Qu’ai-je à faire avec l’Homme ?

– Et vous ne savez pas pourquoi vous craignez l’Homme ? continua Hathi. En voici la raison : « Au commencement de la Jungle, et nul ne sait quand cela était, nous autres de la Jungle marchions de compagnie, sans aucune crainte l’un de l’autre. En ce temps-là, il n’y avait pas de sécheresses, et feuilles, fleurs et fruits poussaient sur le même arbre, et nous ne mangions absolument rien autre que des feuilles, des fleurs, de l’herbe, des fruits et de l’écorce. »

– Je suis bien contente de ne pas être née dans ce temps-là, dit Bagheera. L’écorce n’est bonne qu’à se faire les griffes.

– « Et le Seigneur de la Jungle était Tha, le Premier Éléphant. Il tira la Jungle des eaux profondes à l’aide de sa trompe, et, où ses défenses creusaient des sillons dans le sol, les rivières se mettaient à couler ; où il frappait du pied, naissaient aussitôt des étangs d’eau excellente, et, quand il soufflait à travers sa trompe – comme ceci – les arbres tombaient. C’est ainsi que la Jungle fut créée par Tha; et c’est ainsi que l’histoire m’a été racontée. »

– Elle n’a pas maigri depuis, chuchota Bagheera. Et Mowgli se mit à rire derrière sa main.

– « En ce temps-là, il n’y avait ni blé, ni melons, ni poivre, ni cannes à sucre ; il n’y avait pas non plus de petites huttes comme vous en avez tous vu; et le Peuple de la Jungle ne connaissait rien de l’Homme, et vivait en commun dans la Jungle, ne formant qu’un seul peuple. Mais bientôt on commença à se quereller à propos de nourriture, bien qu’il y eût pour tous des pâturages en suffisance. On était paresseux. Chacun désirait manger où il était couché, comme parfois il nous arrive de le faire quand les Pluies du printemps sont bonnes. Tha, le Premier Éléphant, était occupé à créer de nouvelles jungles et à conduire les rivières dans leurs lits. Il ne pouvait aller partout, aussi fit-il du Premier Tigre le maître et le juge de la Jungle, à qui le Peuple de la Jungle devait soumettre ses querelles. En ce temps-là, le Premier Tigre mangeait des fruits et de l’herbe avec tout le monde. Il était aussi grand que je le suis, et très beau, tout entier de la même couleur que la fleur de liane jaune. Il n’y avait sur sa peau ni taches ni rayures en ces jours heureux où la Jungle était neuve. Tout le Peuple de la Jungle venait à lui sans crainte, et sa parole servait de Loi. Nous ne formions alors, rappelez-vous, qu’un seul peuple. Cependant, une nuit, deux chevreuils se prirent de querelle, une querelle à propos de pacage, comme vous en videz maintenant à coups de tête et à coups de pieds, et pendant que les deux adversaires s’expliquaient devant le Premier Tigre couché parmi les fleurs, on raconte qu’un des chevreuils le poussa de ses cornes. Et le Premier Tigre, oubliant qu’il était le maître et le juge de la Jungle, sauta sur le chevreuil et lui brisa le cou.

« Jusqu’à cette nuit-là jamais personne de nous n’était mort, aussi le Premier Tigre, voyant ce qu’il avait fait, et affolé par l’odeur du sang, se réfugia dans les marais du Nord, et nous autres de la Jungle, restés sans juge, nous tombâmes en de continuelles batailles. Tha en entendit le bruit et revint. Et les uns lui dirent une chose, les autres une autre ; mais il aperçut le Chevreuil mort parmi les fleurs, et demanda qui avait tué. Personne ne voulait le lui dire, parce que l’odeur du sang les avait tous affolés, absolument comme cette même odeur nous affole aujourd’hui. Ils couraient de tous côtés en cercle, cabriolant, criant et secouant la tête. Alors, Tha, parlant aux arbres à branches basses et aux lianes traînantes de la Jungle, leur commanda de marquer le meurtrier du Chevreuil, afin qu’il pût le reconnaître, et il s’écria : « Qui sera maintenant le Maître du Peuple de la Jungle ? » Et le Singe Gris, qui vit dans les branches, sauta, et dit « C’est moi qui serai dorénavant le Maître de la Jungle ». Et Tha se mit à rire et dit « Qu’il en soit ainsi ! » Puis il s’en alla très irrité.

« Enfants, vous connaissez le Singe Gris. Il était alors ce qu’il est maintenant. Il commença par se composer une figure de sage, mais, au bout d’un instant, il se mit à se gratter et à sauter de haut en bas et de bas en haut ; et lorsque Tha revint, il trouva le Singe Gris pendu, la tête en bas, à une grosse branche, faisant des grimaces à ceux qui se tenaient au-dessous ; et eux lui rendaient ses grimaces. Et ainsi il n’y avait plus de Loi dans la Jungle, plus rien que bavardage ridicule et vaines paroles.

 

« Là-dessus, Tha nous appela tous autour de lui et nous dit : « Le premier de vos maîtres a introduit la Mort dans la Jungle, et le second la Honte. Il est temps d’avoir enfin une Loi, et une Loi que vous ne puissiez pas enfreindre. Dorénavant, vous connaîtrez la Crainte; et, quand vous l’aurez trouvée, vous saurez quel est votre maître, et le reste suivra. » Alors nous autres de la Jungle nous demandâmes : « Qu’est-ce que la Crainte ? » Et Tha répondit : « Cherchez jusqu’à ce que vous trouviez. » Et c’est ainsi que nous allions du haut en bas de la Jungle, cherchant la Crainte, quand tout à coup les buffles...