Même que ça ne sentait pas la rose quand il se lâchait et on l’avait fourré tout de suite à l’écurie où il passerait en paix sa nuit de digestion.
– Il s’est nourri, disait en riant Lisée ; sûrement qu’il aura dû bouffer quelque mondure de vache[5] ou quelque ventraille de mouton.
Mais le lendemain, quand le chasseur s’en était allé à l’écurie pour délier les bêtes et les conduire à l’abreuvoir, ç’avait été une autre histoire. Le chien qui souffrait déjà, mais se taisait stoïquement, avait voulu aller à lui et, comme d’habitude, lui dire bonjour en se dressant contre ses genoux pour le lécher et jappoter. Il avait à peine pu se lever sur ses pattes de devant, le train de derrière paralysé refusait déjà tout service, les jambes étaient raides.
Alors la bête étonnée, furieuse et désespérée, avait hurlé un long coup de souffrance et de rage.
Et Lisée, affolé, abandonnant les vaches, avait pris son chien dans ses bras, l’avait transporté dans la chambre du poêle et déposé sur un coussin, auprès du feu. Là, il l’avait examiné, lui avait ouvert la gueule, soulevé la paupière, regardé l’oeil qui était encore assez clair. Il avait vu tout de suite.
– Cré nom de Dieu ! Mon chien est empoisonné ! Va vite traire les vaches que je lui fasse prendre du lait !
Finaud avait difficilement avalé le lait, contrepoison trop peu énergique, puis il était retombé dans son abattement douloureux ; son poil se hérissait, ses yeux s’injectaient de sang, se troublaient, il haletait de fièvre et tremblait de froid.
– Qu’est-ce qu’il a bien pu manger, bon Dieu de bon Dieu ? rageait Lisée : si je le savais seulement !
Et Philomen était venu.
– Faut le faire dégueuler ! avait-il ordonné. Je vais chercher de l’huile de ricin. On les sauve souvent avec et j’en ai toujours à la maison.
Lisée avait desserré les mâchoires déjà raides de son vieux chien pendant que son ami, avec des précautions fraternelles, ingurgitait au patient un grand demi-verre du visqueux breuvage.
Sans doute, il était trop tard. Le poison (de la strychnine probablement), avalé dans un morceau de viande, n’avait produit son effet que tard, lorsque la digestion était déjà en train. Il aurait fallu être là alors, se douter et s’y prendre immédiatement. Mais le pouvait-on ? Il était probable que cela avait dû débuter par de fortes coliques et un chien ne se plaint pas de coliques. Toute souffrance qui n’a pas une cause directe et visible le laisse étonné et muet. Il fallait vraiment que les douleurs devinssent atroces pour que la bête hurlât par intervalles. Car les crises, comme tétaniques, de raidissement, étaient, après l’absorption de l’huile, devenues plus rares et l’oeil semblait aussi s’être éclairci. Finaud s’était même levé tout seul et il avait tenté de remuer la queue en regardant son maître. Mais il se recoucha aussitôt tandis que Philomen et Lisée et les amis qui étaient venus faisaient gravement cercle autour de lui. Il faut avoir vu ces fronts plissés, ces yeux inquiets, ces grosses mains tremblantes pour comprendre tout ce qui peut, malgré la rudesse apparente ou réelle, fermenter de bon levain sous ces écorces tannées et dans ces coeurs frustes de paysans. Lorsque reparurent les crises et que le chien, en se raidissant, se prit à hurler, leurs yeux devinrent humides, brillants ; l’on sentait en eux de la douleur et de la colère, et plus d’un qui n’osait se moucher, de crainte de paraître bête, avala silencieusement une larme en mordant sa moustache.
Quand, après douze heures atroces d’agonie, le vieux Finaud, vers six heures du soir, trépassa dans une crise terrible, ils partirent tous, l’un après l’autre, sans rien dire, les épaules voûtées et le dos rond, tout bêtes de cette douleur contre laquelle rien ne les avait cuirassés, tandis que Lisée, sur son canapé[6], la tête dans les mains, pleurait silencieusement son chien.
– Ah ! que non ! La Guélotte ne voulait plus de ces scènes-là chez elle, sans compter qu’un chien de chasse, ça vaut des sous, surtout quand c’est dressé. Non, ce qu’il fallait, c’était simplement harceler sans trêve les deux êtres, les deux alliés, ses deux ennemis : son mari et le chien ; les faire souffrir l’un par l’autre, chercher si possible à les amener à se détester, mettre Lisée en colère contre Miraut ou profiter d’une de ces rages que provoquerait sûrement le dressage pour exaspérer son homme, le dégoûter de sa rosse et la lui faire tuer, ou donner, ou vendre encore, ce qui serait tout profit pour le ménage.
Oh ! elle trouverait bien ! D’abord, elle allait dorénavant laisser les ordures en place : le patron les enlèverait lui-même si ça lui disait ; quant à la soupe, elle serait maigre et que ce sale cabot de malheur s’avisât de toucher au linge, aux chaussures ou aux vêtements ; qu’il s’avisât de courir après les poules et de « coucouter » les oeufs ! Le manche à balai était là, peut-être, et le fouet aussi, et son homme n’aurait rien à dire là contre, c’était du dressage, quoi ! on ne peut pas se laisser dévorer par une bête ! Et au besoin elle jouerait au braconnier de bons tours dont elle accuserait le chien. Lesquels ? elle ne savait pas encore, mais elle trouverait certainement.
Ah ! il faudrait bien qu’elle obtînt l’avantage enfin et qu’il disparût, l’intrus qui s’était introduit à la faveur d’une saoulerie. Lisée n’aimait pas les scènes ; il en entendrait des plaintes et elle te lui en servirait des lamentations de Jérémie, comme il disait, et plus qu’à son saoul, mon bonhomme, espère ! Il aimait à être propre, il en aurait du poil de chien sur ses habits, et il chercherait les brosses, et s’il y avait d’aventure du linge de rongé à la maison, ce seraient ses mouchoirs à lui, et ses pantalons, et son fourbi, et il irait se faire raccommoder ça où il voudrait, chez le cher ami qui lui avait déniché son animal. Ah ! on verrait bien qui est-ce qui se fatiguerait le premier de la viôce et qui c’est qui parlerait le plus tôt de la ramener à ce grand ivrogne de Pépé ou à ce propre à rien de gros de Rocfontaine.
Lisée n’eut pas besoin de réitérer son invitation à la promenade. Dès qu’il eut vu son maître se diriger vers la porte, Miraut, avant lui, s’y précipita, et avec un tel enthousiasme qu’il s’empâtura dans les jambes du chasseur et manqua de le faire piquer une tête en avant, à la grande joie de la Guélotte, qui ricana :
– S’il pouvait seulement lui faire ramasser une bonne bûche et lui cabosser le nez comme je voudrais !...
Mais Lisée, bonne pâte, ne fit pas semblant d’entendre. Il sourit à son toutou et, penché sur lui, peut-être simplement pour faire rager sa femme et lui prouver que son affection n’était point amoindrie, se mit à lui parler avec une sorte de zézaiement maternel :
– Que n’est-i content ce petit ciencien de sortir avec son papa Lisée ?
– Rrr aou, répondait Miraut en lui léchant le nez.
– Qu’on va-t’i serser des yèvres ?
– Bou ! bou ! reprenait le petit chien.
– Grand idiot ! ricanait la femme tandis qu’ils gagnaient la porte tous deux, l’un gambadant, la gorge pleine d’abois joyeux, l’autre riant silencieusement dans sa barbe de bouc.
Miraut avait compris le sens général des paroles de Lisée. Il savait qu’on allait sortir et courir et jouer ; la direction de la porte prise par son maître lui confirmait d’ailleurs cette merveilleuse promesse. Il est deux séries de mots que les jeunes chiens saisissent extrêmement vite : ceux qui servent à les appeler à la pâtée, ceux qui les invitent à prendre leurs ébats au dehors. Ces mots correspondent à la satisfaction des deux grands besoins primordiaux des jeunes bêtes domestiquées : la nourriture et le mouvement. Tous leurs instincts sont donc perpétuellement tendus vers l’accomplissement des actes qui sont liés à ces deux fonctions. Plus tard, avec d’autres besoins, naissent d’autres aptitudes, et Miraut, en particulier, arriva à ouvrir toutes portes non verrouillées, mais il se refusa obstinément à apprendre à les fermer. D’ailleurs, dans la maison de sa mère, peut-être grâce à ses leçons, avait-il déjà appris à reconnaître, parmi le bafouillage humain, les syllabes magiques qui présagent la venue de la gamelle de soupe ou qui donnent la clef des champs.
Lisée n’en fut pas moins attendri de cette marque d’intelligence qui lui permettait de fonder sur les aptitudes de son chien les plus belles espérances.
Il décida qu’on prendrait la ruelle jusqu’au centre du village et que, de là, on suivrait dans toute sa longueur la voie principale, de façon que le chien pût avoir une idée d’ensemble du pays qu’il allait habiter.
Il ouvrit donc la porte, mais cela ne devait pas marcher tout seul.
Dès que Miraut, en coup de vent, se fut précipité dans la cour, toutes les poules, effarées de cet être qu’elles n’attendaient point, s’enfuirent et s’envolèrent à grands cris et grands fracas, tandis que le coq, les plumes hérissées, la crête au vent, piaillait des roc-cô-dê ! menaçants et furieux, tout en se retirant, lui aussi, avec prudence.
Miraut, un peu étonné de tout ce vacarme qui l’enchantait et de ce mouvement de retraite qui l’encourageait, allait peut-être transformer en offensive vigoureuse son élan en avant, lorsqu’un mot du maître, haussant le ton, le rappela à lui :
— Ici ! Veux-tu bien !... petit polisson ! Faut laisser les poules tranquilles ! Allons, viens ici !
Comprenant qu’il avait peut-être fauté, Miraut, quêtant un pardon et une caresse, vint se dresser contre les genoux de Lisée, puis, absous d’une chiquenaude amicale, repartit aussitôt.
Un petit bâton sollicita son attention : il s’en saisit et, en travers de sa gueule, la tête haute, le porta fièrement jusqu’à la première bouse de vache, pour laquelle il l’abandonna sans hésiter.
— Sale ! petit sale ! veux-tu bien lâcher ça, gronda Lisée.
Miraut, légèrement étonné du peu de goût de son maître, laissa tomber cette galette de bouse qui sentait pourtant si bon et allait chercher autre chose, quand il tomba tout à coup en arrêt, roide, entièrement immobile, figé sur ses quatre pattes.
– Allons, viens-tu ? reprit son maître.
Mais Miraut ne bougeait pas.
– Viendras-tu donc, traînard ! accentua Lisée.
Mais Miraut se fichait de la parole du maître et, sans plus remuer qu’une souche, semblait médusé là, par quelque effrayant spectacle.
– Quoi, qu’est-ce qu’il y a donc ? interrogea le chasseur en jetant les yeux dans la direction vers laquelle Miraut regardait toujours.
– Ah ! c’est toi, ma vieille Bellone, continua-t-il.
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