Il trouva dans une poche de son gilet deux allumettes de contrebande, collées l’une à l’autre, les sépara, en frotta une contre sa cuisse, et alluma, affirmant son profond mépris du fisc :
– Vive la régie de Vercel ! Si on n’avait pas celles-là pour enflammer celles du Gouvernement, on pourrait bien se brosser pour avoir du feu.
Sa femme, durant ce temps, s’inquiétait de la façon dont pondaient les poussines de la Guélotte et du nombre de petits qu’avait fait sa grosse mère lapine.
Philomen tirait des bouffées régulières de sa pipe. Le poêle ronflait doucement, les minutes coulaient comme une onde monotone, rien ne bougeait au dehors.
Dans son papotage avec la voisine, la Guélotte, excitée, oubliait un peu que les aiguilles de l’horloge tournaient.
Quand son culot, trois fois rallumé, s’éteignit définitivement, que son verre fut vide, les dix coups de dix heures sonnèrent, et Philomen, frappant deux claques sur ses cuisses, se leva.
– Dix heures ! s’exclama-t-il. Qu’est-ce que ce sacré Lisée peut bien foutre ? Allons, il est temps d’aller au lit. Demain, la charrue nous attend : nous avons une « planche » à lever et le travail ne se fait pas tout seul ; mais on reviendra sur le coup de midi pour voir ton petit cochon.
– Vous en verrez deux, répondit la Guélotte en qui remontait la colère, le petit et le gros qui doit ramener l’autre. En vérité, je ne saurais dire quel est le plus cochon des deux.
Ah ! le goûilland, le salaud, la sale bête !
Et sur le pas de la porte, en éclairant les voisins, elle entrecoupait ses remerciements et ses bonsoirs d’invectives violentes contre son ivrogne de mari qui ne pouvait jamais rentrer de jour...
Une heure se traîna encore, puis une demie.
La Guélotte s’était couchée sur le canapé et avait essayé de dormir, mais c’était bien impossible ; alors elle s’était relevée, puis, de cinq minutes en cinq minutes, était allée écouter à la porte si elle entendait marcher sur la route, et, en fin de compte, résignée et ronchonnante, elle tricotait sa chaussette tout en poussant des monosyllabes qui en disaient long sur la façon dont elle se préparait à accueillir le retour de son homme.
Le crissement des gros clous de souliers sur le pavé du seuil la fit bondir à la cuisine, la lampe à la main, pour éclairer l’entrée du maître.
Alors la porte s’ouvrit, et Lisée, magnifiquement saoul, s’encadra dans le chambranle.
Il ne ramenait point de petit cochon, mais une bretelle de cuir fauve suspendait à son épaule gauche un fusil Lefaucheux à deux coups, tandis que, de la main droite, il tenait une cordelette au bout de laquelle un petit chien de trois à quatre mois tirait de toutes ses forces vers les marmites.
– Ici, Miraut ! nom de Dieu ! ici, sacrée petite rosse ! T’es pas pus pressé que moi, bégayait Lisée, la langue pâteuse.
– Et le petit cochon ?
– J’ai pas dégoté ce qui me fallait, mais tu vois, j’ai retrouvé un fusil et un chien. Ça pouvait pas durer plus longtemps, cette comédie ! Lisée qui ne chasse plus ! allons donc !
La Guélotte, blanche comme un linge, figée comme une statue, fixait tour à tour son homme et le chien.
– Fais à manger à cette bête, commanda Lisée : tu vois bien qu’elle a faim !
– Et les sous ? décrocha enfin la Guélotte.
– Pisque j’te dis que j’ai racheté un fusil et un chien !
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! Doux Jésus, ayez pitié de nous ! râla la femme en se tordant les bras. Misère de moi d’avoir un pareil ivrogne ! Nous serons un jour à la mendicité, oui, nous crèverons de faim, sur la paille !
– Assez ! assez ! nom de Dieu ! ou je refous le camp ! menaça Lisée.
– Mais, soulaud, qu’est-ce que tu boiras cet hiver, puisque tu as déjà tout bu aujourd’hui les sous du ménage ; qu’est-ce que je boirai, moi ?
– Tu te téteras, répliqua Lisée, philosophe.
– Ah oui ! tu peux bien plaisanter, grand voyou, grande gouape, grand saligaud ! Point de cochon, point de lard ; point de jambon, point de saucisses. Tu mangeras ton pain sec, grand mandrin !
Cette réception n’était pas tout à fait du goût de Lisée qui commençait à en avoir assez de ces injures et de ces prophéties.
L’alcool, non cuvé encore, rallumait en lui ses vieux sentiments batailleurs. Il était temps que sa femme cessât, et il le lui fit bien comprendre dans une réplique acerbe et virulente dont le ton ne laissait aucun doute sur la qualité des actes qui allaient suivre.
– Et moi, qu’est-ce que je mangerai avec mon pain ? continua-t-elle, gourmande.
– Tu mangeras de la m... nom de Dieu !... tonna-t-il.
La Guélotte se tut.
– Fais à manger à cette bête et vivement !
– Sale « viôce »[2], ragea la femme, en bousculant le chien.
Ce fut ainsi que Miraut entra dans la maison de Lisée.
La Mique, qui avait été élevée jadis en même temps que le vieux Taïaut, fit bon accueil au petit chien.
Affamé et las, le jeune Miraut, dès qu’il eut mangé une petite terrine de soupe trempée avec de l’eau de vaisselle, de la relavure, comme disait la Guélotte, vint flairer de son mufle encore épais les petits chats endormis. Sensible à la douce chaleur du poêle et de ces deux êtres aux corps vigoureux et sains, dont il n’avait aucune raison de se méfier, il se coucha sans hésiter à côté d’eux et s’endormit.
La maman chatte, curieuse de ce nouvel arrivant qu’elle ne connaissait point encore, s’était levée sur ses quatre pattes, et, le cou tendu, les yeux ronds, avait suivi avec un immense intérêt ses évolutions par la pièce. Le geste de confiance qu’il eut en s’étendant auprès des chatons lui fut sans doute sensible : elle augura bien de sa jeunesse ; sa maternité généreuse pouvait s’étendre à celui-là qui, robuste et plus gros que les jeunes minets, ne leur voulait cependant pas de mal. Elle savait ce qu’il était, elle connaissait sa race, elle l’adopta.
Légère, elle sauta de son canapé et s’approcha du trio de bêtes dormant en tas. La langue râpeuse lécha tour à tour Mitis et Moute, ses enfants, puis à deux ou trois reprises, après l’avoir bien flairé, elle lécha de même les poils du crâne du jeune toutou qui ne se réveilla point pour autant et continua de reposer en paix entre ses deux frères adoptifs.
Là-dessus, Mique fit un brin de toilette, lustra son pelage velouté, puis tranquille, calme et rassurée sur sa géniture, elle fila par les chatières pour sa chasse nocturne à l’écurie, à la grange et dans les hangars de la maison.
Lisée mangea à même dans la soupière la potée de soupe aux choux que sa femme avait tenue au chaud, s’octroya sur un chanteau de pain d’une livre un respectable bout de lard, ingurgita un demi-pot de piquette et, l’estomac satisfait et la tête lourde, se déshabilla puis se jeta sur le lit où, l’instant d’après, ronflant comme un soufflet crevé, inaccessible au remords, il reposait du sommeil des justes.
Cependant, furieuse, la Guélotte était montée se coucher seule dans le lit de la chambre haute.
Au réveil, la situation restait, naturellement, fort tendue. Lisée, décuité, éprouvait bien une certaine gêne d’avoir agi sans consulter sa femme ; sacrifier ainsi l’argent d’un cochon, c’était évidemment osé, enfin !... d’autant plus que rien ne le pressait de se reprocurer un fusil et un chien ! oh ! quoique !... Et puis, zut ! il fallait tout de même, un jour ou l’autre, qu’il retrouvât l’argent nécessaire à ce rachat indispensable. Donc, un peu plus tôt ou un peu plus tard !...
Tout de même, il avait bu pas mal la veille et il se sentait fautif.
La Guélotte se chargea de dissiper ses remords.
Dès le premier coup de l’angélus, debout en même temps que ses poules, elle descendit et entra dans la chambre du poêle où Lisée, pour temporiser, fit semblant de dormir encore.
Mais la façon dont elle ferma la porte et fit claquer ses sabots sur le plancher aurait réveillé un sourd. Lisée fut bien forcé d’ouvrir les yeux, mais ce faisant, il jugea bon de prendre un air digne et sévère pour en imposer à sa vieille.
L’autre s’aperçut de sa mine renfrognée. Recommencer la scène de la veille, traiter son mari de cochon et de soulaud, elle y pensait bien, certes, mais elle savait que le chasseur avait la main leste ; elle n’ignorait pas que, les lendemains de bombe, il avait l’humeur peu accommodante et qu’elle risquait gros, si elle dépassait certaines limites qui n’avaient, hélas ! rien de fixe, de recevoir une ou deux bonnes paires de gifles, voire quelques coups de pied au derrière qui lui rappelleraient une fois de plus que braconnier comme charbonnier est maître en sa baraque, que c’est le mari qui est fait pour porter la culotte, et que l’homme, nom de Dieu ! c’est l’homme ! Elle se tourna donc contre Miraut, lequel, à vrai dire, prêtait quelque peu le flanc ou mieux le derrière à la critique, car, durant la nuit, pris de besoins pressants, il s’était soulagé abondamment et de toutes façons. Une borne odorante, et d’une taille magnifique pour un tel animal, se dressait devant le pied du buffet et une superbe rigole, avec lacs, îlots et presqu’îles, s’allongeait du même buffet jusqu’à la porte de la cuisine.
En contemplant ce désastre, toute la colère de la Guélotte lui remonta au cerveau et, au lieu de garder le calme boudeur et rancunier qui séait en l’occurrence, elle s’en prit violemment au chien qui avait fauté et à l’homme qui était le premier responsable dans cette sale affaire.
– Tiens, regarde donc ce qu’elle a fait, ta rosse, et comment elle a arrangé mon ménage, ce sera bientôt une écurie ici !
Ce n’était pas assez de nous ôter le pain de la bouche pour l’acheter, il faut que tu le laisses encore tirer tout en bas par la maison.
– Hein ! quoi ? fit Lisée, comme arraché à de graves réflexions.
– C’est de ta viôce que je parle, ta sale charogne de chien ; ah ! je m’en vas te le balayer, moi, tu vas voir !
Et, s’élançant sur le coupable encore endormi, la matrone lui lança, à toute volée, son pied dans les côtes.
– Boui ! boui ! vouaou ! s’exclama plaintivement et en sautant de côté le petit chien, tandis que ses deux camarades chats, subitement réveillés eux aussi, faisaient leurs dos bossus, brandissaient leurs jeunes moustaches et juraient en montrant les dents, croyant que la patronne en voulait à toutes les bêtes de la chambrée.
– Tu vois, renchérit la Guélotte, avec une mauvaise foi évidente, il épouvante encore mes petits chats. Pour sûr qu’ils vont quitter la maison et nous serons dévorés par les souris !
– Fous-moi la paix, nom de Dieu ! répliqua Lisée, révolté d’une telle injustice et de tant de lâcheté, et ne te venge pas sur une bête sans défense.
S’il a pissé ici, c’est pas de sa faute, c’est de la tienne. Tu aurais dû laisser la porte de la cuisine entr’ouverte, il serait allé à l’écurie ou à la remise ; il ne peut pas passer par les chatières, lui. D’ailleurs, c’est une bête propre, on me l’a dit, et cette nuit je l’ai entendu pleurer : c’était sûrement pour qu’on lui ouvre...
– Alors pourquoi ne l’as-tu pas fait ?
– Pourquoi ? pourquoi ? est-ce que je me souvenais ? Et puis, si on te le demande, tu diras que tu n’en sais rien.
Maintenant, continua-t-il en sautant du lit, rêche et menaçant, si tu as quelque chose à dire, sors-le, mais tâche que je t’y reprenne à toucher à mon chien quand il n’aura pas fait de mal.
Une bête gentille et douce qui a dormi toute la nuit à côté des chats sans qu’il y ait eu entre eux la moindre histoire ! Et tu viens me dire que c’est lui qui les a épouvantés, comme si ce n’était pas toi, espèce de rosse, avec tes grognements de truie qu’on saigne. Recommence que je te dis ! recommence si tu as envie que je te « bredouche ».
– Doux Jésus ! attesta la Guélotte : être fichue à la porte de chez soi par un chien ! Cochon ! marmonna-t-elle entre ses dents, va, tu me le paieras, et plus d’une fois !
Vers midi, comme Lisée et sa femme achevaient, sans dire mot, de manger leurs pommes de terre, un bruit de souliers ferrés cria sur le seuil et la porte de la cuisine s’ouvrit bruyamment. Les jeunes chats qui jouaient à coups de patte, couchés sur le canapé, s’arrêtèrent en arrondissant les quinquets, et Miraut, qui mangeait des épluchures derrière la chaise de son maître, dressa subitement son petit mufle.
– Wrraou ! bou ! bou ! s’exclama-t-il d’un ton cependant encore timide et incertain.
– Qu’est-ce que j’entends ? interrogea Philomen, petit homme nerveux, sec, vif et prompt qui, comme il l’avait promis, venait voir le cochon annoncé.
– Tiens, le voilà, le cochon, ragea la Guélotte en désignant de l’oeil son mari.
– T’as donc ramené un chien ? questionna le chasseur, en tordant du pouce et de l’index sa forte moustache blonde. Ben ! elle est bonne, celle-là. Il ne se gêne pas, le gaillard, il fait déjà le malin, on voit bien qu’il se sent chez lui.
– Parbleu, elle est la maîtresse ici, cette viôce-là, reprit la femme.
– On ne te demande pas la messe, à toi, coupa Lisée. Viens ici, viens, mon petit Miraut !
– Sacrédié, mais c’est un tout beau ! continua Philomen.
– Et intelligent, renchérit Lisée.
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