Miraut avait sauté sur la table, et de là, prenant son élan, il s’était précipité à l’assaut des peaux de lapins qu’il avait au passage accrochées avec sa gueule et entraînées dans sa chute.
Combien de fois avait-il dû essayer avant de réussir !
Mystère ! mais les peaux de lapins l’avaient, à coup sûr, rudement tenté.
– Il aimera le poil, conclut le chasseur. Gare aux lièvres ! Allons, petit, viens manger. Il faut bien que jeunesse se passe !
– Et mes peaux de lapins ? glapit la Guélotte.
– Tes peaux de lapins, tes peaux de lapins !... Merde pour tes peaux de lapins ! Une autre fois tu les iras suspendre à la panne faîtière de la grange : il n’ira probablement pas les y décrocher.
La femme se tut ; toutefois, lorsque Miraut passa devant elle, il endossa pour le prix des fameuses peaux de lapins un solide coup de sabot dans les côtes.
Tout de même, ne se jugeant pas suffisamment vengée, elle ajouta :
– Il y restera dans sa saleté avec ses cercles de tonneaux et ses vieux balais, il y couchera : ce n’est pas moi qui la lui nettoierai, sa niche, à ce dégoûtant-là.
– C’est bon, c’est bon, calma Lisée d’un ton conciliant.
Mais Miraut jouait déjà avec Mitis, le jeune matou à qui il prenait les puces, tandis que le chat, renversé sous son gros mufle, s’agitait des quatre pattes pour le repousser sans lui faire de mal et se mettre enfin debout.
Le maître les sépara en montrant au chien sa gamelle fumante. Avec bruit, Miraut lapa sa soupe, une soupe claire dont l’eau chaude était l’unique bouillon, puis, non rassasié, vint tourner autour de la table, guettant les morceaux de pain, les débris de légumes, les couennes de lard ou les os que le maître voudrait bien jeter.
– Qu’est-ce qu’il « allure », ce goinfre-là ? ronchonna la Guélotte, il n’est donc jamais content ?
Le chien l’évitait, mais par contre, enhardi par les petits mots d’amitié et les caresses du patron, il s’en venait doucement poser son museau sur la cuisse de Lisée, puis de la patte lui grattait le genou en ayant l’air de dire : Hé ! ne m’oublie pas !
Tant qu’on lui donna, il resta ainsi, mais quand le braconnier eut cessé de partager avec lui et lui eut signifié, en se frottant les mains devant son nez, qu’il n’avait plus rien à attendre, il se remit à fureter par tous les coins de la pièce, puis, finalement, s’affaissa sur le ventre et resta tranquille.
On n’y prit garde, mais quand, à la fin du repas, étonné qu’il eût été si calme, la Guélotte se leva pour débarrasser la table, elle constata que le chien, bavant de joie, la gueule tordue, les yeux mi-clos de volupté, tenait entre ses pattes de devant un soulier qu’il mastiquait consciencieusement.
Elle jeta un cri de rage et se précipita sur lui :
– Miséricorde ! Mes souliers du dimanche ! râla-t-elle.
La moitié de l’empeigne était percée comme une écumoire et de petits morceaux manquaient.
– C’est les dents qui le tracassent, essaya de dire Lisée pour l’excuser.
Mais Miraut hurlait déjà sous la trique dont la femme s’était armée pour le rosser, tandis que son mari, derrière qui il s’était réfugié, parant les coups comme il pouvait, essayait de calmer sa conjointe, très ennuyé pour excuser ce délit domestique qui se traduisait par un débit chez le cordonnier.
À la fin, tout de même, il se fâcha et il y eut entre les deux époux une scène terrible au cours de laquelle la Guélotte jura entre autres choses qu’elle s’en irait si ce salaud-là n’était pas fichu à la porte séance tenante.
Devant l’attitude froide et le calme de Lisée qui lui demanda, goguenard, où elle pourrait bien aller traîner ses viandes, elle en rabattit un peu de ses prétentions et exigea seulement, comme punition, que le chien fût emprisonné tout l’après-midi à la remise.
Immédiatement, on reconduisit à la paille Miraut qui se remit à hurler de toutes ses forces, après avoir en vain flairé les portes.
De guerre lasse, il se coucha jusqu’à l’instant où, mû par son farouche instinct de liberté, il entreprit une nouvelle et minutieuse inspection des ouvertures de sa prison.
La remise donnait en arrière sur l’écurie. Dans la porte de communication, une chatière avec battant refermant le trou avait été ouverte. Mique, la chatte, pour qui elle avait été faite, selon qu’elle entrait ou sortait, poussait le battant de la tête ou l’écartait de la patte afin de dégager l’ouverture par laquelle elle se glissait.
Ce fut à cette planchette, qui joignait moins bien que les encoignures et laissait filtrer des odeurs complexes, que Miraut, explorant et reniflant, s’arrêta. Le battant, poussé par son nez, remua. Le chien y mit la patte, il se balança, s’écartant un peu, laissant entrevoir un coin de l’écurie.
Spectacle nouveau, extraordinaire, mystérieux, partant plein d’attraits. Miraut écarta autant qu’il put la planchette et engagea la tête dans le trou : son émotion grandit, mais le battant qui tendait toujours à se rabattre lui pesait sur le cou et le gênait. Immédiatement, il le mordit à belles dents et tira de toutes ses forces. Comme il n’était suspendu à un clou rouillé que par une méchante ficelle, il céda bientôt et le chien, fort surpris, alla tout d’un coup rouler sur son derrière. Il en fut légèrement estomaqué, mais ne s’arrêta pas longtemps à chercher les causes de cette catastrophe, l’ouverture libre le sollicitant trop vivement.
Miraut put voir l’écurie avec les vaches alignées le long de la crèche où elles étaient attachées, les vaches qui le regardaient de leurs grands yeux stupides, mais ne meuglèrent point, et toutes sortes d’autres choses plus ou moins inconnues dont les émanations puissantes l’intriguèrent extrêmement.
Ah ! passer par ce trou !
Il essaya, engageant la tête, le cou et le haut du poitrail, mais il ne put aller plus loin.
Cependant, la tentation était trop forte ; il passerait. Et à grands coups de dents, il se mit à mordre, à ronger, à briser afin d’élargir l’ouverture. Il rongea, rongea et rongea tant que, s’allongeant comme une couleuvre, il put enfin passer. Ah ! quelles odeurs ! et comme il reniflait à narines dilatées ces parfums composites : fumiers divers, senteurs de vaches, fumet de volailles, et qu’est-ce qui pouvait bien remuer là-bas, tout au fond, dans cette prison à claire-voie ?
Oh ! oh ! Ceci sentait meilleur encore que tout le reste. Une bande de lapins, ahuris, le regardaient fixement de leurs yeux ronds à reflets rouges.
Prudemment, il avança le nez contre le treillis, étonné et soupçonneux, craignant peut-être une morsure de ces êtres bizarres qu’il ne connaissait point.
Un vieux mâle, furieux sans doute de cet examen prolongé, frappa violemment d’une patte de derrière sur le sol. Cela claqua un coup sec et Miraut qui eut peur, faisant un bond prodigieux en arrière, alla étourdiment buter contre les jambes d’une vache. Celle-ci, surprise et effrayée à son tour, lui décocha instantanément un coup de pied et la frousse et la douleur arrachèrent au chien un aboi sonore. Alors les lapins, épouvantés également, se mirent tous en choeur et, comme s’ils eussent été pris d’une subite folie, à sauter dans la cage, et à tourner en rond, et à taper du pied, et à se bousculer et se mordre en poussant des piaillements suraigus.
Devant une telle sarabande, oubliant sa souffrance, Miraut réaccourut, puissamment intrigué, excité par tout ce tintouin dont il cherchait les causes, sautant d’un côté, sautant d’un autre, selon le mouvement de ces bêtes à longues oreilles, émerveillé peu à peu, donnant de la voix timidement d’abord, puis à pleine gorge, royalement heureux, l’oeil brillant, arrondi, salivant de joie, prêt à sauter sur le premier qui sortirait, approchant de la cage, se reculant, faisant au gré de son caprice sauter, tourner et volter les lapins comme une bande de fous, tandis que les boeufs regardaient tout cela en meuglant.
Les poules, qui étaient déjà rentrées, s’envolèrent du perchoir dans la crèche et sur le dos des vaches, ne sachant où se fourrer ; le coq, enflant les ailes, se mit à pousser des roc-co-co, co-co-dê ! furibards, et Miraut, qui ne savait plus auquel entendre ni courir, s’imaginant que tous ces êtres, en bons camarades, voulaient bien jouer avec lui, était heureux, et sautait et ressautait, et jappait, jappait comme s’il eût eu véritablement trois lièvres devant lui. Une poule, qui lui tomba sur le derrière dans l’affolement de la fuite, reçut un instinctif et prompt coup de mâchoire qui l’allongea net sur le carreau. Elle se mit à piauler, sans pouvoir se relever, tandis que toutes les autres bêtes de l’écurie, chacune en son langage, criaient à qui mieux mieux.
Tant de vacarme attira l’attention de la Phémie qui se hâta de prévenir sa voisine. Et toutes deux, accourues en passant par la remise, purent voir la porte rongée d’abord, puis, dans l’étable, Miraut, l’oeil en feu, les oreilles jointes, le fouet raide, frémissant de joie devant une cage où des lapins affolés tournaient et retournaient, tandis que les poules regardaient stupidement la géline mordue qui, allongeant le cou, poussait d’intermittents et rauques gloussements d’agonie.
Miraut comprit-il, en voyant apparaître les femmes, qu’il avait mal agi ? Nul ne sait ; en tout cas, il saisit certainement qu’il allait recevoir une danse, aussi chercha-t-il à se faufiler entre les commères pour gagner la sortie, mais ce fut en vain.
La Phémie, de ses grands bras, l’attrapa par le collier et le maintint, cependant que la Guélotte, le poing fermé, tapait sur la bête à tour de bras d’abord, puis, se faisant mal aux mains, à grands coups de pied ensuite.
Ce fait, elle prit une corde, vint attacher le coupable à la remise et retourna avec sa compagne pour se rendre compte des dégâts.
Les lapins, essoufflés, effrayés, les yeux rouges, ventaient comme des asthmatiques, et la poule, qui avait fini de glousser et de piauler, gisait raide sur les pavés.
– T’auras bien de la chance si tes petits lapins ne crèvent pas, conclut la Phémie ; pour quant aux poules, c’est la première, mais ce n’est pas la dernière, une fois qu’ils y ont goûté...
– Mon Dieu, mon Dieu ! se lamentait la Guélotte, ma meilleure « ouveuse »[8] !
– Écoute, conseillait l’autre, puisque ton soulaud de mari ne veut pas te débarrasser de cette rosse, fais comme je t’ai dit : donne-lui à manger l’éponge. Tu en seras vite délivrée et personne ne saura rien.
– C’est ce qu’il y a de mieux à faire, convint la paysanne ; je vais lui en griller une tout de suite.
Et elles revinrent à la cuisine, portant la poule par les pattes.
La Guélotte chercha une éponge et posa son poêlon sur le feu ; mais au moment où elle jetait le beurre dedans pour le faire chauffer, Lisée rentra inopinément.
– Tiens, tiens, tiens ! s’exclama-t-il. Il paraît qu’on fait des frichetis quand je ne suis pas là, on se soigne. Ça ne m’étonne plus que tu te portes bien ! Qu’est-ce que vous êtes encore en train de fricoter vous deux ?
– Regarde donc ce que ta rosse m’a fait, répliqua sa femme, et tu iras voir la porte de ton écurie et la tête de mes lapins.
– Dis-moi un peu ce que tu allais faire cuire !
Il me semble que ça ne t’empêche pas de te soigner, sacrée gourmande, le mal que peut te faire mon chien. Ah ! fichtre non ! tout pour la gueule !
Eh bien, répondras-tu ? Tu dois être contente, tu en auras du fricot, tu ne savais pas ce que tu voulais manger avec ton pain. En voilà de la pitance !
– Et toi, continua-t-il, s’adressant à la grande Phémie, tu vas me faire le plaisir de foutre ton camp ; je commence à en avoir assez de tes histoires de brigand et de tes cancans de vieille bique.
Là-dessus, furieux, Lisée alla détacher Miraut, marmonnant en lui-même :
– Si on la laissait sortir aussi, cette bête, elle ne ferait pas de sottises !
La Guélotte qui, pour un empire, n’aurait voulu avouer ce qu’elle allait faire cuire, ravala sa rage en silence ; puis, craignant que son homme ne se doutât de quelque chose, elle cacha l’éponge avec soin et, toujours sans mot dire, vaqua jusqu’au soir aux travaux du ménage.
Elle n’exigea point que Miraut fût conduit à la remise pour la nuit et le laissa dormir en paix dans la chambre du poêle. Pour elle, triste et sombre et comme résignée à son malheur, elle tricota des bas au coin du feu et ne monta se reposer à la chambre haute que bien après que Lisée se fut lui-même couché et quand elle se fut assurée qu’il dormait profondément.
Sa femme était déjà debout quand Lisée sauta du lit, le lendemain matin.
Il s’habilla sommairement de son pantalon et d’un tricot, coiffa sa casquette, puis, dans l’intention de sortir pour aller faire un tour au verger ramasser les fruits et voir le temps, tira ses sabots qui dépassaient un peu de dessous le lit.
Il avait déjà chaussé son pied gauche et enfilait le pied droit sous la bride de cuir quand, d’un mouvement instinctif, il le retira vivement, sentant le mouillé et le froid.
Il se pencha : un liquide jaunâtre, verdâtre, emplissait à demi sa chaussure. Intrigué, il regarda de plus près, flaira...
Sa femme, entrant juste à ce moment dans la pièce, l’interpella :
– Qu’est-ce qu’il y a encore ? Tu as au moins cassé ton sabot ?
– Non, répondit Lisée, mais il y a de l’eau dedans.
1 comment