Thèbes, à ce moment, devait être déserte comme si un
conquérant eût emmené son peuple en captivité.
Le cadre était d’ailleurs digne du tableau. Au milieu de
verdoyantes cultures, d’où jaillissaient des aigrettes de
palmiers-doums, se dessinaient, vivement coloriés, des habitations
de plaisance, des palais, des pavillons d’été entourés de sycomores
et de mimosas. Des bassins miroitaient au soleil, des vignes
enlaçaient leurs festons à des treillages voûtés ; au fond, se
découpait la gigantesque silhouette du palais de Rhamsès-Meïamoun,
avec ses pylônes démesurés, ses murailles énormes, ses mâts dorés
et peints, dont les banderoles flottaient au vent ; plus au
nord, les deux colosses qui trônent avec une pose d’éternelle
impassibilité, montagne de granit à forme humaine, devant l’entrée
de l’Aménophium, s’ébauchaient dans une demi-teinte bleuâtre,
masquant à demi le Rhamesséium plus lointain et le tombeau en
retrait du grand prêtre, mais laissant entrevoir par un de ses
angles le palais de Ménephta.
Plus près de la chaîne libyque, le quartier des Memnonia, habité
par les colchytes, les paraschistes et les tarischeutes, faisait
monter dans l’air bleu les rousses fumées de ses chaudières de
natron : car le travail de la mort ne s’arrête jamais, et la
vie a beau se répandre tumultueuse, les bandelettes se préparent,
les cartonnages se moulent, les cercueils se couvrent
d’hiéroglyphes, et quelque cadavre froid, allongé sur le lit
funèbre à pieds de lion ou de chacal, attend qu’on lui fasse sa
toilette d’éternité.
A l’horizon, mais rapprochées par la transparence de l’air, les
montagnes libyques découpaient sur le ciel pur leurs dentelures
calcaires, et leurs masses arides évidées par les hypogées et les
syringes.
Lorsqu’on se tournait vers l’autre rive, la vue n’était pas
moins merveilleuse ; les rayons du soleil coloraient en rose,
sur le fond vaporeux de la chaîne arabique, la masse gigantesque du
palais du Nord, que l’éloignement pouvait à peine diminuer, et qui
dressait ses montagnes de granit, sa forêt de colonnes géantes,
au-dessus des habitations à toit plat.
Devant le palais s’étendait une vaste esplanade descendant au
fleuve par deux escaliers placés à ses angles ; au milieu, un
dromos de criosphinx, perpendiculaire au Nil, conduisait à un
pylône démesuré, précédé de deux statues colossales, et d’une paire
d’obélisques dont les pyramidions dépassant sa corniche découpaient
leur pointe couleur de chair sur l’azur uni du ciel.
En recul au-dessus de la muraille d’enceinte se présentait par
sa face latérale le temple d’Ammon ; et plus à droite
s’élevaient le temple de Khons et le temple d’oph ; un
gigantesque pylône vu de profil et tourné vers le midi, deux
obélisques de soixante coudées de haut marquaient le commencement
de cette prodigieuse allée de deux mille sphinx à corps de lion et
à tête de bélier, se prolongeant du palais du Nord au palais du
Sud ; sur les piédestaux l’on voyait s’évaser les croupes
énormes de la première rangée de ces monstres tournant le dos au
Nil.
Plus loin s’ébauchaient vaguement dans une lumière rosée des
corniches où le globe mystique déployait ses vastes ailes, des
têtes de colosses à figure placide, des angles d’édifices immenses,
des aiguilles de granit, des superpositions de terrasses, des
bouquets de palmiers, s’épanouissant comme des touffes d’herbe
entre ces prodigieux entassements ; et le palais du Sud
développait ses hautes parois coloriées, ses mâts pavoisés, ses
portes en talus, ses obélisques et ses troupeaux de sphinx.
Au-delà tant que la vue pouvait s’étendre, Oph se déployait avec
ses palais, ses collèges de prêtres, ses maisons, et de faibles
lignes bleues indiquaient aux derniers plans la crête de ses
murailles et le sommet de ses portes.
Tahoser regardait vaguement cette perspective familière pour
elle, et ses yeux distraits n’exprimaient aucune admiration ;
mais, en passant devant une maison presque enfouie dans une touffe
de luxuriante végétation, elle sortit de son apathie, sembla
chercher du regard sur la terrasse et à la galerie extérieure une
figure connue.
Un beau jeune homme, nonchalamment appuyé à une des colonnettes
du pavillon, paraissait regarder la foule ; mais ses prunelles
sombres, devant lesquelles semblait danser un rêve, ne s’arrêtèrent
pas sur le char qui portait Tahoser et Nofré.
Cependant la petite main de la fille de Pétamounoph s’accrochait
nerveusement au rebord du char. Ses joues avaient pâli sous la
légère couche de fard dont Nofré les avaient peintes et, comme si
elle défaillait, à plusieurs reprises elle aspira l’odeur de son
bouquet de lotus.
Chapitre 3
Malgré sa perspicacité habituelle, Nofré n’avait pas remarqué
l’effet produit sur sa maîtresse par le dédaigneux inconnu :
elle n’avait vu ni sa pâleur suivie d’une rougeur foncée, ni la
lueur plus vive de son regard, ni entendu le bruissement des émaux
et des perles de ses colliers, que soulevait le mouvement de sa
gorge palpitante ; il est vrai que son attention tout entière
était occupée à diriger son attelage, chose assez difficile parmi
les masses de plus en plus compactes de curieux accourus pour
assister à la rentrée triomphale du Pharaon.
Enfin le char arriva au champ de manœuvre, immense enceinte
aplanie avec soin pour le déploiement des pompes militaires :
des terrassements, qui avaient dû employer pendant des années les
bras de trente nations emmenées en esclavage, formaient un cadre en
relief au gigantesque parallélogramme ; des murs de briques
crues formant talus revêtaient ces terrassements, leurs crêtes
étaient garnies, sur plusieurs rangées de profondeur, par des
centaines de mille d’Égyptiens dont les costumes blancs ou bigarrés
de couleurs vives papillotaient au soleil dans ce fourmillement
perpétuel qui caractérise la multitude, même lorsqu’elle semble
immobile ; en arrière de ce cordon de spectateurs, les chars,
les chariots, les litières, gardés par les cochers, les conducteurs
et les esclaves, avaient l’aspect d’un campement de peuple en
migration, tant le nombre en était considérable : car Thébes,
la merveille du monde antique, comptait plus d’habitants que
certains royaumes.
Le sable uni et fin de la vaste arène bordée d’un million de
têtes, scintillait de points micacés, sous la lumière tombant d’un
ciel bleu comme l’émail des statuettes d’osiris.
Sur le côté sud du champ de manœuvre, le revêtement
s’interrompait et laissait déboucher dans la place une route se
prolongeant vers l’Ethiopie supérieure, le long de la chaîne
libyque. A l’angle opposé, le talus coupé permettait au chemin de
se continuer jusqu’au palais de Rhamsès-Meïamoun, en passant à
travers les épaisses murailles de briques.
La fille de Pétamounoph et Nofré, à qui les serviteurs avaient
fait faire place, se tenaient à cet angle, sur le sommet du talus,
de façon à voir défiler tout le cortège sous leurs pieds.
Une prodigieuse rumeur, sourde, profonde et puissante comme
celle d’une mer qui approche, se fit entendre dans le lointain et
couvrit les mille susurrements de la foule : ainsi le
rugissement d’un lion fait taire les miaulements d’une troupe de
chacals. Bientôt le bruit particulier des instruments se détacha de
ce tonnerre terrestre produit par le roulement des chars de guerre
et le pas rythmé des combattants à pied ; une sorte de brume
roussâtre, comme celle que soulève le vent du désert, envahit le
ciel de ce côté, et pourtant la brise était tombée ; il n’y
avait pas un souffle d’air, et les branches les plus délicates des
palmiers restaient immobiles comme si elles eussent été sculptées
dans le granit des chapiteaux ; pas un cheveu ne frissonnait
sur la tempe moite des femmes, et les barbes cannelées de leurs
coiffures s’allongeaient flasquement derrière leur dos. Ce
brouillard poudreux était produit par l’armée en marche, et planait
au-dessus d’elle comme un nuage fauve.
Le tumulte augmentait ; les tourbillons de poussière
s’ouvrirent, et les premières files de musiciens débouchèrent dans
l’immense arène, à la grande satisfaction de la multitude, qui
malgré son respect pour la majesté pharaonique, commençait à se
lasser d’attendre sous un soleil qui eût fait fondre tout autre
crâne que des crânes égyptiens.
L’avant-garde des musiciens s’arrêta quelques instants ;
des collèges de prêtres, des députations des principaux habitants
de Thèbes traversèrent le champ de manœuvre pour aller au-devant du
Pharaon, et se rangèrent en haie dans les poses du respect le plus
profond, de manière à laisser le passage libre au cortège.
La musique, qui, à elle seule, eût pu former une petite armée,
se composait de tambours, de tambourins, de trompettes et de
sistres.
Le premier peloton passa, sonnant une retentissante fanfare de
triomphe dans ses courts clairons de cuivre brillants comme de
l’or. Chacun de ces musiciens portait un second clairon sous le
bras, comme si l’instrument avait dû se fatiguer plutôt que
l’homme. Le costume de ces trompettes consistait en une sorte de
courte tunique serrée par une ceinture dont les larges bouts
retombaient par-devant ; une bandelette où s’implantaient deux
plumes d’autruche divergentes serrait leur épaisse chevelure. Ces
plumes ainsi posées rappelaient les antennes des scarabées et
donnaient à ceux qui en étaient coiffés une bizarre apparence
d’insectes.
Les tambours, vêtus d’une simple cotte plissée et nus jusqu’à la
ceinture, frappaient avec des baguettes en bois de sycomore la peau
d’onagre de leurs caisses au ventre bombé, suspendues à un baudrier
de cuir, d’après le rythme que leur indiquait en tapant dans ses
mains un maître tambour qui se retournait souvent vers eux.
Après les tambours venaient les joueurs de sistre, qui
secouaient leur instrument par un geste brusque et saccadé, et
faisaient sonner, à intervalles mesurés, les anneaux de métal sur
les quatre tringles de bronze.
Les tambourins portaient transversalement devant eux leur caisse
oblongue, rattachée par une écharpe passée derrière leur col, et
frappaient à pleins poings la peau tendue aux deux bouts.
Chaque corps de musique ne comptait pas moins de deux cents
hommes ; mais l’ouragan de bruit que produisaient clairons,
tambours, sistres, tambourins, et qui eût fait saigner les oreilles
dans l’intérieur d’un palais, n’avait rien de trop éclatant ni de
trop formidable sous la vaste coupole du ciel, au milieu de cet
immense espace, parmi ce peuple bourdonnant, en tête de cette armée
à lasser les nornenclateurs, qui s’avançait avec le grondement des
grandes eaux.
Était-ce trop d’ailleurs de huit cents musiciens pour précéder
un Pharaon bien-aimé d’Ammon-Ra, représenté par des colosses de
basalte et de granit de soixante coudées de haut, ayant son nom
écrit dans des cartouches sur des monuments impérissables, et son
histoire sculptée et peinte sur les murs des salles hypostyles, sur
les parois des pylônes, en interminables bas-reliefs, en fresques
sans fin ? était-ce trop, en vérité, pour un roi soulevant par
leur chevelure cent peuples conquis, et du haut de son trône
morigénant les nations avec son fouet, pour un Soleil vivant
brûlant les yeux éblouis, pour un dieu, à l’éternité
près ?
Après la musique arrivaient les captifs barbares, à tournures
étranges, à masque bestial, à peau noire, à chevelure crépue,
ressemblant autant au singe qu’à l’homme, et vêtus du costume de
leur pays : une jupe au-dessus des hanches et retenue par une
bretelle unique, brodée d’ornements de couleurs diverses.
Une cruauté ingénieuse et fantasque avait présidé à
l’enchaînement de ces prisonniers. Les uns étaient liés derrière le
dos par les coudes ; les autres, par les mains élevées
au-dessus de la tête, dans la position la plus gênante ;
ceux-ci avaient les poignets pris dans des cangues de bois ;
ceux-là, le col étranglé dans un carcan ou dans une corde qui
enchaînait toute une file, faisant un nœud à chaque victime. Il
semblait qu’on eût pris plaisir à contrarier autant que possible
les attitudes humaines, en garrottant ces malheureux qui
s’avançaient devant leur vainqueur d’un pas gauche et contraint,
roulant de gros yeux et se livrant à des contorsions arrachées par
la douleur.
Des gardiens marchant à côté d’eux réglaient leur allure à coups
de bâton.
Des femmes basanées, aux longues tresses pendantes, portant
leurs enfants dans un lambeau d’étoffe noué à leur front, venaient
derrière, honteuses, courbées, laissant voir leur nudité grêle et
difforme, vil troupeau dévoué aux usages les plus infimes.
D’autres, jeunes et belles, la peau d’une nuance moins foncée,
les bras ornés de larges cercles d’ivoire, les oreilles allongées
par de grands disques de métal, s’enveloppaient de longues tuniques
à manches larges, entourées au col d’un ourlet de broderies et
tombant à plis fins et pressés jusque sur leurs chevilles, où
bruissaient des anneaux ; pauvres filles arrachées à leur
patrie, à leurs parents, à leurs amours peut-être ; elles
souriaient cependant à travers leurs larmes, car le pouvoir de la
beauté est sans bornes, l’étrangeté fait naître le caprice, et
peut-être la faveur royale attendait-elle une de ces captives
barbares dans les profondeurs secrètes du gynécée.
Des soldats les accompagnaient et les préservaient du contact de
la foule.
Les porte-étendards venaient ensuite, élevant les hampes dorées
de leurs enseignes représentant des bans mystiques, des éperviers
sacrés, des têtes d’Hâthor surmontées de plumes d’autruche, des
ibex ailés, des cartouches historiés au nom du roi, des crocodiles
et autres symboles religieux ou guerriers. A ces étendards étaient
nouées de longues cravates blanches, ocellées de points noirs que
le mouvement de la marche faisait gracieusement voltiger.
A l’aspect des étendards annonçant la venue du Pharaon, les
députations de prêtres et de notables tendirent vers lui leurs
mains suppliantes, ou les laissèrent pendre sur leurs genoux, les
paumes tournées en l’air. Quelques-uns même se prosternèrent les
coudes serrés au long du corps, le front dans la poudre, avec des
attitudes de soumission absolue et d’adoration profonde ; les
spectateurs agitaient en tous sens leurs grandes palmes.
Un héraut ou lecteur, tenant à la main un rouleau couvert de
signes hiéroglyphiques, s’avança tout seul entre les porte
étendards et les thuriféraires qui précédaient la litière du
roi.
Il proclamait d’une voix forte, retentissante comme une
trompette d’airain, les victoires du Pharaon : il disait les
fortunes des divers combats, le nombre des captifs et des chars de
guerre enlevés à l’ennemi, le montant du butin, les mesures de
poudre d’or, les dents d’éléphant, les plumes d’autruche, les
masses de gomme odorante, les girafes, les lions, les panthères et
autres animaux rares ; il citait le nom des chefs barbares
tués par les javelines ou les flèches de Sa Majesté, l’Aroëris
tout-puissant, le favori des dieux.
A chaque énonciation, le peuple poussait une clameur immense,
et, du haut des talus, jetait sur la route du vainqueur de longues
branches vertes de palmier qu’il balançait.
Enfin le Pharaon parut !
Des prêtres, se retournant à intervalles égaux, allongeaient
vers lui leurs amschirs après avoir jeté de l’encens sur les
charbons allumés dans la petite coupe de bronze, soutenue par une
main emmanchée d’une espèce de sceptre terminé à l’autre bout par
une tête d’animal sacré, et marchaient respectueusement à reculons
pendant que la fumée odorante et bleue montait aux narines du
triomphateur, en apparence indifférent à ces honneurs comme une
divinité de bronze ou de basalte.
Douze oëris ou chefs militaires, la tête couverte d’un léger
casque surmonté d’une plume d’autruche, le torse nu, les reins
enveloppés d’un pagne à plis roides, portant devant eux leur targe
suspendue à leur ceinture, soutenaient une sorte de pavois sur
lequel posait le trône du Pharaon. C’était un siège à pieds et à
bras de lion, au dossier élevé, garni d’un coussin débordant, orné
sur sa face latérale d’un lacis de fleurs roses et bleues ;
les pieds, les bras, les nervures du trône étaient dorés, et de
vives couleurs remplissaient les places laissées vides par la
dorure.
De chaque côté du brancard, quatre flabellières agitaient au
bout de hampes dorées d’énormes éventails de plumes d’une forme
semi-circulaire ; deux prêtres soulevaient une grande corne
d’abondance richement ornementée, d’où retombaient en gerbes de
gigantesques fleurs de lotus.
Le Pharaon était coiffé d’un casque allongé en mitre, découpant
par une échancrure la conque de l’oreille et se rabattant vers la
nuque pour la protéger. Sur le fond bleu du casque scintillait un
semis de points semblables à des prunelles d’oiseau et formés de
trois cercles noirs, blancs et rouges ; un liséré écarlate et
jaune en garnissait le bord, et la vipère symbolique, tordant ses
anneaux d’or sur la partie antérieure, se redressait et se
rengorgeait au-dessus du front royal ; deux longues barbes
cannelées et de couleur pourpre flottaient sur les épaules et
complétaient cette coiffure d’une majestueuse élégance.
Un large gorgerin à sept rangs d’émaux, de pierres précieuses et
de perles d’or s’arrondissait sur la poitrine du Pharaon et jetait
de vives lueurs au soleil. Pour vêtement supérieur il portait une
espèce de brassière quadrillée de rose et de noir, dont les bouts
allongés en bandelettes tournaient plusieurs fois autour du buste
et le serraient étroitement ; les manches, coupées à la
hauteur du biceps et bordées de lignes transversales d’or, de rouge
et de bleu, laissaient voir des bras ronds et forts, dont le gauche
était garni d’un large poignet de métal destiné à amortir le
frôlement de la corde lorsque le Pharaon décochait une flèche de
son arc triangulaire, et dont le droit, orné d’un bracelet composé
d’un serpent enroulé plusieurs fois sur lui-même, tenait un long
sceptre d’or terminé par un bouton de lotus. Le reste du corps
était enveloppé d’une draperie du plus fin lin à plis multipliés,
arrêtée aux hanches par une ceinture imbriquée de plaquettes en
émail et en or. Entre la brassière et la ceinture, le torse
apparaissait luisant et poli comme le granit rose travaillé par un
ouvrier habile. Des sandales à pointes recourbées, pareilles à des
patins, chaussaient ses pieds étroits et longs, rapprochés l’un de
l’autre comme les pieds des dieux sur les murailles des
temples.
Sa figure lisse, imberbe, aux grands traits purs, qu’il ne
semblait au pouvoir d’aucune émotion humaine de déranger et que le
sang de la vie vulgaire ne colorait pas, avec sa pâleur morte, ses
lèvres scellées, ses yeux énormes, agrandis de lignes noires, dont
les paupières ne s’abaissaient non plus que celles de l’épervier
sacré, inspirait par son immobilité même une respectueuse
épouvante. On eût dit que ces yeux fixes ne regardaient que
l’éternité et l’infini ; les objets environnants ne
paraissaient pas s’y refléter. Les satiétés de la jouissance, le
blasement des volontés satisfaites aussitôt qu’exprimées,
l’isolement du demi-dieu qui n’a pas de semblables parmi les
mortels, le dégoût des adorations et comme l’ennui du triomphe
avaient figé à jamais cette physionomie, implacablement douce et
d’une sérénité granitique. Osiris jugeant les âmes n’eût pas eu
l’air plus majestueux et plus calme.
Un grand lion privé, couché à côté de lui sur le brancard,
allongeait ses énormes pattes comme un sphinx sur son piédestal, et
clignait ses prunelles jaunes.
Une corde, attachée à la litière, reliait au Pharaon les chars
de guerre des chefs vaincus ; il les traînait derrière lui,
comme des animaux à la laisse. Ces chefs, à l’attitude morne et
farouche, dont les coudes rapprochés par une ligature formaient un
angle disgracieux, vacillaient gauchement à la trépidation des
chars, que menaient des cochers égyptiens.
Ensuite venaient les chars de guerre des jeunes princes de la
famille royale ; des chevaux de race pure, aux formes
élégantes et nobles, aux jambes fines, aux jarrets nerveux, à la
crinière taillée en brosse, les traînaient, attelés deux à deux, en
secouant leurs têtes empanachées de plumes rouges, ornées de
têtières et de frontaux à bossettes de métal. Un timon courbe
appuyait sur leurs garrots garnis de panneaux écarlates deux
sellettes surmontées de boules en airain poli, et que réunissait un
joug léger, infléchi comme un arc dont les cornes
rebrousseraient ; une sous-ventrière et une courroie pectorale
richement piquée et brodée, de riches housses rayées de bleu ou de
rouge et frangées de houppes complétaient ce harnachement solide,
gracieux et léger.
La caisse du char, peinte de rouge et de vert, garnie de plaques
et de demi-sphères de bronze, semblable à l’umbo des boucliers,
était flanquée de deux grands carquois posés diagonalement en sens
contraire, dont l’un renfermait des javelines et l’autre des
flèches. Sur chaque face, un lion sculpté et doré, les pattes en
arrêt, le mufle plissé par un effroyable rictus, semblait rugir et
vouloir s’élancer sur les ennemis.
Les jeunes princes avaient pour coiffure une bandelette qui
serrait leurs cheveux et où s’entortillait, en gonflant sa gorge,
la vipère royale ; pour vêtement une tunique ornée au col et
aux manches de broderies éclatantes et cerclée à la taille d’un
ceinturon de cuir fermé par une plaque de métal gravée
d’hiéroglyphes ; à ce ceinturon était passé un long poignard à
lame d’airain triangulaire, dont la poignée cannelée
transversalement se terminait en tête d’épervier.
Sur le char, à côté de chaque prince, se tenaient le cocher
chargé de conduire le char pendant la bataille, et l’écuyer occupé
à parer avec le bouclier les coups dirigés vers le combattant,
pendant que lui-même décochait les flèches ou dardait les javelines
puisées aux carquois latéraux.
A la suite des princes arrivaient les chars, cavalerie des
Égyptiens, au nombre de vingt mille, chacun traîné par deux chevaux
et monté par trois hommes. Ils s’avançaient par dix de front, les
essieux se touchant presque et ne se heurtant jamais, tant
l’habileté des cochers était grande.
Quelques chars moins pesants, destinés aux escarmouches et aux
reconnaissances, marchaient en tête et ne portaient qu’un seul
guerrier ayant, pour garder les mains libres pendant la bataille,
les rênes de son attelage passées autour du corps ; avec
quelques pesées à droite, à gauche ou en arrière, il dirigeait et
arrêtait ses chevaux ; et c’était vraiment merveilleux de voir
ces nobles bêtes, qui semblaient abandonnées à elles-mêmes, guidées
par d’imperceptibles mouvements, conserver une imperturbable
régularité d’allure.
Sur un de ces chars, l’élégant Ahmosis, le protégé de Nofré,
dressait sa haute taille et promenait ses regards sur la foule, en
cherchant à y découvrir Tahoser.
Le piétinement des chevaux, contenus à grand-peine, le tonnerre
des roues garnies de bronze, le frisson métallique des armes
donnaient à ce défilé quelque chose d’imposant et de formidable,
fait pour jeter la terreur dans les âmes les plus intrépides. Les
casques, les plumes, les boucliers, les corselets papelonnés
d’écailles vertes, rouges et jaunes, les arcs dorés, les glaives
d’airain reluisaient et flamboyaient terriblement au soleil ouvert
dans le ciel, au-dessus de la chaîne libyque, comme un grand œil
osirien, et l’on sentait que le choc d’une pareille armée devait
balayer les nations comme l’ouragan chasse devant lui une paille
légère.
Sous ces roues innombrables, la terre résonnait et tremblait
sourdement, comme si une catastrophe de la nature l’eût agitée.
Aux chars succédèrent les bataillons d’infanterie, marchant en
ordre, le bouclier au bras gauche, et, suivant leur arme, la lance,
le harpé, l’arc, la fronde ou la hache à la main droite ; les
têtes de ces soldats étaient couvertes d’armets ornés de deux
mèches de crin, leurs corps sanglés par une ceinture-cuirasse en
peau de crocodile. Leur air impassible, la régularité parfaite de
leurs mouvements, leur teint de cuivre rouge foncé encore par une
expédition récente aux régions brûlantes de l’Éthiopie supérieure,
la poudre du désert tamisée sur leurs vêtements inspiraient
l’admiration pour leur discipline et leur courage. Avec de tels
soldats, l’Égypte pouvait conquérir le monde.
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