Malgré les purges de café noir et de fleur de soufre, un beau matin, à l’appel de son maître, au lieu de bondir en écartant sa paille des quatre pieds, Miraut se leva lentement et avec hésitation. Ses bons yeux, si clairs et si vifs, étaient tristes et rouges, et du nez suintait une vague mucosité incolore comme une salive trop épaisse.
– Nom de Dieu de nom de Dieu ! mâchonna Lisée. Voilà que ça y est ! Pourvu que ce ne soit pas trop grave et qu’il n’en crève pas !
Miraut mangea tout de même la moitié de sa terrine de soupe à laquelle le braconnier avait ajouté, pour la rendre meilleure, un peu de lait ; ensuite il ne chercha point, comme d’ordinaire, à gagner la rue, mais s’en vint lentement, le poil légèrement hérissé et rêche, se coucher en rond derrière le poêle allumé de la chambre.
Le lendemain, le nez coulait plus abondamment, les yeux devenaient chassieux et l’appétit disparaissait avec la fièvre qui l’avait envahi : bien que la température fût douce, Miraut grelottait.
Le maître essaya de lui faire avaler de la fleur de soufre dans du lait : le chien, presque à contrecoeur, but le lait, mais laissa au fond de l’assiette la poussière jaune.
Alors Lisée chercha à se rappeler les vieux remèdes usités en pareille circonstance : il en connaissait plusieurs et commença par se rendre chez le cordonnier Julot, qui lui prépara un emplâtre de poix. Revenu au logis, il rasa le derrière du crâne de Miraut sous l’os pointu qui fait saillie au-dessus des vertèbres cervicales et appliqua l’emplâtre, qui adhéra aussitôt. On dit que ça les guérit, avait reconnu Julot ; en tout cas, c’est bien à ton service, et si ça ne lui fait pas de bien, ça ne peut pas non plus lui faire grand mal.
Mais la poix n’opéra guère. Miraut maigrissait, souffrait, paraissait de plus en plus lent et triste. Son museau toujours frais devenait chaud, sa langue sèche ; il ventait, disait Lisée, c’est-à-dire respirait comme un soufflet violemment pressé. Et il avait toujours froid. De temps en temps, il se levait douloureusement de son sac de toile, venait poser ses pattes sur la platine du fourneau, le poitrail devant le feu, et là, triste comme un petit enfant malade, il laissait pencher sa pauvre tête dolente de côté, tandis que ses yeux rouges, troubles et perdus, vaguaient dans le vide ou fixaient les choses sans les voir.
Il eut des constipations opiniâtres, puis des diarrhées épuisantes, et passait presque toutes les heures immobile, couché en rond, serré sur lui-même, les muscles contractés par un perpétuel grelottement, l’échine rugueuse, comme un petit vieux maniaque qui craint tout des hommes et des choses. Puis ce fut la complète indifférence, et rien ne pouvait le tirer de sa somnolence ou de son marasme. Mitis et Moute et la vieille Mique, le voyant affaissé et souffrant, n’essayaient point de jouer, mais venaient de temps à autre le flairer : toutefois, comme il n’avait pas conservé sa bonne odeur de santé, ils ne le léchaient plus ; mais souvent ils se couchèrent tout contre son poitrail pour le réchauffer. Lui, les regardait de ses yeux d’où nulle lueur ne jaillissait et qui semblaient désespérés.
Il se taisait obstinément. C’est que son mal était en lui et que toute souffrance dont les bêtes ne voient pas la cause ou qui persiste, cette cause étant disparue, les laisse muettes. Qu’un chien ou un chat ou une autre bête domestique, car les sauvages, eux, savent presque toujours se taire, crie ou pleure, ou hurle, ou gronde quand on le heurte, ou qu’on le frappe, ou qu’on le brûle, ou qu’on le mouille, ou qu’on lui marche dessus, cela s’entend : son cri est un appel, une plainte, un défi ou une lutte ; si la source de douleur disparaît, si la cause n’est plus apparente, il se tait.
Tout le monde n’a pu voir mourir un chien empoisonné ; mais qui n’a vu de misérables animaux écrasés par des automobiles, des tramways ou des voitures ! Ils hurlent épouvantablement sous le choc, mais cinq minutes après, quand on les a ramassés, mis sur la paille, ils se lèchent s’ils le peuvent encore et souffrent et meurent sans se plaindre.
Ils n’ont pas besoin, ceux-là, de philosophes pour leur enseigner le stoïcisme.
Si grand que fût le désarroi physique et moral de Miraut, il ne se plaignit jamais, même le jour où la Guélotte, qui n’avait point désarmé et souhaitait de tout coeur sa crevaison prochaine, profita d’une absence de Lisée pour le jeter brutalement dehors.
Violemment, à coups de savate, elle te le balaya, comme elle disait, de son plancher, espérant qu’elle en serait pour tout de bon débarrassée bientôt.
Il ne faisait pas froid, ce jour-là, heureusement, et la rentrée du braconnier provoqua la rentrée du chien.
Cependant, Lisée se désespérait. Il passait de longues heures à côté de son Miraut, lui prenant la tête dans les mains, le caressant, le recouvrant d’un vieux tricot, le bordant comme un gosse, lui desserrant les mâchoires pour le contraindre à avaler quelques gorgées de lait ou quelques bouchées de viande que la pauvre bête, souvent, revomissait presque aussitôt.
Mais ni soins ni remèdes n’agissaient. Il n’y a rien à faire contre la maladie ! La maladie, mot vague et indéfini comme les troubles qu’elle provoque ! D’où vient-elle ? on ne sait pas. Comment la guérit-on ? On ne sait pas non plus. Les vétérinaires, médicastres ou potards ont bien inventé des sirops, fabriqué des pilules, composé des poudres, mais tout ça, c’est de la foutaise dont le plus clair résultat est de faire passer les écus de votre profonde dans leur escarcelle. Autant croire sur ce point les paysans et les bracos qui se sont livrés, au sujet de ce mal mystérieux, aux suppositions les plus baroques, aux conjectures les plus bizarres. D’après les uns, ce serait un ver qui produirait ces troubles, un ver que nul n’a vu et qui tiendrait ses diaboliques assises non point dans l’estomac, mais au bout de la queue. Il s’agit de l’extraire, de l’extraire sans danger pour la bête, et là est le hic ! Pour d’autres, la maladie, c’est le sang qui mue ( ?). Comment ? pourquoi ? Mystère. Enfin, d’aucuns veulent encore que ce soit simplement de la bronchite ; mais affection de la moelle épinière, crise de croissance ou bronchite, nul n’a jamais été capable d’indiquer une cause précise ni de fixer un remède.
Miraut filait un mauvais coton, semblait-il, quand un jour, un Velrans qui passait par là et qui le vit conseilla à Lisée de le conduire immédiatement à son compatriote Kalaie, lequel était possesseur du « secret » pour guérir les chiens de la maladie.
En ce moment, la peau de Miraut présentait par endroits des taches roussâtres, se boutonnait, devenait pustuleuse et croutelevée, tellement, disait la Guélotte, que c’était une dégoûtation de garder une pareille charogne dans la chambre du poêle.
Le Velrans insista.
Kalaie ne demandait rien pour sa peine : il gardait le chien une huitaine, le soignait dans le plus grand mystère et, au bout de ce temps, vous le rendait parfaitement guéri. C’était un secret, un secret qu’il tenait de son grand-père, lequel reboutait aussi les entorses et arrêtait les dartres et qui se perpétuait dans la famille.
Pas plus que les autres paysans qui connaissent d’autres secrets pour d’autres guérisons, pourvu qu’on ait la foi, il ne consentait à le confier à personne et ne demandait pas qu’on lui amenât des bêtes ; mais il n’avait jamais refusé d’en soigner une et – ceci faisait partie sans doute des règles à observer pour obtenir la guérison – ne voulait jamais, jamais, en aucun cas, accepter d’argent comme rétribution.
L’après-midi même, Lisée attela Cadi à la voiture de Philomen et conduisit Miraut à Velrans. Il alla remiser le cheval dans l’écurie de Pépé, qui lui confirma les dires du voyageur, et tous deux menèrent Miraut chez le miraculeux guérisseur.
Kalaie, paysan aisé et rieur, examina le chien, auquel il fit dresser aussitôt un petit matelas sous le poêle de la cuisine ; ensuite il offrit la goutte aux deux visiteurs et parla de la pluie et du beau temps et des semailles et des engrais et de la politique. Étant bon catholique et pratiquant, il n’était pas d’accord avec Lisée, mais ce n’était point une raison pour mal soigner Miraut qui, lui, n’était pas socialiste ni réactionnaire et n’avait pas, heureusement, d’opinions touchant la séparation des Églises et de l’État.
La discussion fut donc courtoise : on tomba d’accord sur un point : que tous les députés et sénateurs, radicaux comme cléricaux, n’étaient que des menteurs et des fripouilles, et sur cette conclusion qui marquait leur bon sens et leur rectitude d’esprit, on se sépara en se serrant la main.
– Tu viendras le chercher dans neuf jours, fixa Kalaie, et tu n’auras pas besoin de prendre une voiture pour l’emmener : il pourra marcher tout seul, je te le promets.
Lisée, plein de craintes et d’espérances, retourna à Longeverne, où la semaine lui parut démesurément longue.
Soit que l’éruption cutanée eût été un heureux dérivatif, soit en effet que le remède de Kalaie fût vraiment souverain, au bout de la huitaine Miraut était guéri ; il se levait, marchait, mangeait ; l’oeil redevenait limpide, vif et joyeux ; le poil se relustrait, l’appétit reprenait.
– Tu n’as qu’à lui faire boulotter de bonnes soupes et, avant quinze jours, il sera gras comme un cochon, affirma Kalaie à Lisée et à Pépé.
– À propos, comment va Caffot ? s’inquiéta ce dernier. Tu ne m’as jamais reparlé de ton goret.
– Il va bien, très bien, comme un bon Siam qu’il est : pourvu qu’il bouffe, il est content. Cependant, je ne crois pas que Miraut sympathise jamais avec lui.
– Ah !
– Oui, la première fois que le chien s’est approché de l’auge, où il barbotait, pour le flairer, il lui a « pouffé » et reniflé au nez comme un grossier qu’il est, et Miraut, qui est une bête polie, ne lui pardonnera pas de sitôt ; après tout, ça n’a pas d’importance, mais nous allons boire un litre. Kalaie, mon vieux, je sais que tu n’accepterais pas de sous et je ne t’en offre pas, mais, ma parole, tu viens de me rendre un sacré service. Tu ne peux pas refuser de trinquer avec nous à l’auberge ; malgré que nous ne soyons pas, en politique, du même bord, ça n’empêche que tu es un bon bougre et que je serais vexé si tu n’entrais pas prendre un verre et revoir ton malade quand tu passeras à Longeverne.
– C’est rien, c’est rien, affirmait Kalaie.
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