymphaeas flottaient à la surface et ne
paraissaient pas avoir été dérangées ; les canards plongeant
leurs cols d’azur dans l’eau tranquille y faisaient seuls des
rides, et ils saluèrent Nofré de leurs cris joyeux. La fidèle
suivante commençait à s’alarmer sérieusement ; elle donna
l’éveil à toute la maison ; les esclaves et les servantes
sortirent de leurs cellules et, mis au fait par Nofré de l’étrange
disparition de Tahoser, se livrèrent aux perquisitions les plus
minutieuses ; ils montèrent sur les terrasses, fouillèrent
chaque chambre, chaque réduit, tous les endroits où elle pouvait
être. Nofré, dans son trouble, alla jusqu’à ouvrir les coffres à
serrer les robes, les écrins qui renfermaient les bijoux, comme si
ces boîtes eussent pu contenir sa maîtresse.
Tahoser n’était décidément pas dans la maison.
Un vieux serviteur d’une prudence consommée eut l’idée
d’inspecter le sable des allées et d’y chercher les empreintes de
sa jeune maîtresse ; les lourds verrous de la porte de ville
étaient à leur place et faisaient repousser la supposition que
Tahoser fût sortie de ce côté. Il est vrai que Nofré avait parcouru
étourdiment tous les sentiers, y marquant la trace de ses
sandales ; mais, en se penchant vers le sol, le vieux Souhem
ne tarda pas à reconnaître, parmi les pas de Nofré, une légère
dépression qui dessinait une semelle étroite, mignonne, appartenant
à un pied beaucoup plus petit que le pied de la suivante. Il suivit
cette trace, qui le mena, en passant sous la tonnelle, du pylône de
la cour à la porte d’eau. Les verrous, comme il en fit la remarque
à Nofré, avaient été tirés, et les battants ne joignaient que par
leur poids ; donc la fille de Pétamounoph s’était envolée par
là.
Plus loin la trace se perdait. Le quai de briques n’avait gardé
aucune empreinte. Le batelier qui avait passé Tahoser n’était pas
revenu à sa station. Les autres dormaient, et, interrogés,
répondirent qu’ils n’avaient rien vu. Un seul dit qu’une femme,
pauvrement vêtue et semblant appartenir à la dernière classe du
peuple, s’était rendue de grand matin de l’autre côté du fleuve, au
quartier des Memnonia, sans doute pour accomplir quelque rite
funèbre.
Ce signalement, qui ne se rapportait en aucune façon à
l’élégante Tahoser, dérouta complètement les idées de Nofré et de
Souhem.
Ils rentrèrent dans la maison, tristes et désappointés. Les
serviteurs et les servantes s’assirent à terre dans des attitudes
de désolation, laissant pendre une de leurs mains la paume tournée
vers le ciel et mettant l’autre sur leur tête, et tous s’écrièrent
comme un chœur plaintif : « Malheur ! malheur !
malheur ! la maîtresse est partie ! »
– Par Oms, chien des enfers ! je la retrouverai, dit
le vieux Souhem, dussé-je pénétrer vivant jusqu’au fond de la
région occidentale vers laquelle voyagent les morts. C’était une
bonne maîtresse ; elle nous donnait la nourriture en
abondance, n’exigeait pas de nous des travaux excessifs, et ne nous
faisait battre qu’avec justice et modération. Son pied n’était pas
lourd à nos nuques inclinées, et chez elle l’esclave pouvait se
croire libre.
« Malheur ! malheur ! malheur ! répétèrent
hommes et femmes en se jetant de la poussière sur la tête.
– Hélas ! chère maîtresse, qui sait où tu es
maintenant ?
dit la fidèle suivante, laissant couler ses larmes. Peut-être un
magicien t’a fait sortir de ton palais par quelque conjuration
irrésistible, pour accomplir sur toi un odieux maléfice ; il
lacérera ton beau corps, en retirera le cœur par une incision,
comme un paraschiste, jettera tes restes à la voracité des
crocodiles, et ton âme mutilée ne retrouvera au jour de la réunion
que des lambeaux informes. Tu n’iras pas rejoindre au fond des
syringes, dont le colchyte garde le plan, la momie peinte et dorée
de ton père, le grand prêtre Pétamounoph, dans la chambre funèbre
creusée pour toi !
– Calme-toi, Nofré, dit le vieux Souhem, ne nous
désespérons pas trop d’avance ; il se peut que Tahoser rentre
bientôt. Elle a cédé sans doute à quelque fantaisie qui nous est
inconnue, et tout à l’heure nous allons la voir reparaître gaie et
souriante, tenant des fleurs d’eau dans ses mains. » Passant
le coin de sa robe sur ses paupières, la suivante fit un signe
d’adhésion.
Souhem s’accroupit, ployant ses genoux comme ces images de
cynocéphales taillées vaguement dans un bloc carré de basalte, et,
serrant ses tempes entre ses paumes sèches, parut réfléchir
profondément.
Sa figure, d’un brun rougeâtre, ses orbites enfoncées, ses
mâchoires proéminentes, ses joues plissées de grandes rides, ses
cheveux roides encadrant son masque comme des poils complétaient sa
ressemblance avec les dieux à tête simiesque ; ce n’était pas
un dieu, certes, mais il avait bien l’air d’un singe.
Le résultat de sa méditation, anxieusement attendu par Nofré,
fut celui-ci :
« La fille de Pétamounoph est amoureuse.
– Qui te l’a dit ? s’écria Nofré, qui croyait lire
seule dans le cœur de sa maîtresse.
– Personne, mais Tahoser est très belle ; elle a vu
déjà seize fois la crue et la retraite du Nil. Seize est le nombre
emblématique de la volupté, et depuis quelque temps elle appelait à
des heures étranges ses joueuses de harpe, de mandore et de flûte,
comme quelqu’un qui veut calmer le trouble de son cœur par de la
musique.
– Tu parles très bien, et la sagesse habite ta vieille tête
chauve ; mais comment as-tu appris à connaître les femmes, toi
qui ne fais que piocher la terre du jardin et porter des vases
d’eau sur ton épaule ? » L’esclave élargit ses lèvres
dans un sourire silencieux et montra deux rangées de longues dents
blanches capables de broyer des noyaux de dattes ; cette
grimace voulait dire :
« Je n’ai pas toujours été vieux et captif. »
Illuminée par la suggestion de Souhem, Nofré pensa tout de suite au
bel Ahmosis, l’oëris de Pharaon, qui passait si souvent au bas de
la terrasse et qui avait si bonne grâce sur son char de guerre au
défilé triomphal ; comme elle l’aimait elle-même, sans bien
s’en rendre compte, elle prêtait ses sentiments à sa maîtresse.
Elle revêtit une robe moins légère et se rendit à la demeure de
l’officier : c’était là, imaginait-elle, que devait
immanquablement se trouver Tahoser.
Le jeune oëris était assis au fond de sa chambre sur un siège
bas. Aux murs se groupaient en trophées différentes armes : la
tunique de cuir écaillée de plaquettes de bronze où se lisait gravé
le cartouche du Pharaon, le poignard d’airain à manche de jade
évidé pour laisser passer les doigts, la hache de bataille à
tranchant de silex, le harpe à lame courbe, le casque à double
plume d’autruche, l’arc triangulaire et les flèches empennées de
rouge ; sur des socles étaient posés les gorgerins d’honneur,
et quelques coffres ouverts montraient le butin pris à
l’ennemi.
Quand il vit Nofré, qu’il connaissait bien et qui se tenait
debout sur le seuil, Ahmosis éprouva un vif mouvement de
plaisir ; ses joues brunes se colorèrent, ses muscles
tressaillirent, son cœur palpita. Il crut que Nofré lui apportait
quelque message de la part de Tahoser, bien que la fille du prêtre
n’eût jamais répondu à ses œillades. Mais l’homme à qui les dieux
ont fait le don de la beauté s’imagine aisément que toutes les
femmes se prennent d’amour pour lui.
Il se leva et fit quelques pas vers Nofré, dont le regard
inquiet scrutait les recoins de la chambre pour s’assurer de la
présence ou de l’absence de Tahoser.
« Qui t’amène ici, Nofré ? dit Ahmosis, voyant que la
jeune suivante, préoccupée de sa recherche, ne rompait pas le
silence. Ta maîtresse va bien, je l’espère, car il me semble
l’avoir vue hier à l’entrée du Pharaon.
– Si ma maîtresse va bien, tu dois le savoir mieux que tout
autre, répondit Nofré : car elle s’est enfuie de la maison
sans confier ses projets à personne, et l’asile qu’elle s’est
choisi, j’aurais juré par Hâthor que tu le connaissais.
– Elle a disparu ! que me dis-tu là ? fit Ahmosis
avec une surprise qui certes n’était pas jouée.
– Je croyais qu’elle t’aimait, dit Nofré, et quelquefois
les jeunes filles les plus retenues font des coups de tête. Elle
n’est donc pas ici ?
– Le dieu Phré, qui voit tout, sait où elle est ; mais
aucun de ses rayons terminés par des mains ne l’a atteinte chez
moi. Regarde plutôt et visite les chambres.
– Je te crois, Ahmosis, et je me retire : car, si
Tahoser était venue, tu ne le cacherais pas à la fidèle Nofré, qui
n’eût pas mieux demandé que de servir vos amours. Tu es beau, elle
est libre, riche et vierge. Les dieux eussent vu cette union avec
plaisir. » Nofré revint à la maison plus inquiète et plus
bouleversée que jamais ; elle craignait qu’on ne soupçonnât
les serviteurs d’avoir tué Tahoser pour s’emparer de ses richesses,
et qu’on ne voulût leur faire avouer sous le bâton ce qu’ils ne
savaient pas.
Pharaon, de son côté, pensait aussi à Tahoser. Après avoir fait
les libations et les offrandes exigées par le rituel, il s’était
assis dans la cour intérieure du gynécée, et rêvait, sans prendre
garde aux ébats de ses femmes, qui, nues et couronnées de fleurs,
se jouaient dans la transparence de la piscine, se jetant de l’eau
et poussant des éclats de rire grêles et sonores pour attirer
l’attention du maître, qui n’avait pas décidé, contre son habitude,
quelle serait la reine en faveur cette semaine-là.
C’était un tableau charmant que ces belles femmes dont les corps
sveltes luisaient sous l’eau comme des statues de jaspe submergées,
dans ce cadre d’arbustes et de fleurs, au milieu de cette cour
entourée de colonnes peintes de couleurs éclatantes, à la pure
lumière d’un ciel d’azur, que traversait de temps à autre un ibis
le bec au vent et les pattes tendues en arrière.
Amensé et Twéa, lasses de nager, étaient sorties de l’eau, et,
agenouillées au bord du bassin, étalaient au soleil pour la sécher
leur épaisse chevelure noire, dont les mèches d’ébène faisaient
paraître leur peau plus blanche encore ; les dernières perles
du bain roulaient sur leurs épaules lustrées et sur leurs bras
polis comme le jade ; des servantes les frottaient d’essences
et d’huiles aromatiques, tandis qu’une jeune Éthiopienne leur
offrait à respirer le calice d’une large fleur.
On eût dit que l’ouvrier qui avait sculpté les bas-reliefs
décoratifs des salles du gynécée avait pris ces groupes pleins de
grâce pour modèles ; mais Pharaon n’eût pas regardé d’un œil
plus froid le dessin incisé dans la pierre.
Juché sur le dossier du fauteuil, le singe privé croquait des
dattes et faisait claquer ses dents ; contre les jambes du
maître le chat favori se frottait en arrondissant le dos ; le
nain difforme tirait la queue du singe et les moustaches du chat,
dont l’un glapissait et l’autre jurait, ce qui ordinairement
déridait Sa Majesté ; mais Sa Majesté n’était pas ce jour-là
en train de rire. Elle écarta le chat, fit descendre le singe du
fauteuil, donna un coup de poing sur la tête du nain, et se dirigea
vers les appartements de granit.
Chacune de ces chambres était formée de blocs d’une grandeur
prodigieuse, et fermée par des portes de pierre qu’aucune puissance
humaine n’eût pu forcer, à moins de savoir le secret qui les
faisait s’ouvrir.
Dans ces chambres étaient enfermés les richesses du Pharaon et
le butin enlevé aux nations conquises. Il y avait là des lingots de
métaux précieux, des couronnes d’or et d’argent, des gorgerins et
des bracelets d’émaux cloisonnés, des boucles d’oreilles reluisant
comme le disque de Moui ; des colliers à rangs septuples de
cornaline, de lapis-lazuli, de jaspe sanguin, de perles, d’agates,
de sardoines, d’onyx ; des cercles finement travaillés pour
les jambes, des ceintures à plaques d’or gravées d’hiéroglyphes,
des bagues à chaton de scarabée ; des files de poissons, de
crocodiles et de cœurs en estampage d’or, des serpents d’émail se
repliant plusieurs fois sur eux-mêmes ; des vases de bronze,
des buires d’albâtre rubané, de verre bleu où se tordaient des
spirales blanches ; des coffrets de terre émaillée, des boîtes
en bois de sandal affectant des formes bizarres et chimériques, des
monceaux d’aromates de tous les pays, des blocs d’ébène ; des
étoffes précieuses si fines que la pièce eût passé par un
anneau ; des plumes d’autruche noires et blanches, ou
coloriées de diverses teintes ; des défenses d’éléphant d’une
monstrueuse grosseur, des coupes en or, en argent, en verre doré,
des statuettes excellentes, tant pour la manière que pour le
travail.
Dans chaque chambre, le Pharaon fit prendre la charge d’un
brancard porté par deux esclaves robustes de Kousch et de Schéto,
et, frappant des mains, il appela Timopht, le serviteur qui avait
suivi Tahoser, et lui dit :
« Fais porter cela à Tahoser, fille de Pétamounoph, de la
part de Pharaon. » Timopht se mit en tête du cortège, qui
traversa le Nil sur une cange royale, et bientôt les esclaves
arrivèrent avec leur charge à la maison de Tahoser.
« Pour Tahoser, de la part de Pharaon », dit Timopht
en heurtant la porte.
A la vue de ces trésors, Nofré manqua de s’évanouir, moitié
peur, moitié éblouissement ; elle craignait que le roi ne la
fit mourir lorsqu’il apprendrait que la fille du prêtre n’était
plus là.
« Tahoser s’en est allée, répondit-elle en tremblant à
Timopht, et je le jure par les quatre oies sacrées, Amset, Sis,
Soumauts et Kebhsniv, qui volent aux quatre points du vent,
j’ignore où elle est.
– Pharaon, préféré de Phré, favori d’Ammon-Ra, a envoyé ces
présents, je ne puis les remporter ; garde-les jusqu’à ce
qu’elle se retrouve.
1 comment