Comment que ça se fait ?
– De l’eau dedans ! Qu’est-ce que tu chantes ? Comment veux-tu qu’il y ait de l’eau dans tes sabots ? Il ne pleut pas ici ; tu es encore saoul !
Elle s’approcha, puis s’exclama :
– Ah grand serin ! ah ! c’est au moins bien fait, mais ce n’est pas de l’eau, imbécile, c’est de la pisse ! C’est sûrement ton beau petit chienchien qui te les aura arrosés, tes sabots. C’est au moins une pièce bien mise et voilà la première fois qu’il me fait plaisir, l’animal. S’il pouvait seulement recommencer tous les jours !
Lisée, un peu penaud, son sabot à la main, continuait à examiner le liquide.
– Trempe ton doigt et tu goûteras, continua la Guélotte ricanante, peut-être que tu ne douteras plus, après.
– Savoir, reprit Lisée jouant l’incrédulité, si c’est le chien ou les chats ; un chien, ça pisse davantage.
– Si tu trouves qu’il ne t’en a pas mis assez, dis-lui de repiquer un coup.
Et elle riait, riait à pleine gorge, promettant de raconter l’histoire à tout le village.
– Miraut ! appela Lisée, presque convaincu, viens ici !
Tout joyeux et sans méfiance, le chien accourut.
Fronçant les sourcils, le maître, assez rudement le saisissant par le collier, le contraignit, bien qu’il résistât et renâclât, à mettre son nez sur le sabot compissé et gronda, enflant la voix d’un air courroucé :
– Cochon, petit salaud, qu’est-ce que tu as fait là ! hein ? Que je t’y reprenne ! acheva-t-il en levant la main et en le menaçant.
Le chien, ne comprenant que le geste de colère et de menace, balayait le plancher de sa queue, se rasait, craintif, se demandant pourquoi son maître, habituellement d’humeur si égale, le traitait comme la patronne.
Lisée ne frappa point, les grandes corrections n’étant pas réservées pour les peccadilles de cette sorte où l’ignorance avait certainement plus de part que la mauvaise volonté.
Libéré, le chien n’en marcha pas moins sur ses talons, apeuré, léchant les mains qui se balançaient, voulant à tout prix reconquérir une affection et une estime dont il avait besoin bien qu’il n’eût, à son idée, rien fait pour les perdre.
– Faudra pas recommencer, hein ? demanda le maître, conciliant.
Miraut se fouetta les flancs avec frénésie, tortilla du derrière et le suivit au verger où, ses sabots dûment essuyés aux pieds, il se rendait, une vannette à la main.
– À ce prix-là, compte-z-y qu’il ne recommencera pas, ricana la femme en rangeant sa vaisselle et furieuse au fond de les voir si vite réconciliés.
Miraut suivit docilement Lisée, observant soigneusement ses gestes. Le patron faisait la tournée des pommiers et des poiriers, ramassant sous les arbres les fruits tombés pendant la nuit pour les verser dans un tonneau où il les laisserait fermenter en attendant le moment de les distiller et d’en faire de la goutte. L’ayant vu faire, lui aussi se précipita sur les pommes, les mordant et les faisant rouler, pour s’amuser, croyait-il, au même jeu que Lisée.
L’après-midi, il le suivit aux champs.
Il longea quelques murs aux pierres odorantes compissées par des confrères, quêta le long des sillons, mangea avec un plaisir évident une taupe crevée, se roula sur divers étrons plus ou moins secs qu’il découvrit au hasard des reniflées ou au petit bonheur des coups de vent. Il leva ensuite quelques alouettes et poursuivit jusqu’à la grande fatigue, et au grand amusement de son maître, une demi-douzaine de corbeaux qui pâturaient aux alentours.
C’étaient de vieux roublards qui ne le craignaient guère. Ils mettaient une pointe de malice et de coquetterie à le laisser venir à quatre pas à peine pour s’enlever légèrement à sa barbe en lui croassant de grasses injures auxquelles il répondait par des jappements furieux. Rasant le sol juste assez haut pour qu’il ne pût les atteindre en sautant en l’air, ils faisaient un détour et s’en allaient passer près d’un camarade au repos sur lequel le chien arrivait bientôt et qui recommençait le même manège.
Tout de même, lorsqu’ils furent las de cette tactique qui ne leur laissait pas la paix suffisante pour glaner des graines ou gratter des vermisseaux, ils partirent tous au signal de l’un d’entre eux et, s’élevant très haut, filèrent au loin vers les pâtures de la ferme des Planches où ils s’abattirent après de sages et prudents circuits investigateurs.
Miraut qui les suivait avec peine, le nez en l’air, les perdit bientôt de vue et revint près de Lisée, tirant une langue d’un demi-pied et soufflant comme un phoque.
– Tu es mieux, maintenant ! ricana le braconnier. Ça t’apprendra, mon ami, que les corbeaux, ça n’est pas pour les chiens de chasse.
Comme on revenait à la maison, le soir, en traversant le village, Miraut rencontra Bellone qu’il salua en lui mordillant les pattes et les oreilles, et plus loin, Turc, du Vernois, qui suivait la voiture du meunier aux grelots tintinnabulants. Ils firent connaissance en se sentant au bon endroit, l’un raide et menaçant, l’autre modeste et conciliant, mais digne tout de même parce que Lisée était là.
Ils rencontrèrent encore Berger, qui ne s’arrêta qu’une demi-minute, car il repartait à sa pâture ; Tom fut plus prolixe de démonstrations amicales et de jeux particuliers qui indiquaient soit une extrême perversité de civilité, soit une très grande innocence et qui amenèrent auprès d’eux Barbet, ainsi nommé à cause de son poil long et malpropre assez souvent ; du seuil de sa porte où il trônait, Souris aboya rageusement à leur passage. Lisée ne prêtait nulle attention à ces petits faits, mais pour Miraut cela comptait autant que la soupe et les raclées de la Guélotte.
Déjà familier avec les gens, un peu enfant gâté par les gosses pour sa jeunesse et son bon caractère, il ne voyait pas une porte ouverte sans jeter à l’intérieur des cuisines un coup d’oeil d’inspection alimentaire : les assiettes des chats qu’on laisse d’ordinaire dans un coin étaient vigoureusement essuyées par ses soins, il buvait un coup dans le seau aux cochons, attrapait au vol un bout de pain qu’on lui jetait, léchait la main d’un moutard qui l’appelait et le caressait, puis repartait rapide au coup de sifflet de son maître.
L’ayant rejoint, il bondissait devant ses pas, se retournait, lui sautait à la barbe pour le lécher et lui dire : « Me voilà, je ne suis pas perdu, ne t’inquiète pas », puis repartait pour de nouvelles et fructueuses explorations.
Devant son seuil, gourmandant un peu, Lisée l’attendit.
– Eh bien ! petit rouleur, tu ne peux donc pas me suivre ? Tu sais, tu finiras sûrement, un jour ou l’autre, par te faire flanquer quelques coups de balai dans les côtes si tu continues à fouiner comme ça et à bouffer ce qui n’est pas pour toi.
Ce discours ne convainquit point Miraut et ils rentrèrent.
Une bonne odeur de poule fricassée s’exhalait d’une casserole, et Lisée, qui se sentait une faim de loup, se félicita intérieurement de ce que son petit camarade eût le bon esprit, pour faire l’affaire à une des pensionnaires emplumées de la basse-cour, de ne point prendre au préalable conseil de la patronne.
– On n’y goûterait jamais, sans des malheurs ( ?) comme ça, pensa-t-il. Et il s’enquit, par reconnaissance autant que par devoir, de la soupe de son chien, s’assura qu’elle n’était point trop chaude, recommandant en outre à sa femme de ne saler que très peu ou même pas du tout, parce que, disait-il, tous les piments, condiments et assaisonnements dont les hommes sont friands gâtent le nez des chiens de chasse.
Là-dessus, il s’attabla. Mis en gaieté, il hasarda après la soupe quelques plaisanteries sur les lapins et les poules, ce qui excita la colère et lui attira de vertes répliques de sa conjointe.
– À ta place, répliqua-t-il, toujours de bonne humeur, je n’en mangerais pas, je la pleurerais et je réciterais quelques De Profundis et deux ou trois chapelets pour le repos de son âme.
– Oui, moque-toi encore de la religion, vieux damné, tu grilleras en enfer et ce sera bien fait.
– Pourvu que tu n’y sois pas avec moi, c’est tout ce que je demande !
La conversation dévia parce que la Guélotte venait de jeter sur le plancher une poignée d’os de volaille qu’elle venait de dépiauter.
– Ne jette pas ces os-là au chien, conseilla Lisée ; ils ne sont pas bons pour lui ; d’abord, il ne les mangera pas.
– Ce n’est pas pour lui, c’est pour les chats, mais il ne manquerait plus que ça, que ce monsieur ne daignât pas y toucher.
– Non, expliqua Lisée, parce qu’ils ne contiennent pas de moelle.
– Alors, c’est la viande qui est autour qu’il faudra servir à ce milord, et c’est moi qui les mangerai les os, pour lui faire plaisir et à toi aussi.
– On ne t’en demande pas tant, je te dis de ne pas les lui donner.
– Je voudrais bien voir ça, qu’il ne les mangeât pas, reprit la femme qui s’excitait ; eh bien ! s’il les laisse, il pourra se brosser pour avoir de la soupe demain matin.
Miraut, en entendant un choc sur le plancher, était accouru immédiatement et, ayant saisi un os voracement, s’apprêtait à le croquer, mais, comme dégoûté, il le laissa tomber presque aussitôt.
– L’avais-je pas prédit ? cria Lisée triomphant.
– Je lui achèterai des gigots, à ta charogne !
Cependant, Miraut, qui était toujours affamé, était revenu aux osselets, les flairait de nouveau, les léchait, puis se décidait à les ronger et à les avaler.
– Ah ah ! ricana la femme à son tour, il ne voulait pas y toucher, qu’est-ce qu’il fait donc maintenant ?
– C’est drôle, s’étonna Lisée ; c’est bien la première fois que je vois un chien de chasse manger des os de volaille, un chien de race surtout, il doit y avoir quelque chose de plus.
Ah ! s’exclama-t-il au bout d’un instant, j’y suis. Mais oui, c’est parce qu’il reste de la sauce blanche autour des os qu’il se décide à les lécher et à y mordre. C’est égal, j’aurais préféré qu’il n’y touchât pas.
– Ton chien de race ! pure porcelaine ; donné de confiance. Belle race, ma foi ! Ça fera une jolie cagne : un sale bâtard de chien que tu t’es laissé enfiler par tes ivrognes d’amis. De propres amis que tu as !
– Assez ! coupa Lisée, n’autorisant pas les calomnies. Tu gueules parce que ce chien t’a, par malheur, tué une poule et tu l’habitues à en manger. C’est à moi que tu viendras te plaindre si jamais il tord le cou à une deuxième.
– Si jamais il ose recommencer, menaça la Guélotte, je te jure bien que je l’assommerai à coups de trique.
– Et moi je te promets que si la trique est encore là quand j’arriverai, je te la casserai sur l’échine.
– Grande brute, assassin ! hurla-t-elle, en se levant de table.
– Qui frappe par le bâton doit crever sous le bâton, a dit Jésus-Christ. Je ne ferai que mon devoir de chrétien, sentencia Lisée, transformant pour les besoins de la cause les paroles du Sauveur.
– Il n’y a pas de danger qu’il avale une boulette ou qu’une voiture l’écrase, comme c’est arrivé à celui des Martin. Ah ! non, je n’aurai pas cette veine : ce qui ne vaut rien ne risque rien !
– Tu ferais mieux de préparer mes souliers et mes habits pour demain matin. Tu sais que je dois partir pour Baume de bonne heure. La voiture de bois est chargée et j’ai le cheval de Philomen. Tu mettras de l’avoine dans un sac, je bottellerai une dizaine de livres de foin : ce sera autant que je n’aurai pas à débourser à l’auberge.
– Tu te saouleras avec l’argent et tu tâcheras de ramener encore un chien au lieu d’un cochon.
– En tout cas, conclut Lisée, je ne ramènerai sûrement pas une autre femme, j’ai bien assez d’un chameau comme toi dans la canfouine.
Et tu sais, ajouta-t-il, je ne veux pas qu’on enferme le chien pendant que je ne serai pas là ; je ne tiens pas à ce qu’il passe sa journée à gueuler jusqu’à ce qu’il en devienne enragé. Un jeune chien, ça a besoin d’air et de liberté ; il faut qu’il puisse courir à son aise : il y a de la place devant la maison et dans le verger.
– Il ira bien où il voudra. Je m’en moque pas mal ! S’il pouvait seulement se faire assommer, je serais assez heureuse !
Lisée, qui s’était levé avant le jour, fut prêt de très bonne heure le lendemain matin. Miraut, debout en même temps que le maître, l’avait accompagné partout : à l’écurie, à la grange, chez Philomen avec un vif intérêt. Il avait parfaitement deviné que le patron allait en voyage et il espérait bien, lui aussi, être de la partie ; aussi sa surprise fut-elle grande lorsqu’il s’aperçut, enfermé comme par inadvertance dans la chambre du poêle avec Mitis et Moute, que Lisée attelait et partait sans lui.
Il aboya, croyant à un oubli ; mais le roulement de la voiture, démarrant au trot robuste de Cadi, empêcha d’entendre ses appels.
Du moins il put le croire ; cependant ce n’était point par inattention que Lisée avait enfermé Miraut dans la chambre avec les chats.
Il est toujours imprudent, quand on est en voiture, d’emmener avec soi de jeunes chiens de chasse, surtout maintenant, répétait-il, avec toutes les bicyclettes, motocyclettes, automobiles et autres saloperies qui infestent les routes, vous tombent dessus sans crier gare, écrabouillent vos bêtes et ensuite se donnent du vent que c’est bernique pour les reconnaître et revoir jamais les salauds qui ont fait le coup.
Lui, Lisée, qui était pourtant assez prudent, avait eu un jour un chien, lequel, en voulant se garer d’une calèche arrivant par derrière, s’était fait écraser la patte par sa propre roue de voiture, et on ne parlait pas d’autos dans ce temps-là.
D’autre part, un jeune chien curieux, flaireur, facilement distrait, jovialement confiant, est trop facile à perdre, surtout quand il est beau. Car il se trouve toujours des amateurs, plutôt sans gêne ni scrupules, qui savent habilement profiter d’un instant d’inattention pour attirer la bête à l’écart, lui passer une laisse au cou et, ni vu, ni connu, vous l’emmener bel et bien on ne sait jamais où.
Ces observations et réflexions que Lisée avait formulées chez lui maintes fois n’étaient point sorties tout à fait de l’esprit de la Guélotte ; c’est pourquoi, flattée d’un vague espoir, dès qu’elle jugea que Lisée pouvait être à un bon kilomètre du village, elle ouvrit au chien, qui la demandait instamment, la porte de la rue et le lança dehors avec un coup de savate, en disant :
– Va-t’en le retrouver tant que tu voudras et reste en route si tu peux.
Miraut ne perdit pas une minute ; il flaira par toute la cour, puis, sans hésiter, prit le vent et fila comme une flèche.
Et dix minutes plus tard, comme Lisée, marchant à côté de la voiture, atteignait les quelques maisons du moulin de Velrans, rêvassant vaguement au tintinnabulement des grelots de Cadi qui secouait la tête avec fierté, il sentit tout à coup deux pattes s’appuyer sur ses jarrets.
Violemment surpris, il se retourna plus prompt que l’éclair et reconnut son Miraut qui lui faisait fête, causant en son langage, jappant à mi-voix, la gorge pleine d’inflexions tendres, frétillant de la queue, s’écrasant, l’oeil plein de joie de l’avoir si vite retrouvé.
– Sacré nom de Dieu de nom de Dieu ! jura Lisée en se grattant la tête ; sacré petit salaud ! Qu’est-ce que je vais faire de toi ?
C’est au moins ma rosse de femme qui t’a lâché trop tôt. Elle l’aura fait exprès, pour sûr.
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