Sa chevelure avait tourné au blanc d’étoupe sous l’ardeur du soleil ; ses côtes ressortaient comme celles d’un panier, et les callosités de ses genoux et de ses coudes, sur lesquels il avait l’habitude de se traîner à quatre pattes, donnaient à ses membres réduits l’apparence d’herbes nouées. Mais son œil, sous la broussaille retombante de ses cheveux mêlés, restait clair et tranquille, car Bagheera, son conseil des jours difficiles, lui recommandait de remuer sans bruit, de chasser sans hâte, et de ne jamais, sous aucun prétexte, perdre son sang-froid.
– C’est un mauvais moment, dit la Panthère Noire, un soir, par une chaleur de fournaise, mais il passera, pourvu que nous vivions jusqu’au bout. Ton estomac est-il garni, Petit d’Homme ?
– Il y a quelque chose dedans, mais cela ne me profite guère. Penses-tu, Bagheera, que les Pluies nous ont oubliés et ne reviendront jamais ?
– Non, je ne le pense pas. Nous verrons encore fleurir le mohwa, et les petits faons devenir gras d’herbe tendre. Descendons au Roc de la Paix pour savoir les nouvelles. Sur mon dos, Petit Frère !
– Ce n’est pas le moment de se charger. Je peux encore me tenir debout tout seul. Mais vraiment, nous ne sommes pas des bœufs à l’engrais, nous deux.
Bagheera jeta un regard sur le pelage en loques de ses flancs poudreux, et murmura :
– La nuit dernière, j’ai tué un bœuf sous le joug. Je me sentais si bas que je n’aurais jamais, je crois, osé sauter dessus s’il avait été détaché. Wou !
Mowgli se mit à rire :
– Oui, nous sommes de jolis chasseurs à l’heure qu’il est ! Je n’ai peur de rien lorsqu’il s’agit de vermisseaux.
Et tous deux descendirent ensemble à travers les broussailles crépitantes, jusqu’au bord de la rivière, jusqu’à la dentelle de sable qui la festonnait en tous sens.
– L’eau ne peut durer longtemps, dit Baloo en les rejoignant. Regardez de l’autre côté ! Les traces ressemblent maintenant aux routes des hommes.
Sur la plaine unie du bord opposé, l’herbe de Jungle, drue, était morte debout, et, en mourant, s’était momifiée. Les pistes battues du Cerf et du Sanglier, toutes convergeant à la rivière, avaient rayé cette plaine décolorée de ravins poudreux tracés à travers une herbe de dix pieds de haut, et, à cette heure matinale, chacune de ces longues avenues s’emplissait des premiers arrivants qui se hâtaient vers l’eau. On pouvait entendre les biches et leurs faons tousser dans la poussière comme dans du tabac à priser.
En amont, au coude d’eau paresseuse autour du Roc de la Paix, se tenait le Gardien de la Trêve, Hathi, l’éléphant sauvage, avec ses fils, décharnés et tout gris dans le clair de lune, se balançant de-ci de-là, sans cesse. Un peu au-dessous de lui, on voyait l’avant-garde des cerfs et, au-dessous encore, le Sanglier et le Buffle sauvage. Sur la rive opposée, où les grands arbres descendaient jusqu’au bord de l’eau, était la place réservée aux Mangeurs de Chair : le Tigre, les Loups, la Panthère, l’Ours et les autres.
– Nous voilà, pour le coup, sous le joug d’une seule Loi, dit Bagheera.
Ce disant, elle marchait dans l’eau et promenait son regard sur les lignes de cornes cliquetantes et d’yeux effarés où le Cerf et le Sanglier se poussaient de côté et d’autre. Et, se couchant tout de son long, un flanc hors de l’eau, elle ajouta :
– Bonne chasse vous tous de mon sang !
Puis, entre ses dents :
– N’était la Loi, cela ferait une très, très bonne chasse.
Les oreilles vite dressées des cerfs saisirent la fin de la phrase, et un murmure de frayeur courut le long de leurs rangs.
– La Trêve ! Rappelez-vous la Trêve !
– Paix là, paix ! gargouilla Hathi, l’éléphant sauvage. La Trêve est déclarée, Bagheera. Ce n’est pas le moment de parler de chasse.
– Qui le saurait mieux que moi ? répondit Bagheera en roulant ses yeux jaunes vers l’amont. Je suis une mangeuse de tortues, une pêcheuse de grenouilles. Ngaayah ! Je voudrais profiter en ne mâchant que des branches !
– Et nous donc, nous le souhaiterions de grand cœur ! bêla un jeune faon né ce printemps-là seulement, et qui ne s’en louait guère.
Si abattu que fût le Peuple de la Jungle, Hathi lui-même ne put étouffer un rire, tandis que Mowgli, accoudé dans l’eau chaude, s’esclaffait en faisant sauter l’écume avec ses pieds.
–Bien parlé, petite corne en bouton ! ronronna Bagheera. Quand la Trêve prendra fin, on s’en souviendra en ta faveur.
Et il darda sur lui son regard à travers l’obscurité, pour être sûr de reconnaître le faon.
Petit à petit, la conversation s’étendait en amont, en aval, à toutes les places où l’on buvait. On pouvait entendre le sanglier chamailleur et grognon réclamer plus d’espace ; les buffles bougonner entre eux en faisant des embardées dans les bancs de sable ; les cerfs raconter les histoires pitoyables de longues marches forcées en quête de provende. De temps en temps, ils adressaient par-dessus la rivière quelque question aux Mangeurs de Chair, mais toutes les nouvelles étaient mauvaises, et le vent de Jungle torride grondait parmi les roches et les branches craquetantes, laissant l’eau couverte de brindilles et de poussière.
– Les hommes aussi meurent à côté de leurs charrues, dit un jeune sambhur. J’en ai rencontré trois, entre le coucher du soleil et la nuit. Ils reposaient bien tranquilles, et leurs bœufs avec eux. Nous aussi, nous reposerons bien tranquilles, dans peu de temps.
– La rivière a baissé depuis la nuit dernière, dit Baloo. O Hathi, as-tu jamais vu pareille sécheresse ?
– Cela passera, cela passera ! répondit Hathi, en seringuant de l’eau le long de son dos et de ses flancs.
– Nous en avons un, ici, qui ne pourra pas résister longtemps, dit Baloo.
Et il lança un coup d’œil sur le jeune garçon qu’il aimait.
– Moi ? dit Mowgli avec indignation, en se mettant sur son séant dans l’eau. Je n’ai pas de longue fourrure pour cacher mes os, mais, mais si on t’enlevait ta peau, Baloo.
Hathi frissonna de la tête aux pieds à cette idée, et Baloo dit sévèrement :
– Petit d’Homme, ce n’est pas une chose convenable à dire au. Docteur de la Loi.
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