On ne m’a jamais, en aucun temps, vu sans ma peau.
– Non, je n’avais pas de mauvaise intention, Baloo; seulement je voulais dire que tu es, pour ainsi parler, comme la noix de coco dans son écale, et que moi je suis la même noix de coco toute nue. Or, ton écale brune...
Mowgli était assis les jambes croisées et s’expliquait en montrant du doigt les choses, suivant son habitude, quand Bagheera, allongeant une patte de velours, le renversa cul par-dessus tête dans l’eau.
– De mal en pis, dit la Panthère Noire, tandis que le jeune garçon se relevait en crachant. D’abord Baloo est à écorcher, maintenant, c’est une noix de coco ! Prends garde qu’il ne fasse comme les noix de coco mûres.
– Et quoi donc ? demanda Mowgli hors de garde pour l’instant, bien que ce fût là une des plus vieilles attrapes de la Jungle.
– Qu’il ne te casse la tête, dit Bagheera tranquillement, en lui faisant boire un second coup.
Ce n’est pas bien de tourner ton professeur en ridicule, dit l’Ours, quand Mowgli eut fait le plongeon pour la troisième fois.
– Pas bien ! Que voudriez-vous de mieux ? Cette chose nue, toujours en mouvement, prend pour but de ses singeries des gens qui furent jadis de bons chasseurs, et tire, en manière de jeu, les moustaches aux meilleurs d’entre nous !
C’était Shere Khan, le Tigre Boiteux, qui descendait vers l’eau en clopinant. Il attendit un instant, pour jouir de la sensation qu’il produisait parmi les cerfs sur la rive opposée, puis il laissa tomber sa tête carrée à fraise de fourrure, et se mit à laper, en grognant :
– La Jungle est devenue un chenil à petits tout nus. Regarde-moi, Petit d’Homme.
Mowgli regarda – fixa plutôt –, aussi insolemment qu’il savait le faire, Shere Khan qui, au bout d’une minute, se détourna d’un air gêné.
– Petit d’Homme par-ci, Petit d’Homme par-là, gronda-t-il, en se remettant à boire. Le petit n’est ni un homme ni un petit, sans quoi il aurait eu peur. La saison prochaine, il faudra que je lui demande la permission de boire. Augrh !
– Cela pourrait bien venir aussi, dit Bagheera, en le regardant droit entre les yeux. Cela pourrait bien venir aussi... Faugh, Shere Khan ! Quelle nouvelle honte as-tu apportée ici ?
Le Tigre Boiteux avait trempé dans l’eau son menton et son jabot, et de longues traînées huileuses et noirâtres en descendaient au fil de l’eau.
– C’est de l’Homme, dit Shere Khan froidement. J’ai tué, il y a une heure.
Il continua de ronronner et de gronder en lui-même. La ligne des bêtes frémit et vacilla, puis un murmure s’éleva, qui grandit jusqu’au cri :
– L’Homme ! L’Homme ! Il a tué l’Homme !
Alors, tous les regards se portèrent sur Hathi, l’éléphant sauvage ; mais il semblait ne pas entendre.
Hathi ne fait jamais les choses qu’en leur temps, et c’est une des raisons pour lesquelles sa vie est si longue.
– Dans un pareil moment, tuer l’Homme ! N’y avait-il pas d’autre gibier sur pied ? dit avec mépris Bagheera, qui sortit de l’eau souillée, en secouant les pattes, l’une après l’autre, à la manière des chats.
– J’ai tué par goût, non par besoin.
Le murmure d’horreur reprit, et le petit œil blanc attentif de Hathi se leva dans la direction de Shere Khan.
– Par goût ! répéta Shere Khan, d’une voix traînante. Et, maintenant, je viens boire et me nettoyer. Y a-t-il quelqu’un pour m’en empêcher ?
Le dos de Bagheera s’arquait déjà comme un bambou dans le grand vent, mais Hathi leva sa trompe, et dit tranquillement :
– C’est par goût que tu as tué ?
Lorsque Hathi pose une question, il vaut mieux lui répondre.
– Mais oui. C’était mon droit et ma Nuit. Tu sais, ô Hathi.
Le ton de Shere Khan était devenu presque courtois.
– Oui, je sais, répliqua Hathi.
Et après un court silence :
– As-tu bu tout ton soûl ?
– Pour cette nuit, oui.
– Va-t’en, alors. La rivière est là pour y boire et non pour la salir. Nul que le Tigre Boiteux ne se serait vanté de son droit dans un temps pareil, lorsque, lorsque nous souffrons ensemble – Homme et Peuple de la Jungle – pareillement. Propre ou non, retourne à ton gîte, Shere Khan !
Les derniers mots sonnèrent comme des trompettes d’argent, et les trois fils de Hathi roulèrent en avant, d’un demi-pas, bien qu’il n’y en eût pas besoin. Shere Khan s’esquiva, sans même oser grogner, car il savait – ce que chacun sait – qu’en dernier ressort Hathi est le Maître de la Jungle.
– Quel est ce droit dont parle Shere Khan ? chuchota Mowgli dans l’oreille de Bagheera. Tuer l’Homme est toujours, en tout temps, une honte. La Loi le dit. Et pourtant Hathi avoue...
– Demande-le-lui. Je ne sais pas, Petit Frère. Droit ou pas, si Hathi n’avait parlé, j’aurais donné à ce boucher boiteux la leçon qu’il mérite. Venir au Roc de la Paix, tout frais encore du meurtre d’un Homme – et s’en vanter. C’est le fait d’un chacal. En outre, il a souillé la bonne eau.
Mowgli attendit une minute pour prendre courage, car personne ne se souciait de s’adresser directement à Hathi; puis il cria :
– Quel est ce droit de Shere Khan, ô Hathi ?
Les deux rives firent écho à sa demande, car tout le Peuple de la Jungle est singulièrement curieux, et il venait d’assister à quelque chose que personne, sauf Baloo, qui paraissait très pensif, ne semblait comprendre.
– C’est une vieille histoire, dit Hathi, une histoire plus vieille que la Jungle. Gardez le silence le long des rives et je vais vous la conter.
Il y eut une minute ou deux de poussées et d’épaulées parmi les sangliers et les buffles; puis les chefs des troupeaux grognèrent l’un après l’autre :
– Nous attendons.
Et Hathi s’avança dans la rivière à grandes enjambées, jusqu’à ce que l’eau touchât presque ses genoux, devant le Roc de la Paix. Quelque maigre et ridé qu’il fût, avec des défenses jaunies, il paraissait bien ce pour quoi le tenait la Jungle, leur maître à tous.
– Vous savez, enfants, commença-t-il, que de tous les êtres, le plus à craindre pour vous, c’est l’Homme.
Il y eut un murmure d’assentiment.
– Cette histoire te concerne, Petit Frère, dit Bagheera à Mowgli.
– Moi ? Je suis du Clan, chasseur du Peuple Libre, répondit Mowgli.
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