Viens voir ici ma Bêbê ! Ah ! on ne le connaît pas encore, çui-là ! Allons, viens voir, viens, j’vas te présenter.
La chienne, en découvrant deux rangées superbes de crocs et en plissant le nez, sourit au chasseur, puis s’approcha de lui, frétillant du fouet et tortillant du derrière.
C’était la chienne de l’ami Philomen : elle avait souvent chassé de compagnie avec le vieux Taïaut ainsi qu’avec son maître et s’étonnait à juste titre de ce nouvel arrivant.
Lisée flatta la bête et appela Mimi.
En se tordant et se rasant, ce qui indiquait à la fois du plaisir et de l’appréhension, il s’approcha du groupe.
Et la chienne, le poil du dos hérissé comme une brosse de chiendent, hautaine, les crocs montrés, le toisa de toute sa hauteur.
– Allons ! allons ! calma Lisée d’une voix conciliante, allons ! tu vois bien que c’est un petit ; ne lui fais pas de mal, voyons, puisque j’te dis que c’est un gosse et que vous allez faire une paire d’amis.
Miraut, à la dérobée, reniflait la chienne, qui, elle, toujours digne et grave et sévère, l’inspecta minutieusement sur toutes les coutures et pertuis. Son nez, en effet, plus ou moins plissé, ce qui témoignait du mépris, de la surprise ou de la sympathie, se promena de la gueule pour sentir ce qu’il avait mangé, au ventre pour y reconnaître la litière ou les compagnons, et ailleurs pour en discerner le sexe.
Quand elle fut bien convaincue par deux inspections complémentaires que c’était un mâle, son poil s’abaissa, ce qui indiquait que la colère, la méfiance et la crainte étaient abolies. Et elle se laissa complaisamment lécher la gueule par Miraut qui flattait en elle une puissance redoutable.
– Allons, c’est très bien, conclut Lisée en lui donnant une petite tape d’amitié sur la tête ; vous voilà copains comme cochons, à présent.
Et il la laissa, la queue frétillante, reprendre sa flânerie par les buissons et les haies, en quête d’os jetés ou de toute autre pitance plus ou moins haute en odeur et en goût.
On continua la traversée. Mais pas un azor du village, du roquet de l’abbé Tatet au semi-terre-neuve de l’épicière, n’omit de venir mettre son nez sous la queue de Miraut pour faire connaissance.
On les voyait s’amener tous, un sentiment de surprise dans l’oeil et dans le mufle, humbles et hésitants ou raides et rapides selon leur taille et le sens de leur force. Et ce furent des stations sans nombre dont riait Lisée tout en blaguant avec les voisins et en expliquant pourquoi il avait cru devoir retrouver un chien. Toutes ces rencontres furent favorables au nouvel arrivant, sauf toutefois la dernière, qui se trouva être un peu tendue.
Souris, le roquet de la tante Laure, une vieille fille hargneuse qui avait façonné son chien à son image, accueillit le passage de Lisée et de son commensal par sa bordée ordinaire et rageuse d’abois. Comme Miraut, déjà rassuré par la bonne réception des autres camarades du village, s’en allait vers lui, le poitrail haut, l’oeil clair, la queue frétillante pour une salutation cordiale, l’autre, plus furieux que jamais, les babines méchamment troussées, se précipita pour le mordre, certain qu’il croyait être de prendre sur celui-là, plus faible, sa revanche des injures et des mépris dont l’accablaient les autres toutous du pays. Car les indigènes chiens de Longeverne, libres pour la plupart et vivant au grand air, ne pouvaient sentir ce casanier puant le renfermé, le moisi et la vieille pisse.
Miraut, sans défiance et quasi désarmé, eût, sans nul doute, écopé d’un coup de dent, d’autant que Lisée, pour la centième fois de la journée, expliquait à son ami, le cordonnier Julot, la généalogie de son chien et ne prêtait guère attention à la querelle, quand la Bellone, à laquelle on ne pensait point, et qui, ayant terminé sa petite ronde, rejoignait Lisée, pressentant qu’il allait au bois, se trouva là, juste à point pour empêcher un abus de force aussi traître que peu chevaleresque du roquet.
Grondante, le poil du dos en brosse, les dents prêtes à l’attaque, elle se jeta tout à coup devant Miraut, coupant l’élan de Souris, le défiant de sa puissante mâchoire, puis, prenant à son tour l’offensive, se précipita sur l’insulteur et lui pinça vigoureusement le derrière.
L’autre n’attendit point son reste et, hurlant, décampa à toute allure, poursuivi par la chienne, qui lui serrait toujours durement la peau, tandis que tous les voisins se retournaient, surpris et interloqués de cette intervention si spontanée et si inattendue.
Miraut, reconnaissant, vint lécher les babines de sa protectrice qui, calme et digne, se laissa remercier, assise sur son derrière, l’oeil encore tout plein d’éclairs de colère et le fouet frémissant.
– Hein ! tu vois, constata Lisée ; elle sent déjà que ce sera un crâne chien, un bon camarade, et qu’ils feront plus d’une partie ensemble. Elle le défend comme si elle était sa mère.
– Si ton chien était aussi bien une chienne, remarqua son interlocuteur, elle ne l’aurait pas protégé. Entre elles, ces charognes-là ne peuvent pas se sentir, tandis que des mâles s’accordent parfaitement.
– Sauf quand il y a une chienne en folie dans le pays.
– Oh ! dans ce cas-là, reprit le cordonnier, il n’y a pas que les chiens qui se brouillent. Encore ont-ils, eux, sur les hommes, l’avantage de tout oublier quand c’est passé, tandis que j’en connais, et toi aussi, qui, pour des sacrées morues de rien du tout, plus décaties maintenant qu’un tronc vermoulu, et pas même bonnes à laver la buée, se saigneraient encore en souvenir de ce qui s’est passé il y a peut-être plus de trente ans.
– Pourtant, insista Lisée, il y a des chiens chez qui ça dure : ainsi le Turc du Vernois et le Samson de Salans n’ont jamais pu se sentir ni se rencontrer sans se foutre la pile.
– Ça ne m’étonne pas : ce sont les plus forts du pays. Dès qu’une femelle s’échauffe, ils sont là et, comme les autres filent doux devant leurs crocs, c’est toujours entre eux deux que ça se passe. Alors, tu comprends, une rancune n’est pas encore oubliée qu’une nouvelle histoire recommence, et c’est comme dans la chanson du rouge poulet, ça ne finit jamais.
– La chiennerie, quand ça veut, c’est presque aussi cochon que l’humanité, affirma Lisée en manière de conclusion.
Et il sortit du village et prit à travers champs le sentier de la forêt, devancé par Miraut qui écartait toutes les mottes, s’arrêtait à tous les bouts de bois et suivi de Bellone, qui, elle, le regardait un peu craintivement, à la dérobée, craignant qu’il ne la renvoyât à la maison.
Comme on était encore dans le temps de la chasse et que les travaux des semailles empêchaient Philomen de profiter pour l’heure de son permis, il la laissa les accompagner, se disant qu’après tout ça habituerait déjà un peu son chien et que ça commencerait son dressage.
Cependant, Miraut continuait à trotter, flairant les taupinières, puis revenait à toute allure se jeter dans les jambes de son maître qu’il mordillait de ses jeunes dents.
Ce fut ensuite à Bellone qu’il s’en prit, lui sautant à la gorge, à la gueule, aux pattes, la faisant trébucher, tandis que la bonne bête, un peu agacée, mais comprenant bien qu’il faut que jeunesse se passe, le laissait faire quand même tout en grognant de temps à autre.
Enfin, quand elle en eut assez, comme elle ne voulait point le mordre, pour le faire cesser elle prit carrément le galop. Le jeune toutou voulut la suivre et prit son élan derrière elle, mais il n’était pas encore de taille à affronter à la course une bête aussi rapide et aussi bien découplée. Au bout d’un instant, il se retourna pour voir si Lisée, lui aussi, n’avait point pris le pas de charge ; mais, placide et la pipe aux dents, le braconnier, les yeux rêveurs, s’en venait de son égale et tranquille allure.
Alors, Miraut, éloigné de tous deux et ne sachant plus auquel aller, se mit à aboyer plaintivement puis avec fureur des deux côtés, tandis que son maître, riant de son indécision et de sa colère, le rappelait à lui d’un geste et d’un mot amicaux.
– Viens ici, viens ! petit imbécile !
Un dernier coup d’oeil à la chienne qui gagnait la lisière du bois, quêtant déjà, le nez à terre, un dernier aboi rageur à l’adresse de cette lâcheuse, et oublieux et déjà ragaillardi, Miraut revint lécher la main pendante du patron.
On arriva à la coupe.
Le petit chien, marchant dans les foulées de son maître, s’empêtra si bien dans les branches et les rameaux qu’il en hurla de colère et que Lisée dut le prendre dans ses bras pour le transporter jusqu’à l’endroit où il se proposait de fagoter, à quelque douzaine de mètres de la lisière. Il le déposa sur le sol et Miraut attendit, pensant qu’on allait jouer ; mais dès qu’il vit que le maître ne s’occupait qu’à prendre, sans même les lui donner à mordre, les rameaux demi-secs à la longue file alignée par les bûcherons après l’abatage du printemps, le jeune animal s’ennuya. À plusieurs reprises il revint mordiller les jambes de Lisée, mais voyant que celui-ci ne prêtait nulle attention à ses avances et qu’il n’arrivait à aucun résultat, il se résolut, par ses propres moyens, à regagner les champs.
Au bout de quelques minutes, et après avoir savamment louvoyé entre les brandes, il y parvint et charma ses loisirs en attaquant les taupinières. Le fret des taupes, facile à suivre, et l’odeur montant par les couloirs souterrains l’induisaient à des explorations hardies, éveillaient son instinct de chasse, excitaient sa juvénile ardeur.
De la patte et de la gueule, reniflant et grattant et mordant, il eut bientôt fait de creuser un trou d’un bon demi-pied de profondeur. De temps en temps, plongeant son nez dans le boyau ouvert, il reniflait plus bruyamment et même aboyait, puis, la taupe épouvantée fuyant, fret et odeur s’évanouissaient, et il abandonnait sa taupinée pour en attaquer une nouvelle.
Lisée, en liant ses fagots, le regardait faire, tout joyeux. Miraut était dans la vraie tradition. C’est ainsi que commencent la plupart des jeunes toutous. Ils courent d’abord après les oiseaux et veulent déterrer les taupes ; plus tard, quand ils sont de bonne race, ils abandonnent vite ce gibier-là pour en courir un autre. Et le chasseur, de loin, excitait en riant et en ricanant son compagnon :
– Allez ! attrape-le, le « boussot »[7] !
– Comment, tu ne l’as pas encore ?
– Oh ! oh ! tu lances déjà, mon gaillard, y a du bon, alors, y a du pied !
Pourtant, lorsque Miraut eut bien gratté, qu’il eut la truffe tout à fait noire et la gueule pleine de terre, il s’ennuya de ces vaines poursuites et de ce travail inutile et, fatigué, regagna le bois.
Derrière un fagot l’abritant du vent, il découvrit la blouse et le tricot de son maître et, jugeant dans sa bonne petite jugeote de bête que, comme matelas, ça valait sans doute mieux que la terre humide, sans hésitation il se coucha en rond dessus et s’endormit du sommeil de l’innocence.
– Sacré petit voyou, s’écria Lisée en venant, au moment de partir, le retrouver dans cette position, il est déjà roublard comme père et mère. Attends, mon vieux, la patronne, elle t’en bâillera des blouses et des tricots pour te coucher dessus.
Et, tout attendri par cette évocation et aussi par cet acte d’intelligence, il embrassa son brave chien sur le crâne et l’emmena vers la maison.
Peu méfiant de son naturel, Miraut apprit bien vite à se défier de la patronne, qui ne manquait jamais, chaque fois qu’il se trouvait devant elle, de marquer cette rencontre, non point d’un caillou blanc comme pour les jours heureux, mais bien d’un coup de sabot dans son derrière de chien.
Ce fut pour lui un étonnement, car on ne l’avait jamais battu auparavant.
Il l’évitait le plus possible. Dès qu’il la voyait apparaître, divinité au balai, il ne manquait pas de guetter son regard et, s’il y reconnaissait le moindre éclair maléfique, le plus infime reflet douteux, il faisait de sages détours et se ménageait autant que possible des chemins de retraite. L’autre s’aperçut bien vite du manège dont il usait pour éviter toute rencontre et, comme elle n’avait point désarmé, elle chercha par ruse à tromper sa vigilance. Tout en n’ayant l’air de s’occuper que de son ménage, elle s’arrangeait pour se rapprocher de la bête, soit qu’elle jouât avec les chats, soit qu’elle dormît dans un coin et, sans rien dire, tout à coup, lui labourait traîtreusement les côtes à coups de sabots.
La Guélotte se montrait cependant plus circonspecte quand Lisée était à la maison et ne rossait alors le chien que lorsqu’elle avait trouvé un prétexte plausible de correction dont le moindre était que ce sale chameau se trouvait toujours dans ses jambes, ou qu’il emplissait de poil le canapé, ou encore qu’il lapait continuellement l’assiette des chats et leur prenait leur place sur le coussin, sous le poêle.
Cependant ces trois bonnes bêtes étaient loin de faire mauvais ménage. Très souvent, après s’être mordillés pour rire, poursuivis sous la table et sous le buffet, avoir sauté sur les chaises et le canapé en lançant des vrraou et des pfff... aussi inoffensifs que menaçants, après s’être griffé la peau et tiré la queue, ils s’endormaient fraternellement côte à côte, les deux minets sur le jeune chien, leurs petites têtes carrées sur la poitrine de Miraut, en bons amis qu’ils étaient.
Mique aimait autant Miraut que ses petits ; peut-être même l’aimait-elle mieux, car elle tolérait de celui-ci des jeux qu’elle n’admettait pas chez ses enfants.
Le chien s’amusait quelquefois à lui prendre les puces. C’était, jugeait-il, une grande faveur qu’il lui accordait.
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