Nous l’avons vu quand il la serrait, la servante et moi, mais nous sommes arrivées trop tard. Elle m’a dit de te l’apporter pour que tu voies et que tu le corriges : je ne sais pas si on te la fera payer.
– Je te remercie, proféra sèchement Lisée et, sans dire autre chose, attrapant le chien par le collier, lâchant son chou pour saisir de l’autre main la poule morte, avec cette cravache d’un nouveau genre, corps même du délit, il administra à Miraut une volée fantastique et terrible, frappant d’ailleurs et prudemment aux bons endroits, de façon qu’il sentît bien, tout en ne courant aucun danger, que les coups venaient de la poule et qu’il serait dangereux pour sa peau, à l’avenir, de s’attaquer encore à ces bestioles-là.
Mais quand il eut fait, ce ne fut pas tout.
– Ah, cochon ! tu aimes les poules ; eh bien ! tu la traîneras celle-ci, tu la traîneras plus que tu ne voudras, et puisque tu en aimes l’odeur, tu la sentiras aussi plus qu’à ton saoul ! Attends un peu.
Lors, au moyen d’une forte ficelle de chanvre, il noua la volaille sur le poitrail du chien, le cou entrant dans le collier, les pattes passant entre les jambes de devant ; il attacha ses pattes à une autre ficelle qui se nouait elle-même sur le dos et, dans cet appareil, condamna Miraut, trois jours durant au moins, à traîner la poule devant tout le monde et les autres chiens y compris, lui, Lisée, étant toujours présent pour lui faire honte et lui rappeler en grondant qu’il n’était qu’un méchant azor de rien du tout, un jeanfoutre de viôce qui ne valait pas la corde pour le pendre, ou la cartouche pour l’occire, un sale salaud de m... à qui il en ficherait jusqu’à ce qu’il en crève s’il s’avisait de recommencer jamais.
Trois jours, comme il en avait été décidé, Miraut en laisse, et la poule en bandoulière, dut suivre Lisée, à qui les gosses faisaient cortège et qui ricanaient en interpellant le chien. Miraut était honteux, car les chiens connaissent la honte s’ils ignorent la pudeur, et ils sentent très bien la raillerie. Il baissait le nez, s’embarrassait dans les jambes du maître, regardait avec des yeux navrés et, quand il n’était pas observé, cherchait à se débarrasser de son encombrant fardeau. Mais il ne parvenait point à couper les ficelles et, s’enfonçant le nez dans la plume qui le chatouillait, il éternuait et il pleurait.
Lisée fut inflexible.
– Tu la traîneras, mon cochon, répétait-il, jusqu’à ce qu’elle pourrisse et qu’elle pue comme un vieux Munster, ça t’apprendra. C’est moi qui jugerai quand tu devras en avoir assez.
De dégoût pour la bestiole qu’il promenait toujours, comme un forçat traîne son boulet, agacé du contact, écoeuré par l’odeur, Miraut, pour ne point la toucher, marchait en écartant les pattes, et, pour ne pas la sentir, levait le nez en l’air autant qu’il lui était possible de le faire.
Le quatrième matin, des griffes et des pattes, dans le mystère et le silence, il réussit, on ne sut jamais comment, à s’en dépêtrer enfin. Lisée, allant le prendre à sa remise, trouva dans un coin la poule intacte, aussi éloignée que possible du chien, qui jetait des regards inquiets tantôt sur elle et tantôt sur son maître.
Après qu’il se fut bien rendu compte qu’il n’y avait point mordu, le chasseur, revenu près de Miraut, se laissa enfin émouvoir par le pauvre toutou, qui se leva hésitant et, timidement, se hasarda à lécher les grosses mains rudes pendant le long des cuisses sur le pantalon de droguet.
– Tu tâcheras de recommencer, proféra-t-il fortement, mais sans colère ni menace, en désignant la géline d’un index sévère.
Et ce fut ainsi que la paix fut faite entre Lisée et Miraut et que ce dernier fut radicalement corrigé de la sotte manie de courir la poule, gibier qui était en effet bien indigne du nez fameux du célèbre chien de chasse qu’il devait être un jour.
C’était un soir calme de fin d’automne. La nuit, à grands pas, venait, noircissant par degrés la chape bleue du ciel qui s’étoilait lentement. Pas un souffle de vent ne troublait la tiédeur enveloppante ; les fumées montaient calmes des cheminées, formant sur les carapaces bigarrées des toitures un léger manteau vaporeux. Les clarines tintaient joyeuses au cou des vaches qui rentraient des champs et marchaient d’une vive allure vers l’abreuvoir ; le marteau du forgeron Martin sonnait par intervalles sur l’enclume argentine, et tous ces bruits formaient une rumeur paisible et chantante qui était comme la respiration vigoureuse ou la saine émanation sonore du village.
Point trop las de sa journée, les deux jambes de part et d’autre de l’enclume à « chapeler » les faux, fixée dans le vieux tronc de poirier sur lequel il était assis à califourchon, Lisée le chasseur, Lisée le braco, rêvait en fumant sa pipe. Plus fatigué, lui, d’une longue randonnée en plein champ, Miraut s’était gravement assis sur son derrière, et, impassible et clignant des yeux par moments, regardait son maître, tirant d’énormes bouffées de son éternel brûle-gueule.
Un pas sonna dans le sentier de l’enclos, et le chien, le reconnaissant pour celui d’un familier, se leva aussitôt, frétillant et aimable, pour saluer, en lui sautant à la poitrine et en lui léchant les mains, l’ami Philomen, maître de Bellone.
– Salut, ma vieille branche ! s’exclama Lisée.
– Je suis venu en bourrer une près de toi, histoire d’attendre le moment de la soupe, expliqua Philomen en choisissant pour siège le bout équarri d’une grosse poutre noircie par les intempéries et qui servait de banc rustique.
Et les deux hommes se mirent à deviser des travaux de la saison, du blé qu’on commençait à battre et qui rendait pas mal, des labours et des semailles qui s’achevaient dans de bonnes conditions, du bois qu’ils couperaient aux premières heures de liberté et des défrichements qu’ils entreprendraient au cours de l’hiver prochain.
Miraut s’était rassis. Les rumeurs s’étaient tues. La conversation un instant tomba. Un silence se fit, puis six heures sonnèrent à la tour du vieux clocher et vinrent ensuite les trois tintements consécutifs et alternés de trois coups chacun annonçant la volée de l’angélus du soir.
Presque aussitôt, en effet, le lourd marteau d’airain battît à pleins coups les pans de sa jupe de bronze et une rafale de sons s’éparpillèrent en roulements pressés.
Toujours assis sur son derrière, Miraut frémit ; ses oreilles se soulevèrent et il secoua la tête à plusieurs reprises ; puis, levant le nez au ciel, il se mit à hurler à pleine gorge lui aussi, poussant jusqu’à épuisement sa plainte désespérée.
– Tais-toi, mon petit, tais-toi, ce n’est rien, voulut consoler Lisée ; mais, à chaque bordée de sons, il se reprenait de plus belle, et le hurlement mourant se regonflait en sanglots pour finir en petite plainte triste et désolée comme un pleur d’enfant.
– C’est drôle, constata Lisée ; il n’avait pas encore pleuré en entendant les cloches.
– Il ne les avait peut-être jamais remarquées comme ce soir.
Écoute comme l’air est calme, on n’entend que ça, on dirait que ça vous imbibe le crâne comme de l’eau qui entrerait dans une éponge ; c’est une douche sonore qu’on prend, et nos oreilles en sont comme ravinées par un torrent. Ça ne m’étonne pas que cela fasse mal à Miraut.
Tous les chiens pleurent en entendant les cloches, mais ce n’est pas par sentiment religieux. Ah ! fichtre non ! ils s’en fichent pas mal, des religions, eux, et s’ils pleurent, c’est parce qu’ils souffrent.
– Heureusement, continua Lisée, qu’ils ne les entendent pas souvent : la moindre chose, la moindre odeur surtout, quelquefois le moindre spectacle, mais plus rarement (car chez eux l’oreille est meilleure que l’oeil), arrivent à les en distraire.
Il a fallu que nous ne disions rien, que l’air fût calme, qu’il ne vînt de la cuisine aucun fumet de fricot, que rien dans notre attitude ni dans nos gestes ne l’intriguât pour que ce pauvre Mimi ait écouté et entendu cette sonnerie de malheur qui nous annonce d’ailleurs, par surcroît, la pluie pour demain peut-être ou pour après-demain au plus tard.
Tant qu’ils sont jeunes, une seule sensation les accapare tout entiers : ce n’est que dans la suite, lorsqu’ils sont plus âgés, qu’ils arrivent à partager leur attention et, comme nous, à voir, entendre et renifler tout ensemble.
– Ce ne peut pas être, comme le croit la Phémie, parce qu’ils pensent aux morts qu’ils se lamentent au son des cloches, puisqu’ils poussent les mêmes tristes hurlements, ou à peu près, en apercevant la pleine lune se lever derrière les arbres du mont de la Côte. Mais peut-on savoir au juste la cause de ces cris !
– C’est bien difficile, vraiment, car nous ne pouvons entrer dans leur peau et peut-être qu’ils ne le savent pas eux-mêmes de façon précise ; toutefois, ce n’est dans aucun cas un cri de joie.
– Je crois, reprit Philomen, que le son des cloches doit leur faire mal aux oreilles ou au nez et que c’est la marche de la lune dans les rameaux et son ascension dans les branches qui doit les épouvanter, car, dans le premier cas, ils restent immobiles sur place, et dans le second ils courent en hurlant, agités et inquiets. D’ailleurs, quand la lune est haut dans le ciel et qu’ils n’ont plus de point de repère pour contrôler sa marche, ils n’y font plus attention.
– J’ai remarqué aussi, dit Lisée, que ce sont surtout les chiens de garde qui aboient à la lune, tandis que ce sont les nôtres, les chiens de chasse, qui hurlent à la voix des cloches.
– Ça ne m’étonne pas non plus, expliqua Philomen. Les chiens de garde qui ne bougent guère d’autour de leur niche sont, plus que les autres, sensibles à ce qui remue ; quant aux nôtres, ils ont le nez et l’oreille extrêmement délicats ; d’ailleurs l’oreille et le nez, ça doit communiquer par un canal. Quand le bruit des cloches, comme ce soir, est venu taper sur le tympan de Miraut, ça a dû lui ébranler par contre-coup les membranes du nez et lui produire le même effet qu’une odeur de bête féroce, d’un loup par exemple, ou même aussi l’odeur d’un homme mort. Peut-être encore que ça lui a fait comme un pincement douloureux ; nous éternuons bien, nous autres, en regardant le soleil, et nous ne le regardons pas pourtant avec notre nez.
– Heureusement, plaisanta Lisée, que lui n’éternue pas en nous regardant. Mon vieux, chacun de nous, sur terre, a quelque chose de bien : les aigles, c’est leurs yeux ; les chiens, leur nez ; les lièvres, leurs oreilles ; et les femmes leur..., pas leur intelligence, en tout cas. Tout de même, ce serait un sacré type que l’homme qui réunirait l’oeil de l’aigle, le nez du chien et l’oreille du lièvre, à condition qu’il ait le cerveau en conséquence.
– Vingt dieux ! nous vois-tu reniflant le long des tranchées ou aux brèches des murs de lisière pour trouver l’endroit où le lièvre a fait sa rentrée.
– J’ai pourtant connu un type de Velrans qui le faisait ; il prétendait être au moins aussi malin que son chien, et où l’autre trouvait du fret il se foutait à quatre pattes lui aussi, fouinant, humant et reniflant, pour apprendre, disait-il. Mais on ne lui en a pas laissé le temps, car on a reconnu qu’il était louf et on a été obligé de l’emmener à l’asile de Dôle, où il est « clapsé ». On a même raconté, dans le temps, que ce serait un gardien de l’établissement qui lui aurait fait son affaire un jour qu’il avait soif. Ce gardien-là était alcoolique, il se saoulait, il buvait tout ce qu’il gagnait, et comme il touchait trente sous par macchabée qu’il enterrait, il en zigouillait un de temps à autre pour avoir de quoi licher.
En été, naturellement, il claquait un mec par jour, au moins : les bons docteurs disaient que c’était l’effet du chaud. On ne s’est aperçu de ce petit manège qu’au bout d’un assez long temps ; alors, pour étouffer l’affaire, le bonhomme, de gardien est passé pensionnaire, et voilà tout.
– Mais as-tu déjà purgé Miraut ? interrompit Philomen.
– Non, avoua Lisée, il se purge tout seul ; il ne passe pas un jour sans manger du chiendent.
– C’est très bon, en effet, mais ce n’est pas suffisant ; à ta place, je craindrais pour lui la maladie, et il sera d’autant mieux tenu qu’il est plus âgé et de bonne race.
– Je sais bien, mais qu’y faire ?
– Il n’y a, tu l’as dit, pas grand’chose à tenter, et souvent les meilleures précautions ne servent de rien ; tout de même, à ta place, je lui ferais, de temps en temps, prendre un peu de fleur de soufre dans du lait ou du café noir. Ils arrivent très bien à avaler le tout.
– Le meilleur remède est encore qu’ils soient forts et robustes, mais cela non plus n’empêche rien bien souvent.
– La soupe est trempée, vint annoncer la Guélotte.
– La manges-tu avec nous ? invita Lisée.
– Merci bien, mon vieux, mais la bourgeoise m’attend ; ce sera pour une autre fois. Bonne nuit et à la revoyure.
– « À revoir », mon vieux, répondit Lisée secouant sa pipe et rentrant dans la cuisine, précédé de son chien.
Il arriva ce que Philomen avait prédit et que Lisée craignait.
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