– Il est sous mon pied, les reins brisés, déclara le Premier Tigre. Fais savoir à la Jungle que j’ai tué la Crainte. » Alors Tha se mit à rire : « Pour un que tu as sauvé, il en reste beaucoup. Mais, va toi-même le dire à la Jungle, car ta Nuit est finie ! »
« C’est ainsi que le jour arriva ; et, de la grotte, en effet, sortit un autre Être Sans Poil ; il vit le mort dans le sentier et le Premier Tigre dessus ; il prit un bâton pointu...»
– Ils lancent maintenant une chose qui coupe, dit Sahi, en descendant la berge avec un cliquetis.
Car Sahi était considéré par les Gonds comme un mets particulièrement exquis – ils l’appellent Ho-Igoo – et il savait quelque chose de la méchante petite hache gondienne qui danse à travers une clairière comme la libellule.
– « C’était un bâton pointu comme ceux qu’ils plantent au fond des trappes, dit Hathi ; et, en le lançant, il atteignit le Premier Tigre au flanc, profondément. Ainsi tout se passa comme Tha l’avait dit ; car le Premier Tigre courut du haut en bas de la Jungle, en hurlant, jusqu’à ce qu’il eût arraché le bâton, et toute la Jungle sut que l’Être Sans Poil pouvait frapper de loin, et plus que jamais ils le craignirent.
« Voilà comment il advint que le Premier Tigre apprit à tuer à l’Être Sans Poil – et vous savez quel mal il en est résulté depuis pour nos peuples –, à tuer au moyen de nœuds coulants, de trappes, de pièges, de bâtons volants, de cette mouche piquante qui sort d’une fumée blanche (Hathi voulait dire la balle de fusil), et de la Fleur Rouge qui nous chasse dans les plaines. Cependant, une nuit chaque année, suivant la promesse de Tha, l’Être Sans Poil a peur du Tigre, et jamais le Tigre ne lui a donné sujet de se rassurer. N’importe où il le trouve, il le tue sur place, se rappelant la honte du Premier Tigre. Le reste du temps, la Crainte arpente du haut en bas la Jungle, jour et nuit. »
– Ahi ! Aoo ! dirent les Cerfs, en pensant à tout ce que cela signifiait pour eux.
– Et c’est seulement lorsqu’une même grande Crainte pèse sur tous, comme en ce moment, que nous pouvons, nous autres de la Jungle, mettre de côté nos petites craintes et nous réunir dans le même lieu, comme nous faisons maintenant.
– L’Homme ne craint-il le Tigre qu’une seule nuit vraiment ? demanda Mowgli.
– Une seule nuit, répliqua Hathi.
– Mais je – mais nous – mais toute la Jungle sait que Shere Khan tue l’Homme deux et trois fois par lune.
– Oui ! mais alors il le surprend par-derrière, et tourne la tête de côté en le frappant, car il est plein de crainte. Si l’Homme le regardait, il prendrait la fuite. Lors de sa Nuit, au contraire, il descend ouvertement au village, il marche entre les maisons et passe sa tête par les portes, et les hommes tombent la face contre terre, et il tue – il tue une seule fois cette nuit-là.
« Oh ! se dit Mowgli, en roulant sur lui-même dans l’eau. Maintenant, je vois pourquoi Shere Khan m’a invité à le regarder. Cela ne lui a pas profité, car il n’a pas pu maintenir son regard, et – et moi, certes, je ne suis pas tombé à ses pieds. Mais aussi, je ne suis pas un Homme, étant du Peuple Libre. »
– Hum ! fit Bagheera du plus profond de sa gorge fourrée. Est-ce que le Tigre sait quelle est sa nuit ?
– Pas avant que le Chacal de la Lune sorte des brouillards du soir. Parfois, elle tombe pendant les sécheresses d’été, parfois au temps des Pluies, – cette nuit unique du Tigre. Mais, sans le Premier Tigre, tout cela ne serait jamais arrivé, et aucun de nous n’aurait connu la Crainte.
Les cerfs gémirent avec tristesse, et les lèvres de Bagheera se plissèrent en un mauvais rictus.
– Les hommes connaissent-ils cette histoire ? dit- elle.
– Personne ne la connaît, sauf les tigres et nous, les éléphants, les Enfants de Tha ! Maintenant, vous l’avez entendue, vous tous au bord de la rivière. J’ai dit.
Hathi plongea sa trompe dans l’eau, pour signifier qu’il ne voulait plus parler.
– Mais – mais – mais, dit Mowgli, en se tournant du côté de Baloo, pourquoi le Premier Tigre ne continua-t-il pas à se nourrir d’herbe, de feuilles et d’arbustes ? Il ne fit que rompre le cou au Chevreuil. Il ne le mangea pas. Qu’est-ce qui l’amena donc à goûter à la chair fraîche ?
– Les arbres et les lianes l’avaient marqué, Petit Frère, et avaient fait de lui la bête rayée que nous voyons. Jamais plus il ne voulut manger de leurs fruits, mais, à partir de ce jour, il se vengea sur le cerf et les autres, les Mangeurs d’Herbes, dit Baloo.
– Alors, toi, tu connais l’histoire, hein ? Pourquoi ne me l’as-tu jamais dite ?
– Parce que la Jungle est pleine de ces histoires-là. Si j’avais commencé, je n’en aurais jamais fini. Lâche mon oreille, Petit Frère !
La loi de la jungle
Rien que pour vous donner une idée de l’immense variété de la Loi de la Jungle, j’ai traduit en vers (Baloo les chantonnait toujours sur une sorte de cadence) quelques-unes des lois qui s’appliquent aux Loups. Il y en a, cela va sans dire, des centaines de plus, mais celles-ci serviront d’échantillons pour les règles les plus simples.
Voici la Loi de la Jungle – Le ciel a son âge et mieux serait mentir,
Le Loup qui la garde peut prospérer, mais le Loup qui l’enfreint doit mourir.
Comme la liane autour du tronc, la Loi passe derrière et devant –
Car la force du Clan c’est le Loup, et la force du Loup c’est le Clan.
Chaque jour, de la queue au museau, lave-toi, bois bien, sans trop t’emplir.
Rappelle-toi : la nuit à chasser, et n’oublie pas : le jour à dormir.
Le Chacal suit le Tigre ; mais toi, Louveteau, tes moustaches poussées,
Souviens-toi : un Loup est un chasseur ; va chercher ta part sur tes brisées ;
Demeure en paix avec les Seigneurs de la Jungle – Tigre, Ours ou Panthère,
Ne trouble point Hathi le Muet ni dans sa bauge le Solitaire.
Si Clan croise Clan dans la Jungle et si nul ne cède le pas, va t’asseoir,
Jusqu’à ce que les chefs aient parlé – souvent mot courtois peut prévaloir.
Lorsque tu combats un Loup de Clan, provoque-le tout seul, à l’écart.
Afin que le Clan ne souffre point si quelque autre à ta guerre prend part.
Le gîte du Loup est son refuge, et, dès qu’il le choisit pour son antre,
Le conseil lui-même n’y vient plus ni le chef du Clan lui-même n’entre.
Le gîte du Loup est son abri, mais si la place en est exposée,
Le Conseil enverra son message afin qu’il change de reposée.
Si tu portes bas avant minuit, silence, et n’éveille pas le bois,
De peur que ton frère rentre à vide et que le daim fuie à tes abois.
Pour toi, ta louve et tes petits, tue au gré de ta force et ta faim, mais
Tu ne tueras rien pour le plaisir et sept fois sept fois l’Homme jamais !
Si tu prends ta proie à moins hardi, sois sobre en l’orgueil de ta conquête,
Le plus humble a place au Droit du Clan, laisse-lui la dépouille et la tête.
Gibier du Clan, curée au Clan. Donc faites-la sur la place et sur l’heure ;
Et nul n’emporte de ce gibier à son propre gîte ou bien qu’il meure.
Gibier du Loup, curée au Loup. Donc qu’il la répartisse à son loisir :
Mais le Clan n’y pourra point toucher que le Loup n’ait dit : c’est mon plaisir.
Droit de Louvart au petit de l’an. À chaque loup du Clan il pourra
Requérir sa part ; chasseur repu jamais ne la lui refusera.
Droit de Liteau revient à la mère. Aux Loups de même âge elle pourra
Demander un cuissot par curée et nul ne le lui refusera.
Droit de Gîte appartient au Père, droit de chasser seul et pour les siens ;
Ne relevant plus que du Conseil, envers le Clan libre de tous liens.
À cause de son âge et de sa ruse, à cause de sa griffe et son poids,
En tout ce que la Loi ne dit point la parole du Chef est la Loi.
Or telles sont les Lois de la Jungle, innombrables – Nul n’y peut faillir,
Mais tête, sabot, hanche et bosse, la Loi c’est toujours – Obéir !
Le miracle de Purun Bhagat
(The Miracle of Purun Bhagat)
Quand nous avons senti la terre s’ébranler,
Nous vînmes doucement le prendre et l’emmener,
Parce que nous l’aimions de cet amour si tendre,
De cet amour qui sait, mais ne peut pas comprendre.
Et quand le flanc du mont se fendit en tonnant
Et qu’en déluge noir croula le firmament,
Nous l’avons sauvé, nous, le Peuple des Petits ;
Mais jamais plus, hélas ! ne viendra notre ami.
Et maintenant pleurez, nous l’avions sauvé pour
Ce que peuvent donner les bêtes d’humble amour ;
Pleurez, car notre ami ne se réveille pas.
Et ses frères demain nous chasseront, là-bas !
Chant funèbre des Langurs.
Il y avait, une fois, dans l’Inde, un homme qui était Premier Ministre d’un des États indigènes semi-indépendants du Nord-Ouest. Il était brahmane, et de caste si élevée que le mot « caste » avait cessé d’avoir pour lui une signification particulière. Son père avait été fonctionnaire d’importance parmi les oripeaux et les galas surannés d’une cour hindoue d’ancien régime.
Mais, en grandissant, Purun Dass s’aperçut d’un changement dans le vieil ordre des choses, et que, si un homme tenait à son avancement, il lui fallait d’abord se mettre en bons termes avec les Anglais et imiter tout ce que les Anglais trouvaient bien. Or, il faut en même temps qu’un fonctionnaire indigène conserve la faveur de son propre maître. C’était là une partie difficile; mais le jeune brahmane, sans zèle et sans bruit, avec l’aide d’une bonne éducation anglaise reçue à l’Université de Bombay, la joua prudemment, et s’éleva par degrés jusqu’au rang de Premier Ministre du royaume.
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