Ensuite venaient les
troupes alliées, reconnaissables à la forme barbare de leurs
casques pareils à des mitres tronquées, ou surmontés de croissants
embrochés dans une pointe. Leurs glaives aux larges tranchants,
leurs haches tailladées devaient faire d’inguérissables
blessures.
Des esclaves portaient le butin annoncé par le héraut sur leurs
épaules ou sur des brancards, et des belluaires traînaient en
laisse des panthères, des guépards s’écrasant contre terre comme
pour se cacher, des autruches battant des ailes, des girafes
dépassant la foule de toute la longueur de leur col, et jusqu’à des
ours bruns pris, disait-on, dans les montagnes de la Lune.
Depuis longtemps déjà le roi était rentré dans son palais que le
défilé continuait encore.
En passant devant le talus où se tenaient Tahoser et Nofré, le
Pharaon, que sa litière posée sur les épaules des oëris mettait
par-dessus la foule au niveau de la jeune fille, avait lentement
fixé sur elle son regard noir ; il n’avait pas tourné la tête,
pas un muscle de sa face n’avait bougé, et son masque était resté
immobile comme le masque d’or d’une momie ; pourtant ses
prunelles avaient glissé entre ses paupières peintes du côté de
Tahoser, et une étincelle de désir avait animé leurs disques
sombres : effet aussi effrayant que si les yeux de granit d’un
simulacre divin, s’illuminant tout à coup, exprimaient une idée
humaine. Une de ses mains avait quitté le bras de son trône et
s’était levée à demi ; geste imperceptible pour tout le monde,
mais que remarqua un des serviteurs marchant près du brancard, et
dont les yeux se dirigèrent vers la fille de Pétamounoph.
Cependant la nuit était tombée subitement, car il n’y a pas de
crépuscule en Égypte ; la nuit, ou plutôt un jour bleu
succédant à un jour jaune. Sur l’azur d’une transparence infinie
s’allumaient d’innombrables étoiles, dont les scintillations
tremblaient confusément dans l’eau du Nil, agitée par les barques
qui ramenaient à l’autre rive la population de Thèbes ; et les
dernières cohortes de l’armée se déroulaient encore sur la plaine
comme les anneaux d’un serpent gigantesque lorsque la cange déposa
Tahoser à la porte d’eau de son palais.
Chapitre 4
Le Pharaon arriva devant son palais, situé à peu de distance du
champ de manœuvre, sur la rive gauche du Nil.
Dans la transparence bleuâtre de la nuit, l’immense édifice
prenait des proportions encore plus colossales et découpait ses
angles énormes sur le fond violet de la chaîne libyque avec une
vigueur effrayante et sombre. L’idée d’une puissance absolue
s’attachait à ces masses inébranlables, sur lesquelles l’éternité
semblait devoir glisser comme une goutte d’eau sur un marbre.
Une grande cour entourée d’épaisses murailles ornées à leur
sommet de profondes moulures précédait le palais ; au fond de
cette cour se dressaient deux hautes colonnes à chapiteaux de
palmes, marquant l’entrée d’une seconde enceinte. Derrière les
colonnes s’élevait un pylône gigantesque composé de deux monstrueux
massifs, enserrant une porte monumentale plutôt faite pour laisser
passer des colosses de granit que des hommes de chair. Au-delà de
ces propylées, remplissant le fond d’une troisième cour, le palais
proprement dit apparaissait avec sa majesté formidable ; deux
avant-corps pareils aux bastions d’une forteresse se projetaient
carrément, offrant sur leurs faces des bas-reliefs méplats d’une
dimension prodigieuse, qui représentaient sous la forme consacrée
le Pharaon vainqueur flagellant ses ennemis et les foulant aux
pieds ; pages d’histoire démesurées, écrites au ciseau sur un
colossal livre de pierre, et que la postérité la plus reculée
devait lire.
Ces pavillons dépassaient de beaucoup la hauteur du pylône, et
leur corniche évasée et crénelée de merlons s’arrondissait
orgueilleusement sur la crête des montagnes libyques, dernier plan
du tableau. Reliant l’un à l’autre, la façade du palais occupait
tout l’espace intermédiaire. Au-dessus de sa porte géante, flanquée
de sphinx, flamboyaient trois étages de fenêtres carrées trahissant
au-dehors l’éclairage intérieur et découpant sur la paroi sombre
une sorte de damier lumineux. Au premier étage saillaient des
balcons soutenus par des statues de prisonniers accroupis sous la
tablette.
Les officiers de la maison du roi, les eunuques, les serviteurs,
les esclaves, prévenus de l’approche de Sa Majesté par la fanfare
des clairons et le roulement des tambours, s’étaient portés à sa
rencontre, et l’attendaient agenouillés ou prosternés sur le
dallage des cours ; des captifs de la mauvaise race de Schéto
portaient des urnes remplies de sel et d’huile d’olive où trempait
une mèche dont la flamme crépitait vive et claire, et se tenaient
rangés en ligne, de la porte du palais à l’entrée de la première
enceinte, immobiles comme des lampadaires de bronze.
Bientôt la tête du cortège pénétra dans le palais, et,
répercutés par les échos, les clairons et les tambours résonnèrent
avec un fracas qui fit s’envoler les ibis endormis sur les
entablements.
Les oëris s’arrêtèrent à la porte de la façade, entre les deux
pavillons. Des esclaves apportèrent un escabeau à plusieurs marches
et le placèrent à côté du brancard ; le Pharaon se leva avec
une lenteur majestueuse, et se tint debout quelques secondes dans
une immobilité parfaite. Ainsi monté sur ce socle d’épaules, il
planait au-dessus des têtes et paraissait avoir douze
coudées ; éclairé bizarrement, moitié par la lune qui se
levait, moitié par la lueur des lampes, sous ce costume dont les
dorures et les émaux scintillaient brusquement, il ressemblait à
Osiris ou plutôt à Typhon ; il descendit les marches d’un pas
de statue, et pénétra enfin dans le palais.
Une première cour intérieure, encadrée d’un rang d’énormes
piliers bariolés d’hiéroglyphes et soutenant une frise terminée en
volute, fut traversée lentement par le Pharaon au milieu d’une
foule d’esclaves et de servantes prosternés.
Une autre cour se présenta ensuite, entourée d’un promenoir
couvert et de colonnes trapues portant pour chapiteau un dé de grès
dur sur lequel pesait une massive architrave.
Un caractère d’indestructibilité était écrit dans les lignes
droites et les formes géométriques de cette architecture bâtie avec
des quartiers de montagnes : les piliers et les colonnes
semblaient se piéter puissamment pour soutenir le poids des
immenses pierres appuyées sur les cubes de leurs chapiteaux ;
les murs se renverser en talus afin d’avoir plus d’assiette, et les
assises se joindre de façon à ne former qu’un seul bloc ; mais
des décorations polychromes, des bas-reliefs en creux rehaussés de
teintes plates d’un vif éclat donnaient, dans le jour, de la
légèreté et de la richesse à ces énormes masses qui, la nuit,
reprenaient toute leur carrure.
Sur la corniche de style égyptien, dont la ligne inflexible
tranchait dans le ciel un vaste parallélogramme d’azur foncé,
tremblotaient au souffle intermittent de la brise des lampes
allumées de distance en distance ; le vivier, placé au milieu
de la cour, mêlait, en les reflétant, leurs étincelles rouges aux
étincelles bleues de la lune ; des rangées d’arbustes plantés
autour du bassin dégageaient leurs parfums faibles et doux.
Au fond s’ouvrait la porte du gynécée et des appartements
secrets, décorés avec une magnificence toute particulière.
Au-dessous du plafond régnait une frise d’uraeus dressés sur la
queue et gonflant la gorge. Sur l’entablement de la porte, dans la
courbure de la corniche, le globe mystique déployait ses immenses
ailes imbriquées ; des colonnes disposées en lignes
symétriques supportaient d’épaisses membrures de grès formant des
soffites, dont le fond bleu était constellé d’étoiles d’or. Sur les
murailles, de grands tableaux découpés en bas-reliefs méplats et
coloriés des teintes les plus brillantes représentaient les
occupations familières du gynécée et les scènes de la vie intime.
On y voyait le Pharaon sur son trône et jouant gravement aux échecs
avec une de ses femmes se tenant nue et debout devant lui, la tête
ceinte d’un large bandeau d’où s’épanouissaient en gerbe des fleurs
de lotus. Dans un autre tableau, le Pharaon, sans rien perdre de
son impassibilité souveraine et sacerdotale, allongeait la main et
touchait le menton d’une jeune fille, vêtue d’un collier et d’un
bracelet, qui lui présentait un bouquet à respirer.
Ailleurs on l’apercevait incertain et souriant, comme s’il eût
malicieusement suspendu son choix, au milieu des jeunes reines
agaçant sa gravité par toutes sortes de coquetteries caressantes et
gracieuses.
D’autres panneaux représentaient des musiciennes et des
danseuses, des femmes au bain, inondées d’essence et massées par
des esclaves, avec une élégance de poses, une suavité juvénile de
formes et une pureté de traits qu’aucun art n’a dépassées.
Des dessins d’ornementation d’un goût riche et compliqué, d’une
exécution parfaite, où se mariaient le vert, le rouge, le bleu, le
jaune, le blanc, couvraient les espaces laissés vides. Dans des
cartouches et des bandes allongées en stèles se lisaient les titres
du Pharaon et des inscriptions en son honneur.
Sur le fût des énormes colonnes tournaient des figures
décoratives ou symboliques coiffées du pschent, armées du tau, qui
se suivaient processionnellement, et dont l’œil, dessiné de face
sur une tête de profil, semblait regarder curieusement dans la
salle. Des lignes d’hiéroglyphes perpendiculaires séparaient les
zones de personnages. Parmi les feuilles vertes découpées sur le
tambour du chapiteau, des boutons et des calices de lotus se
détachaient avec leurs couleurs naturelles et simulaient des
corbeilles fleuries.
Entre chaque colonne, une selle élégante de bois de cèdre peint
et doré soutenait sur sa plate-forme une coupe de bronze remplie
d’huile parfumée, où les mèches de coton puisaient une clarté
odorante.
Des groupes de vases allongés et reliés par des guirlandes
alternaient avec les lampes et faisaient épanouir au pied des
colonnes des gerbes aux barbes d’or, mêlées d’herbes des champs et
de plantes balsamiques.
Au milieu de la salle, une table ronde en porphyre, dont le
disque était supporté par une figure de captif, disparaissait sous
un entassement d’urnes, de vases, de buires, de pots, d’où
jaillissait une forêt de fleurs artificielles
gigantesques :
car des fleurs vraies eussent semblé mesquines au centre de
cette salle immense, et il fallait mettre la nature en proportion
avec le travail grandiose de l’homme ; les plus vives
couleurs, jaune d’or, azur, pourpre, diapraient ces calices
énormes.
Au fond s’élevait le trône ou fauteuil du Pharaon, dont les
pieds croisés bizarrement et retenus par des nervures enroulées
contenaient, dans l’ouverture de leurs angles, quatre statuettes de
prisonniers barbares asiatiques ou africains, reconnaissables à
leurs physionomies et à leurs vêtements ; ces malheureux, les
coudes noués derrière le dos, à genoux dans une posture incommode,
le corps tendu, portaient sur leur tête humiliée le coussin
quadrillé d’or, de rouge et de noir où s’asseyait leur vainqueur.
Des mufles d’animaux chimériques, dont la gueule laissait échapper
en guise de langue une longue houppe rouge, ornaient les traverses
du siège.
De chaque côté du trône étaient rangés, pour les princes, des
fauteuils moins riches, mai, encore d’une élégance extrême et d’un
caprice charmant : car les Égyptiens ne sont pas moins adroits
à sculpter le buis de cèdre, de cyprès et de sycomore, à le dorer,
à le colorier, à l’incruster d’émaux qu’à tailler dans les
carrières de Philae ou de Syène de monstrueux blocs granitiques
pour les palais des Pharaons et le sanctuaire des dieux.
Le roi traversa la salle d’un pas lent et majestueux, sans que
ses paupières teintes eussent palpité une fois ; rien
n’indiquait qu’il entendît les cris d’amour qui l’accueillaient, ou
qu’il aperçût les êtres humains agenouillés ou prosternés, dont les
plis de sa calasiris effleuraient le front en écumant autour de ses
pieds ; il s’assit les chevilles jointes et les mains posées
sur les genoux, dans l’attitude solennelle des divinités.
Les jeunes princes, beaux comme des femmes, prirent place à la
droite et à la gauche de leur père. Des serviteurs les
dépouillèrent de leurs gorgerins d’émaux, de leurs ceinturons et de
leurs glaives, versèrent sur leurs cheveux des flacons d’essences,
leur frottèrent les bras d’huiles aromatiques, et leur présentèrent
des guirlandes de fleurs, frais colliers de parfums, luxe odorant,
mieux accommodé aux fêtes que la lourde richesse de l’or, des
pierres précieuses et des perles, et qui, du reste, s’y marie
admirablement.
De belles esclaves nues, dont le corps svelte offrait le
gracieux passage de l’enfance à l’adolescence, les hanches cerclées
d’une mince ceinture qui ne voilait aucun de leurs charmes, une
fleur de lotus dans les cheveux, une buire d’albâtre rubané à la
main, s’empressaient timidement autour du Pharaon, et répandaient
l’huile de palme sur ses épaules, ses bras et son torse polis comme
le jaspe. D’autres servantes agitaient autour de sa tête de larges
éventails de plumes d’autruche peintes, ajustées à des manches
d’ivoire ou de bois de santal, qui, échauffé par leurs petites
mains, dégageait une odeur délicieuse ; quelques-unes
élevaient à la hauteur des narines du Pharaon des tiges de nymphaea
au calice épanoui comme la coupe des amschirs. Tous ces soins
étaient rendus avec une dévotion profonde et une sorte de terreur
respectueuse, comme à une personne divine, immortelle, descendue
par pitié des zones supérieures parmi le vil troupeau des hommes.
Car le roi est le fils des dieux, le favori de Phré, le protégé
d’Ammon-Ra.
Les femmes du gynécée s’étaient relevées de leurs prostrations
et assises sur de beaux fauteuils sculptés, dorés et peints, aux
coussins de cuir rouge gonflés avec de la barbe de chardon :
rangées ainsi, elles formaient une ligne de têtes gracieuses et
souriantes, que la peinture eût aimé à reproduire.
Les unes avaient pour vêtement des tuniques de gaze blanche à
raies alternativement opaques et transparentes, dont les manches
courtes mettaient à nu un bras mince et rond couvert de bracelets
du poignet au coude ; les autres, nues jusqu’à la ceinture,
portaient une cotte lilas tendre, striée de bandes plus foncées,
recouverte d’un filet de petits tubes en verre rose laissant voir
entre leurs losanges le cartouche du Pharaon tracé sur
l’étoffe ; d’autres avaient la jupe rouge et le filet en
perles noires ; celles-ci, drapées d’un tissu aussi léger que
l’air tramé, aussi translucide que du verre, en tournaient les plis
autour d’elles, s’arrangeant de façon à faire ressortir
coquettement le contour de leur gorge pure ; celles-là
s’emprisonnaient dans un fourreau papelonné d’écailles bleues,
vertes et rouges, qui moulaient exactement leurs formes ; il y
en avait aussi dont les épaules étaient couvertes d’une sorte de
mante plissée, et qui serraient au-dessous du sein, par une
ceinture à bouts flottants, leur longue robe garnie de franges.
Les coiffures n’étaient pas moins variées : tantôt les
cheveux nattés s’effilaient en spirales ; tantôt ils se
divisaient en trois masses, dont l’une s’allongeait sur le dos et
les deux autres tombaient de chaque côté des joues ; de
volumineuses perruques à petites boucles fortement crêpées, à
innombrables cordelettes maintenues transversalement par des fils
d’or, des rangs d’émaux ou de perles, s’ajustaient comme des
casques à des têtes jeunes et charmantes qui demandaient à l’art un
secours inutile à leur beauté.
Toutes ces femmes tenaient à la main une fleur de lotus bleue,
rose ou blanche, et respiraient amoureusement, avec des
palpitations de narines, l’odeur pénétrante qui s’exhalait du large
calice. Une tige de la même fleur, partant de leur nuque, se
courbait gracieusement sur leur tête et allongeait son bouton entre
leurs sourcils rehaussés d’antimoine.
Devant elles, des esclaves noires ou blanches, n’ayant d’autres
vêtements que le cercle lombaire, leur tendaient des colliers
fleuris tressés de crocus, dont la fleur, blanche en dehors, est
jaune en dedans, de carthames couleur de pourpre, d’héliochryses
couleur d’or, de trychos à baies rouges, de myosotis aux fleurs
qu’on croirait faites avec l’émail bleu des statuettes d’Isis, de
népenthès dont l’odeur enivrante fait tout oublier, jusqu’à la
patrie lointaine.
A ces esclaves d’autres succédaient qui, sur la paume de leur
main droite renversée, portaient des coupes d’argent ou de bronze
pleines de vin, et de la gauche tenaient une serviette où les
convives s’essuyaient les lèvres.
Ces vins étaient puisés dans des amphores d’argile, de verre ou
de métal, qui contenaient d’élégants paniers clissés, posant sur
des bases à quatre pieds, faites d’un bois léger et souple,
entrelaçant ses courbures d’une manière ingénieuse. Les paniers
contenaient sept sortes de vins, de dattier, de palmier et de
vigne, du vin blanc, du vin rouge, du vin vert, du vin nouveau, du
vin de Phénicie et de Grèce, du vin blanc de Maréotique au bouquet
de violette.
Le Pharaon prit aussi la coupe des mains de l’échanson debout
près de son trône, et trempa ses lèvres royales au breuvage
fortifiant.
Alors résonnèrent les harpes, les lyres, les doubles flûtes, les
mandores, accompagnant un chant triomphal qu’accentuaient les
choristes rangés en face du trône, un genou en terre et l’autre
relevé, en frappant la mesure avec la paume de leurs mains. Le
repas commença. Les mets, apportés par des Ethiopiens des immenses
cuisines du palais, où mille esclaves s’occupaient dans une
atmosphère de flamme des préparations du festin, étaient placés sur
des guéridons à quelque distance des convives ; les plats de
bronze, de bois odorant précieusement sculpté, de terre ou de
porcelaine émaillée de couleurs vives, contenaient des quartiers de
bœuf, des cuisses d’antilope, des oies troussées, des silures du
Nil, des pâtes étirées en longs tuyaux et roulées, des gâteaux de
sésame et de miel, des pastèques vertes à pulpe rose, des grenades
pleines de rubis, des raisins couleur d’ambre ou d’améthyste. Des
guirlandes de papyrus couronnaient ces plats de leur feuillage
vert ; les coupes étaient également cerclées de fleurs, et au
centre des tables, du milieu d’un amoncellement de pains à croûte
blonde, estampés de dessins et marqués d’hiéroglyphes, s’élançait
un long vase d’où retombait, élargie en ombrelle, une monstrueuse
gerbe de persolutas, de myrtes, de grenadiers, de convolvulus, de
chrysanthèmes, d’héliotropes, des sériphiums et de périplocas,
mariant toutes les couleurs, confondant tous les parfums.
Sous les tables mêmes, autour du socle, étaient rangés des pots
de lotus. Des fleurs, des fleurs, des fleurs, encore des fleurs,
partout des fleurs ! Il y en avait jusque sous les sièges des
convives ; les femmes en portaient aux bras, au col, sur la
tête, en bracelets, en colliers, en couronnes ; les lampes
brûlaient au milieu d’énormes bouquets ; les plats
disparaissaient dans les feuillages ; les vins pétillaient,
entourés de violettes et de roses : c’était une gigantesque
débauche de fleurs, une colossale orgie aromale, d’un caractère
tout particulier, inconnu chez les autres peuples.
A chaque instant, des esclaves apportaient des jardins, qu’ils
dépouillaient sans pouvoir les appauvrir, des brassées de
clématites, de lauriers-roses, de grenadiers, de xéranthèmes, de
lotus, pour renouveler les fleurs fanées déjà, tandis que des
serviteurs jetaient sur les charbons des amschirs, des grains de
nard et de cinnamore.
Lorsque les plats et les boîtes sculptées en oiseaux, en
poissons, en chimères, qui contenaient les sauces et les
condiments, furent emportés ainsi que les spatules d’ivoire, de
bronze ou de bois, les couteaux d’airain ou de silex, les convives
se lavèrent les mains, et les coupes de vin ou de boisson fermentée
continuèrent à circuler.
L’échanson puisait, avec un godet de métal armé d’un long
manche, le vin sombre et le vin transparent dans deux grands vases
d’or ornés de figures de chevaux et de béliers, que des trépieds
maintenaient en équilibre devant le Pharaon.
Des musiciennes parurent, car le chœur des musiciens s’était
retiré : une large tunique de gaze couvrait leurs corps
sveltes et jeunes, sans plus les voiler que l’eau pure d’un bassin
ne dérobe les formes de la baigneuse qui s’y plonge ; une
guirlande de papyrus nouait leur épaisse chevelure et se
prolongeait jusqu’à terre en brindilles flottantes ; une fleur
de lotus s’épanouissait au sommet de leur tête ; de grands
anneaux d’or scintillaient à leurs oreilles ; un gorgerin
d’émaux et de perles cerclait leur col, et des bracelets se
heurtaient en bruissant sur leurs poignets.
L’une jouait de la harpe, l’autre de la mandore, la troisième de
la double flûte que manœuvraient ses bras bizarrement croisés, le
droit sur la flûte gauche, le gauche sur la flûte droite ; la
quatrième appliquait horizontalement contre sa poitrine une lyre à
cinq cordes ; la cinquième frappait la peau d’onagre d’un
tambour carré. Une petite fille de sept ou huit ans, nue, coiffée
de fleurs, sanglée d’une ceinture, frappant ses mains l’une contre
l’autre, battait la mesure.
Les danseuses firent leur entrée : elles étaient minces,
élancées, souples comme des serpents ; leurs grands yeux
brillaient entre les lignes noires de leurs paupières, leurs dents
de nacre entre les lignes rouges de leurs lèvres ; de longues
spirales de cheveux leur flagellaient les joues ;
quelques-unes portaient une ample tunique rayée de blanc et de
bleu, nageant autour d’elles comme un brouillard ; les autres
n’avaient qu’une simple cotte plissée, commençant aux hanches et
s’arrêtant aux genoux, qui permettait d’admirer leurs jambes
élégantes et fines, leurs cuisses rondes, nerveuses et fortes.
Elles exécutèrent d’abord des poses d’une volupté lente, d’une
grâce paresseuse ; puis, agitant des rameaux fleuris, choquant
des cliquettes de bronze à tête d’Hâthor, heurtant des timbales de
leur petit poing fermé, faisant ronfler sous leur pouce la peau
tannée des tambourins, elles se livrèrent à des pas plus vifs, à
des cambrures plus hardies ; elles firent des pirouettes, des
jetés battus, et tourbillonnèrent avec un entrain toujours
croissant. Mais le Pharaon, soucieux et rêveur, ne daigna leur
donner aucun signe d’assentiment ; ses yeux fixes ne les
avaient même pas regardées.
Elles se retirèrent rougissantes et confuses, pressant de leurs
mains leur poitrine haletante.
Des nains aux pieds tors, au corps gibbeux et difforme, dont les
grimaces avaient le privilège de dérider la majesté granitique du
Pharaon, n’eurent pas plus de succès : leurs contorsions
n’arrachèrent pas un sourire à ses lèvres, dont les coins ne
voulaient pas se relever.
Au son d’une musique bizarre composée de harpes triangulaires,
de sistres, de cliquettes, de cymbales et de clairons, des bouffons
égyptiens, coiffés de hautes mitres blanches de forme ridicule,
s’avancèrent, deux doigts de la main fermés, les trois autres
étendus, répétant leurs gestes grotesques avec une précision
automatique et chantant des chansons extravagantes entremêlées de
dissonances. Sa Majesté ne sourcilla pas.
Des femmes coiffées d’un petit casque d’où pendaient trois longs
cordons terminés en houppe, les chevilles et les poignets cerclés
de bandes de cuir noir, vêtues d’un étroit caleçon retenu par une,
bretelle unique passant sur l’épaule, exécutèrent des tours de
force et de souplesse plus surprenants les uns que les autres, se
cambrant, se renversant, ployant comme une branche de saule leurs
corps disloqués, touchant le sol de leur nuque sans déplacer leurs
talons, supportant, dans cette pose impossible, le poids de leurs
compagnes.
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