En attendant, les jours succéderont aux jours, et il en
viendra peut-être de meilleurs pour toi. Sinon, tu pourras
doucement vieillir chez moi dans l’abondance et la paix :
l’hôte que les dieux envoient est sacré. » Ces paroles
prononcées, Poëri se leva comme pour se soustraire aux
remerciements de la fausse Hora, qui s’était prosternée à ses pieds
et les baisait comme font les malheureux à qui l’on vient
d’accorder quelque grâce ; mais l’amoureuse avait remplacé la
suppliante, et ses fraîches lèvres roses se détachaient avec peine
de ces beaux pieds purs et blancs comme les pieds de jaspe des
divinités.
Avant de sortir pour aller surveiller les travaux du domaine,
Poëri se retourna sur le seuil de l’appartement et dit à
Hora :
« Reste ici jusqu’à ce que je t’aie désigné une
chambre.
Je vais t’envoyer de la nourriture par un de mes
serviteurs. » Et il s’éloigna d’un pas tranquille, balançant à
son poignet le fouet du commandement. Les travailleurs le saluaient
en mettant une main sur leur tête et l’autre près de terre ;
mais à la cordialité de leur salut on voyait que c’était un bon
maître. Quelquefois il s’arrêtait, donnant un ordre ou un conseil,
car il était très savant aux choses de l’agriculture et du
jardinage ; puis il reprenait sa marche, jetant les yeux à
droite, à gauche, inspectant soigneusement tout. Tahoser, qui
l’avait humblement accompagné jusqu’à la porte et s’était
pelotonnée sur le seuil, le coude au genou, le menton dans la paume
de la main, le suivit du regard jusqu’à ce qu’il se perdît sous les
arceaux de feuillage. Depuis longtemps déjà il avait disparu par la
porte des champs qu’elle le regardait encore.
Un serviteur, d’après l’ordre donné en passant par Poëri,
apporta sur un plateau une cuisse d’oie, des oignons cuits sous la
cendre, un pain de froment et des figues, ainsi qu’un vase d’eau
bouché par des feuilles de myrte.
« Voici ce que le maître t’envoie ; mange, jeune
fille, et reprends des forces. » Tahoser n’avait pas
grand-faim, mais il était dans son rôle de montrer de
l’appétit : les malheureux doivent se jeter sur les mets que
la pitié leur présente. Elle mangea donc et but un long trait d’eau
fraîche.
Le serviteur s’étant éloigné, elle reprit sa pose contemplative.
Mille pensées contraires roulaient dans sa jeune tête :
tantôt, avec sa pudeur de vierge, elle se repentait de sa
démarche ; tantôt, avec sa passion d’amoureuse, elle
s’applaudissait de son audace. Puis elle se disait :
« Me voilà, il est vrai, sous le toit de Poëri, je le
verrai librement, tous les jours ; je m’enivrerai
silencieusement de sa beauté, qui est d’un dieu plus que d’un
homme ; j’entendrai sa voix charmante, pareille à une musique
de l’âme : mais lui, qui n’a jamais fait attention à moi
lorsque je passais sous son pavillon, couverte de mes habits aux
couleurs brillantes, parée de mes plus fins joyaux, parfumée
d’essences et de fleurs, montée sur mon char peint et doré que
surmonte une ombrelle, entourée comme une reine d’un cortège de
serviteurs, remarquera-t-il davantage la pauvre jeune fille
suppliante accueillie par pitié et couverte d’étoffes
communes ?
« Ce que mon luxe n’a pu faire, ma misère le
fera-t-elle ?
Peut-être, après tout, suis-je laide, et Nofré est-elle une
flatteuse lorsqu’elle prétend que, de la source inconnue du Nil
jusqu’à l’endroit où il se jette dans la mer, il n’y a pas de plus
belle fille que sa maîtresse… Non, je suis belle : les yeux
ardents des hommes me l’ont dit mille fois, et surtout les airs
dépités et les petites moues dédaigneuses des femmes qui passaient
près de moi. Poëri, qui m’a inspiré une si folle passion,
m’aimera-t-il jamais ? Il eût reçu tout aussi bien une vieille
femme au front coupé de rides, à la poitrine décharnée, empaquetée
de hideux haillons et les pieds gris de poussière. Tout autre que
lui aurait reconnu à l’instant, sous le déguisement d’Hora,
Tahoser, la fille du grand prêtre Pétamounoph ; mais il n’a
jamais abaissé son regard sur moi, pas plus que la statue d’un dieu
de basalte sur les dévots qui lui offrent des quartiers d’antilope
et des bouquets de lotus. » Ces réflexions abattaient le
courage de Tahoser ; puis elle reprenait confiance et se
disait que sa beauté, sa jeunesse, son amour finiraient bien par
attendrir ce cœur insensible :
elle serait si douce, si attentive, si dévouée, elle mettrait
tant d’art et de coquetterie à sa pauvre toilette que certainement
Poëri n’y résisterait pas. Alors elle se promettait de lui
découvrir que l’humble servante était une fille de haut rang,
possédant des esclaves, des terres et des palais, et elle
s’arrangeait en rêve, après la félicité obscure, une vie de bonheur
splendide et rayonnant.
« D’abord soyons belle », dit-elle en se levant et en
se dirigeant vers une des pièces d’eau.
Arrivée là, elle s’agenouilla sur la margelle de pierre, lava
son visage, son col et ses épaules ; l’eau agitée, dans son
miroir brisé en mille morceaux, lui montrait son image confuse et
tremblante, qui lui souriait comme à travers une gaze verte, et les
petits poissons, voyant son ombre et croyant qu’on allait leur
jeter quelques miettes, s’approchaient du bord en troupes.
Elle cueillit deux ou trois fleurs de lotus qui s’épanouissaient
à la surface du bassin, en tortilla la tige autour de la bandelette
de ses cheveux, et se composa une coiffure que tout l’art de Nofré
n’eût pas égalée en vidant les coffres à bijoux.
Quand elle eut fini et qu’elle se releva fraîche et radieuse, un
ibis familier, qui l’avait gravement regardée faire, se haussa sur
ses longues pattes, tendit son long col, et battit deux ou trois
fois des ailes comme pour l’applaudir.
Sa toilette achevée, Tahoser revint prendre sa place sur la
porte du pavillon en attendant Poëri. Le ciel était d’un bleu
profond ; la lumière frissonnait en ondes visibles dans l’air
transparent ; des arômes enivrants se dégageaient des fleurs
et des plantes ; les oiseaux sautillaient à travers les
rameaux, picorant quelques baies ; les papillons se
poursuivaient et dansaient sur leurs ailes. A ce riant spectacle se
mêlait celui de l’activité humaine, qui l’égayait encore en lui
prêtant une âme. Les jardiniers allaient et venaient ; des
serviteurs rentraient, chargés de bottes d’herbes et de paquets de
légumes ; d’autres, debout au pied des figuiers, recevaient
dans des corbeilles les fruits que leur jetaient des singes dressés
à la cueillette et juchés sur les hautes branches.
Tahoser contemplait avec ravissement cette fraîche nature, dont
la paix gagnait son âme et elle se dit : « . Oh !
qu’il serait doux d’être aimée ici, dans la lumière, les parfums et
les fleurs ! » Poëri reparut ; il avait terminé son
inspection, et il se retira dans sa chambre pour laisser passer les
heures brûlantes du jour. Tahoser le suivit timidement, se tint
près de la porte, prête à sortir au moindre geste ; mais Poëri
lui fit signe de rester.
Elle s’avança de quelques pas et s’agenouilla sur la natte.
« Tu m’as dit, Hora, que tu savais jouer de la
mandore ; prends cet instrument accroché au mur ; fais
résonner les cordes et chante-moi quelque ancien air bien doux,
bien tendre et bien lent. Le sommeil est plein de beaux rêves qui
vient bercé par la musique. » La fille du prêtre décrocha la
mandore, s’approcha du lit de repos sur lequel Poëri s’était
étendu, appuyant la tête au chevet de bois creusé en demi-lune,
allongea son bras jusqu’au bout du manche de l’instrument, dont
elle pressait la caisse sur son cœur ému, laissa errer sa main le
long des cordes, et en tira quelques accords. Puis elle chanta
d’une voix juste, quoiqu’un peu tremblante, un vieil air égyptien,
vague soupir des aïeux transmis de génération en génération, où
revenait toujours une même phrase d’une monotonie pénétrante et
douce.
« En effet, dit Poëri, en tournant ses prunelles d’un bleu
sombre vers la jeune fille, tu ne m’avais pas trompé. Tu connais
les rythmes comme une musicienne de profession, et tu pourrais
exercer ton art dans le palais des rois. Mais tu donnes à ton chant
une expression nouvelle. Cet air que tu récites, on dirait que tu
l’inventes, et tu lui prêtes un charme magique. Ta physionomie
n’est plus ce qu’elle était ce matin ; une autre femme semble
apparaître à travers toi comme une lumière derrière un voile. Qui
es-tu ?
– Je suis Hora, répondit Tahoser ; ne t’ai-je pas déjà
raconté mon histoire ? Seulement j’ai essuyé de mon visage la
poussière de la route, rajusté les plis de ma robe fripée, et mis
un brin de fleur dans mes cheveux. Si je suis pauvre, ce n’est pas
une raison pour être laide, et les dieux parfois refusent la beauté
aux riches. Mais te plaît-il que je continue ?
– Oui ! répète cet air qui me fascine, m’engourdit et
m’ôte la mémoire comme ferait une coupe de népenthès ;
répète-le, jusqu’à ce que le sommeil descende avec l’oubli sur mes
paupières. » Les yeux de Poëri, fixés d’abord sur Tahoser, se
fermèrent bientôt à demi, puis tout à fait. La jeune fille
continuait à faire bourdonner les cordes de la mandore, et répétait
d’une voix de plus en plus basse le refrain de sa chanson. Poëri
dormait ; elle s’arrêta, et se mit à l’éventer avec un
éventail de feuilles de palmier jeté sur la table.
Poëri était beau, et le sommeil donnait à ses traits purs une
ineffable expression de langueur et de tendresse ; ses longs
cils abaissés sur ses joues semblaient lui voiler quelque vision
céleste, et ses belles lèvres rouges à demi ouvertes frémissaient,
comme si elles eussent adressé de muettes paroles à un être
invisible.
Après une longue contemplation, enhardie par le silence et la
solitude, Tahoser, éperdue, se pencha sur le front du dormeur,
retenant son souffle, pressant son cœur de sa main, et y posa un
baiser peureux, furtif, ailé ; puis elle se releva toute
honteuse et toute rougissante.
Le dormeur avait senti vaguement, à travers son rêve, les lèvres
de Tahoser ; il poussa un soupir et dit en hébreu :
« O Ra’hel, bien-aimée Ra’hel ! » Heureusement,
ces mots d’une langue inconnue ne présentaient aucun sens à la
fille de Pétamounoph ; et elle reprit l’éventail de feuilles
de palmier, espérant et craignant que Poëri se réveillât.
Chapitre 7
Lorsque le jour parut, Nofré, qui couchait sur un petit lit aux
pieds de sa maîtresse, fut surprise de ne pas entendre Tahoser
l’appeler comme d’habitude en frappant ses mains l’une contre
l’autre. Elle se souleva sur son coude et vit que le lit était
vide. Cependant les premiers rayons du soleil, atteignant la frise
du portique, commençaient seulement à jeter sur le mur l’ombre des
chapiteaux et le haut du fût des colonnes. Tahoser ordinairement
n’était pas si matinale, et elle ne quittait guère sa couche sans
l’aide de ses femmes ; jamais non plus elle ne sortait
qu’après avoir fait réparer dans sa coiffure le désordre de la nuit
et verser sur son beau corps des affusions d’eau parfumée qu’elle
recevait à genoux, les bras repliés devant sa poitrine.
Nofré, inquiète, jeta sur elle une chemise transparente, plaça
ses pieds dans des sandales en fibres de palmier, et se mit à la
recherche de sa maîtresse.
Elle la chercha d’abord sous les portiques des deux cours,
pensant que, ne pouvant dormir, Tahoser était peut-être allée
respirer la fraîcheur de l’aube le long de ces promenoirs
intérieurs.
Tahoser n’y était pas.
« Visitons le jardin, se dit Nofré ; elle aura
peut-être eu la fantaisie de voir briller la rosée nocturne sur les
feuilles des plantes et d’assister une fois au réveil des
fleurs. » Le jardin, battu en tous sens, ne contenait que la
solitude.
Allées, tonnelles, berceaux, bosquets, Nofré interrogea tout
sans succès.
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