Je crois que ça fera un crâne chien ! C’est Pépé qui me l’a fait avoir. Il vient de la chienne du gros de Rocfontaine, une pure porcelaine qui a été couverte par un corniau, mais, tu sais, un bon corniau, un premier chien, un lanceur épatant.
– Quand les corniaux se mêlent d’être bons, il n’y en a pas pour leur damer le pion.
– Viens faire voir ta gueugueule, mon petit !
– Oui, oui, une gueule noire, il est robuste ; les dents sont bien plantées, l’oreille est double, l’attache est nerveuse et il a l’os du crâne pointu, signe de race.
– Et regarde-moi ce fouet ! ajouta Lisée ; hein, est-ce fin ! Ah ! oui, une belle bête.
– Une belle robe aussi, ma foi ! blanc et feu avec les taches brunes sur les flancs, c’est rare !
– Et puis, il sera bon, tu sais, sûrement ; ce sera le meilleur de la portée ! C’est la mère elle-même qui l’a choisi !
Oui, quand la chienne a eu fait ses petits, le gros, qui connaît tout ce qui a rapport à ça et qui ne voulait lui laisser que les bons, a attiré un instant la mère à la cuisine pendant qu’il faisait transbahuter toute la petite famille sur un sac dans la pièce voisine.
Tu sais alors ce que font les mères ?
– Je l’ai entendu dire.
– Quand elles retournent à leur niche et qu’elles ne trouvent plus leur marmaille, elles se mettent à la chercher, naturellement, et elles ont vite fait de la retrouver.
– Si elles ont vite fait, à qui le contes-tu ? Quand la Cybèle que j’avais avant ma Bellone avait déballé et que je lui tuais tous ses petits, si je n’avais pas bien soin de les enfouir à trois pieds dans la terre, elle allait les décrotter et me les ramenait un à un à la niche, tous claqués comme de juste. Bien mieux, ma vieille branche, un jour, à la chasse, toute prête à mettre bas, elle nous avait suivis quand même. La marche, la course, l’ont avancée tant et tellement qu’en plein lancer elle a été prise des douleurs. Cette crâne bête a fait deux petits, les a cachés, a repris la chasse derrière les autres chiens et, quand nous sommes revenus à la maison, elle est allée chercher ses deux chiots à l’endroit où elle les avait déposés trois heures auparavant. Elle a dû faire deux voyages, car elle n’en pouvait ramener qu’un à la fois entre ses dents, pendu par la peau du cou.
L’un d’eux a péri, mais l’autre, faut croire qu’il était costaud, a vécu et je l’ai élevé. C’est çui que j’ai donné au médecin de Sancey, un bon suiveur.
– Oui, reprit Lisée, mais tu sais comment on reconnaît ceux qui seront les meilleurs nez et qu’il faut garder de préférence ?
– Oui, je me rappelle, attends voir !
– Mon vieux, on s’arrange comme je t’ai dit qu’avait fait le gros et les chiennes viennent les reprendre pour les reporter à leur couche. C’est là, alors, qu’il faut se fier au flair de ces braves bêtes. Elles voudraient bien emmener tous à la fois leurs nourrissons, mais bernique ; là, c’est comme au trou pour passer : chacun son tour. Alors, elles les sentent, les lèchent, les relèchent, les bousculent, les flairent, les reniflent bien l’un après l’autre, et puis elles se décident, et alors, mon ami, le premier qu’elles empoignent entre leurs dents, tu peux être sûr que ça sera le meilleur en tout, le chien sans tares, au nez excellent, au corps râblé et fin, à la patte solide, un maître chien, quoi.
– C’est Miraut que la chienne a repris le premier dans le tas. Voilà ce qui m’a décidé définitivement.
Je savais bien, au fond que j’avais toujours le temps de retrouver un chien, mais en dégoter un comme çui-là ça n’arrive pas tous les jours ; d’autant que le gros qui est un bon type et un vieux copain à Pépé, un homme qui sait ce que c’est que d’aimer la chasse, m’a dit comme ça, quand je lui demandais combien qu’il en voulait :
– Allons, Lisée, tu veux rigoler, j’suis pas marchand de chiens, moi ! Tu vendrais un chien, un jeune chien à un chasseur qui en aurait « de besoin », toi ?
– Jamais ! que j’ai répondu, mais, la civilité...
– Ta, ta, ta, tu paieras une bonne bouteille et le premier lièvre qu’il te fera tuer, nous le boulotterons ensemble, toi, Pépé et moi.
C’est-y entendu ?
– Vas-y ! que j’ai répliqué, et on s’a serré la louche. Maintenant, que j’ai ajouté, voici cent sous pour ta gosse, pour s’acheter ce qu’elle voudra, « pas que » je vois bien que ça lui fera mal au coeur de quitter son petit toutou. Mais, elle peut être tranquille, il ne sera pas malheureux chez nous, et bien soigné ; mes chiens à moi, c’est des amis et je verrais un cochon qui touche à un chien de chasse, comme il y en a, par plaisir de faire souffrir les bêtes, j’y casserais la gueule.
– Tu as foutrement raison, approuva Philomen. Si j’avais connu le salaud qui, l’année passée, a fichu un coup de trident à ma Bellone, je voulais lui repayer son coup de fourche, moi, et avec usure.
– Éreinter une bête sans raisons, ou parce qu’elle a lapé l’assiette d’un chat, ou gobé un oeuf dans un nid, c’est être trop brute ou trop lâche ! Si mon chien fait des sottises, je suis solide pour les payer, j’ai jamais refusé de rembourser les dégâts quand c’était prouvé, comme de juste.
Mais, mes bêtes, c’est la même chose que mes gosses, je ne veux pas que quelqu’un d’autre que moi y touche. C’est moi qui juge quand ils ont besoin d’une taloche ou d’une correction, et on sait que je ne la leur ménage pas, s’ils la méritent ; seulement nous autres, on sait ce qu’on fait quand on tape et on ne risque pas d’estropier ni de donner un mauvais coup.
– Voilà ! Si on buvait une goutte, proposa Lisée. J’t’ai pas seulement remercié de m’avoir ramené mon sac de sel. Et ta mère brebis, en es-tu content ?
– Oui, bien content, et tu sais que je ne l’ai pas payée trop cher. J’ai de quoi les hiverner comme il faut, elle et ses agneaux ; au printemps les moutons seront bons à vendre, ils me repaieront plus que je n’ai donné pour les trois et j’aurai la mère de bénéfice. Mais tu as racheté un fusil aussi, que je vois.
– J’ai racheté le « Faucheux[3] » du père Denis, il ne peut plus chasser, lui ; c’est la vue qui baisse et les jambes qui ne vont pas ; mais son flingot est presque neuf : les canons sont solides, les batteries (écoute) sonnent comme des clochettes d’argent et il est choqué du coup gauche, ça fait qu’on peut tirer de loin.
– Tu l’as payé cher ?
– Trente francs ! c’est pour rien. Quand je songe que j’ai vendu le mien trente-cinq, plus une tournée à Jacquot de sur la Côte qui braconne de temps en temps autour de sa ferme... sûrement il ne valait pas çui-là.
Tu vois bien que ma femme n’avait pas de raisons pour gueuler comme une poule qui a les pattes dans de l’eau chaude.
– Ah ! les femmes !
– À la tienne ! mon vieux.
– À la tienne !
– Miraut, petit salaud, quand tu auras fini de resiller mes savates !
– Ah ! il n’a pas fini de t’en bouffer des chaussettes et des croquenots et des tire-jus, tu veux encore entendre plus d’une chanson de ce côté-là.
– Je suis là pour répondre un peu, et puis ça lui apprendra, à la bourgeoise, à laisser tout traîner et sens dessus dessous.
Quand il aura bouffé la moitié de son trousseau, peut-être qu’elle rangera le reste !
– Qu’il y vienne seulement, ta sale murie, fourrer son nez dans mon linge ! menaça la Guélotte.
Philomen sourit et Lisée ne répondit pas, mais il siffla un coup et le chien, les voyant se lever, vint tout joyeux gambader sur leurs pas.
– Allons, mon vieux Miraut, annonça Lisée, je vais te montrer ton domaine maintenant ; nous allons partir au bois faire quelques fagots. Rien de tel que l’air du bois pour vous remettre d’aplomb quand on a la grosse tête.
– Crois-tu, confia la Guélotte à sa voisine, la grande Phémie, dès que Lisée, Miraut et Philomen furent partis, crois-tu que mon grand ivrogne m’a encore ramené une « viôce » à la maison !
– Y a bien pitié à toi ! concéda l’autre qui n’aimait guère que ses poules.
– Si encore on avait le moyen ! Mais nous avons déjà tant de maux de nouer les deux bouts. Doux Jésus ! Ah ! bon Dieu de bon Dieu ! et il va rechasser, reprendre des permis, des actions ; dépenser des sous à acheter de la poudre, du plomb, des fournitures de toutes sortes et se faire repincer quand la chasse sera fermée, « pasque », j’le connais, ce grand mandrin-là, il ne pourra pas se tenir de braconner.
La grande Phémie qui était vieille fille et, selon toutes présomptions, vierge et martyre, comme disait Philomen, balança son goitre, tel un canard son jabot gonflé de pâtée, puis secouant sa petite tête d’oiseau, émit cet aphorisme de laide que les événements ne lui avaient sans nul doute jamais permis de vérifier expérimentalement :
– Les hommes, c’est tous des cochons !
Ensuite de quoi elle songea à ses chères gélines et émit au sujet de leur sécurité future quelques craintes inspirées par l’annonce du voisinage de ce jeune et dangereux carnassier.
– Les petits chiens, ça mord tout, ça bouffe tout ! J’ai bien peur que ta sale murie ne s’en vienne rôder autour de ma porte, épouvanter mes poules, les empêcher d’ouver[4], les faire se sauver ailleurs et me les saigner.
Tu sais bien, le Turc du Vernois, chaque fois qu’il passe au pays, il fait le tour des écuries et il nettoie tous les nids : il s’en paye des omelettes !
– Pourvu que le sien ne s’y mette pas, espéra la Guélotte qui voyait les nuages noirs s’accumuler sur sa maison.
– Ah ! les jeunes chiens, tu sais, renchérit la vieille, il faut faire bien attention à eux et ne pas les manquer. Si tu vois le tien fouiner vers tes nids, fous-lui des coups de trique, autrement c’est fichu ! Ah ! ton homme aurait bien mieux fait de ne pas se saouler hier et de te ramener un petit cochon.
– Las moi ! se lamenta la Guélotte, accablée.
– Et s’il se met à les manger, les poules, ou à saigner les lapins, ou à courser les moutons ? Le Cibeau du maître d’école, celui qu’il a vendu à des messieurs de Besançon, lui en a fait payer pour plus de cent francs dans une année. On a beau avoir des sous, toucher des mandats du gouvernement, et faire les écritures de la « mairerie », gn’a ben fallu qu’il s’en débarrasse de sa sale rosse sans quoi les gens allaient faire des pétitions et le dénoncer tous les quinze jours jusqu’à ce qu’on lui foute son changement.
La Guélotte blêmissait. La perspective de toutes ces histoires, cette évocation des malheurs futurs poussée au noir encore par la méchanceté de la Phémie la révoltaient contre ce qu’elle appelait la bêtise et l’égoïsme de son homme.
– Pour son plaisir, rageait-elle, pour son seul plaisir, dans quelle position va-t-il nous mettre ? Et dire qu’il ne m’a même pas demandé avis ! J’suis donc la dernière des dernières : ah ! la grande vache ! la grande fripouille ! Mais ils n’ont pas fini, son sale Azor et lui, j’te leur en foutrai des soupes claires et des pommes de terre cuites à l’eau, et s’ils deviennent gras, ça ne sera pas de ma faute !
– Tu devrais tâcher de lui faire crever sa rosse, insista la vieille teigne, c’est bien facile ! J’vais te dire comment on s’y prend : tu n’auras qu’à lui donner une éponge grillée dans du beurre ou dans du saindoux ; une fois frit, cela se réduit à presque rien ; comme cela sent bon la graisse, ces voraces-là te bouffent ça d’une seule goulée sans se douter de rien ; mais l’eau de leur estomac fait regonfler la machine ; au bout de quelque temps ça tient toute la place, ça ne peut plus passer ni d’un côté ni de l’autre et ils crèvent étouffés, les sales goulus !
Et va-t’en chercher de quoi le Médor est claqué et courir après celui qui a fait le coup !
La Guélotte réfléchissait.
– Oui, évidemment, le moyen proposé était excellent pour se débarrasser de cet hôte encombrant, mais il n’était pas sans danger, quoi qu’en dît la Phémie.
Lisée aimait ses chiens.
Dans sa longue carrière de chasseur il en avait vu de toutes sortes et de toutes couleurs : il en avait eu un – il y a bien longtemps de ça – mangé du loup ; un autre décousu par un sanglier, un troisième qui s’était tué en poursuivant un lièvre qu’il serrait de trop près : tous deux, le capucin le premier et le chien immédiatement derrière, avaient sauté dans une sorte de précipice et le chasseur avait dû descendre au moyen de cordes pour remonter les deux cadavres ; il en avait eu un qui avait suivi une chasse au tonnerre de Dieu et qu’on n’avait jamais revu : perdu, tué, volé ? Nul ne savait ! Lisée avait eu bien du chagrin chaque fois qu’un tel malheur lui était advenu, il avait même pleuré sur quelques-uns de ces braves toutous qui étaient de francs et joyeux compagnons, et, quand il avait pu, les avait toujours, avec une sorte de piété amicale, enterrés dans un petit coin de son verger où l’herbe poussait à chaque printemps plus verte et plus drue.
Mais, jamais, non jamais il n’avait été aussi furieux que le jour où son vieux Finaud s’en vint râler à ses pieds, empoisonné.
Ah ! oui ! ce n’était pas oublié ! Maintenant encore, quand on évoquait la chose, ses veines du front se tendaient ainsi que des câbles et ses poings serrés s’arrondissaient comme des maillets, prêts à cogner.
Quant à la canaille qui lui avait lâchement assassiné son chien, il avait bien fallu qu’il la découvrît. Après une enquête aussi minutieuse que lente et discrète, d’insidieuses questions au pharmacien et au boucher, des observations sans nombre, il avait réuni un irréfutable faisceau de preuves contre le bandit, la crapule qui tuait les bêtes en leur donnant à manger, le lâche hypocrite qui n’osait pas l’attaquer en face. Il avait longtemps attendu son heure, différant la vengeance jusqu’au moment où l’affaire serait presque oubliée et où l’autre n’y penserait plus.
Et puis, un beau soir que son empoisonneur était parti en course au village voisin, Lisée, sans être vu, était venu s’aposter pour l’attendre au coin du bois du Teuré. Quand il arriva, le chasseur l’aborda carrément sur la route, se nomma : C’est moi Lisée ! puis lui rappela les faits, lui fournit les preuves, le traita d’assassin et de lâche, et, après l’avoir largement souffleté, le colleta.
Et alors, la colère, comme un torrent trop longtemps endigué, remontant du plus profond de son coeur, il avait administré au chenapan une de ces tournées fantastiques, une de ces volées de coups de pied et de coups de trique si terrible, que l’autre, cabossé, meurtri, tâlé, éborgné, en avait été plus de quinze jours avant d’oser sortir et ne s’était jamais vanté de la chose.
Mais pas un chien n’avait péri depuis au village : la leçon avait profité.
– Empoisonner Miraut ! Lisée n’aurait ni trêve, ni repos avant d’avoir découvert l’assassin. C’était courir un trop gros risque, se vouer à une existence plus infernale encore, car alors, nulle journée ne se passerait sans insultes, ni gifles, ni coups de pied quelque part.
Et puis, on a beau ne pas aimer les bêtes, ce n’est pas drôle tout de même, pensait la Guélotte, de les voir devant vous se tordre et se retordre, ne hurler que lorsque la douleur leur tord les boyaux et vous bourrer des yeux, des yeux à vous tourner les sangs et à vous décrocher les foies.
Ah ! le vieux Finaud !
Il était rentré, plein comme un boudin, après une tournée apparemment fructueuse dans le village.
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