C’est-à-dire qu’il exerçait plus de pouvoir effectif que son propre maître, le Maharadjah.
Lorsque le vieux roi – qui se méfiait des Anglais, de leurs chemins de fer et de leur télégraphe – vint à mourir, Purun Dass resta en faveur auprès du jeune héritier qui avait eu un Anglais pour précepteur ; et, tous deux ensemble, quoiqu’il eût toujours soin d’en laisser le crédit à son maître, ils édifièrent des écoles pour petites filles, construisirent des routes, prirent l’initiative de dispensaires publics et d’expositions agricoles, publièrent annuellement un « livre bleu » sur le « Progrès Moral et Matériel de l’État »; de sorte que le Foreign Office et le Gouvernement de l’Inde étaient enchantés.
Très peu d’États indigènes adoptent sans réserves le progrès anglais, car ils ne veulent pas croire, comme Purun Dass montrait qu’il le faisait, qu’une chose bonne pour un Anglais doit l’être deux fois autant pour un Asiatique.
Le Premier Ministre devint l’ami très honoré de Vice-Rois, de Gouverneurs, de Lieutenants-Gouverneurs, de chargés de missions médicales, de missionnaires ordinaires, et d’intrépides officiers de cavalerie anglaise qui venaient chasser dans les réserves de l’État, aussi bien que de hordes entières de ces touristes qui voyagent du nord au sud de l’Inde pendant la saison froide, montrant ainsi comment on devait savoir ménager les choses. Pendant ses loisirs, il fondait des bourses pour l’étude de la médecine et de l’industrie sur un pied strictement anglais, et il écrivait au Pioneer, le plus grand quotidien de l’Inde, des lettres où il expliquait les vues et intentions de son maître.
Enfin, il alla visiter l’Angleterre, et dut payer aux prêtres d’énormes sommes à son retour : car un brahmane, même d’aussi haute caste que Purun Dass, perd sa caste lorsqu’il traverse l’Eau Noire. À Londres, il rencontra et s’entretint avec tout ce qui vaut la peine d’être connu – des hommes dont les noms font le tour du monde – et vit encore plus de choses qu’il n’en répéta. De doctes universités lui décernèrent leurs diplômes, il prononça des discours et parla de réforme hindoue à des dames en robe du soir, jusqu’à ce que tout Londres n’eût qu’un cri : « C’est le convive le plus séduisant qu’on ait jamais rencontré à dîner depuis la première table mise ! »
Quand il retourna dans l’Inde, ce fut un rayonnement de gloire, car le Vice-Roi lui-même vint tout exprès conférer au Maharadjah la Grand-Croix de l’Étoile des Indes, éclatante de diamants, de rubans et d’émaux ; et, au cours de la même cérémonie, tandis que le canon tonnait, Purun Dass fut fait Commandeur de l’Ordre de l’Empire des Indes ; de telle sorte que son nom devint Sir Purun Dass, K. C. I. E.{2}
Ce soir-là, au dîner qui eut lieu sous la grande tente vice-royale, il se leva, la plaque et le collier de l’Ordre sur la poitrine, et, répondant au toast où avait été portée la santé de son maître, tourna un speech tel que peu d’Anglais auraient pu mieux faire.
Le mois suivant, la cité retombée à son silence de fournaise, il fit une chose à laquelle aucun Anglais n’eût songé à sa place : en tant que le monde put en juger, il mourut. Les précieux insignes de son ordre retournèrent au gouvernement de l’Inde, la charge des affaires fut confiée à un nouveau Premier Ministre, et une grande partie de chasse aux postes s’organisa dans tous les emplois subalternes. Les prêtres savaient ce qui était arrivé, et le peuple devinait; mais l’Inde est le seul pays du monde où un homme puisse faire ce qu’il lui plaît sans que personne demande pourquoi ; et le fait que Dewan Sir Purun Dass, K. C. I. E., avait abandonné son poste, palais et pouvoir, pour l’écuelle du mendiant et la robe couleur d’ocre d’un Sunnyasi ou saint homme, ne fut en rien considéré comme extraordinaire. Selon que le recommande l’Ancienne Loi, il avait traversé vingt ans de jeunesse, vingt ans de combats – bien qu’il n’eût jamais porté une arme de sa vie – et vingt ans de gouvernement dans une maison. Il avait usé de la richesse et du pouvoir dans la mesure d’importance qu’ils méritaient à ses yeux ; il avait accepté les honneurs lorsqu’ils passèrent sur son chemin; il avait vu des hommes et des cités auprès comme au loin, et les hommes et les cités s’étaient levés afin de l’honorer. Maintenant, il laisserait aller ces choses comme un homme laisse tomber le manteau dont il n’a plus besoin.
Derrière lui, comme il passait les portes de la ville, une peau d’antilope et une béquille à poignée de cuivre sous le bras, une écuelle en coco-de-mer brun et polie à la main, nu-pieds, seul, les yeux baissés vers la terre – derrière ses pas les bastions tiraient des salves de bienvenue pour son heureux successeur. Purun Dass hocha la tête. C’en était fini pour lui de tout cela ; et il ne gardait à ce passé ni regret ni rancune, pas plus qu’on n’en garde au rêve incolore d’une nuit. Il était maintenant un Sunnyasi – un mendiant errant, sans abri, à la merci des autres pour le pain de chaque jour ; et, tant qu’il y a un morceau à partager dans l’Inde, ni prêtre ni mendiant ne souffre de la faim. Il n’avait jamais de sa vie goûté de viande, et même très rarement de poisson. Une bank-note de cinq livres aurait couvert la dépense personnelle de sa table pendant n’importe laquelle des années où il disposait en maître absolu de millions d’argent. Même à Londres, au plus fort de l’engouement du monde, il n’avait pas un instant perdu de vue son rêve de paix et de tranquillité – la longue route indienne, blanche et poudreuse, toute marquée de pieds nus, l’incessant trafic sans hâte, et l’âpre odeur des feux de bois dont la fumée monte en volutes sous les figuiers, au crépuscule, et près desquels les voyageurs s’asseyent à leur repas du soir.
L’heure venue de réaliser ce rêve, le Premier Ministre fit le nécessaire, et, trois jours après, il eût été plus aisé de retrouver une bulle parmi les longues vagues de l’Atlantique que Purun Dass parmi les millions de vagabonds qui s’assemblent ou se séparent à travers les plaines de l’Hindoustan.
Le soir, il étendait sa peau d’antilope à l’endroit où le surprenait la nuit, parfois dans un monastère de Sunnyasis, voisin de la route, parfois près des piliers de terre d’un autel à Kala Pir, où les Yogis, autre classe nébuleuse de saints hommes, le recevaient comme ils accueillent ceux qui savent la juste importance due aux castes et aux classes ; parfois aux portes de quelque petit village hindou, où les enfants venaient furtivement lui apporter les aliments que leurs parents avaient préparés ; et, d’autres fois, sur la pente nue des pâturages, où la flamme de son feu de bois mort réveillait les chameaux assoupis. C’était tout un pour Purun Dass – ou Purun Bhagat, comme il se nommait lui-même maintenant. Terre, gens, nourriture, tout se valait pour lui ; mais, inconsciemment, ses pieds le portaient dans les directions du nord et de l’est ; du sud, il remonta vers Rohtak, de Rohtak à Karnoul, de Karnoul aux ruines de Samanah ; puis il suivit le lit desséché du Gugger, qui ne se remplit que lorsque la pluie tombe dans la montagne, jusqu’au jour où il aperçut dans le ciel la ligne lointaine des grands Himalayas.
Purun Bhagat sourit : il se rappelait que sa mère était une brahmane de naissance rajpoute, de la vallée de Kulu – une femme de la montagne, toujours en proie à la nostalgie des neiges – et que la moindre goutte de sang montagnard dans les veines d’un homme finit toujours par le ramener à son pays.
– Là-bas, dit Purun Bhagat, en gravissant les premiers contreforts des Siwaliks, où les cactus se dressent comme des chandeliers à sept branches, là-bas je me reposerai et j’apprendrai à connaître.
Et le vent frais de l’Himalaya lui sifflait aux oreilles, comme il suivait le chemin qui mène à Simla.
La dernière fois qu’il avait fait cette route, c’était en pompe, parmi le piaffement d’une escorte de cavaliers, pour rendre visite au plus courtois et au plus affable des vice-rois ; et tous deux avaient, pendant une heure, causé d’amis communs à Londres, et de ce que la masse du peuple hindou pensait réellement de l’état des choses. Cette fois-ci, Purun Bhagat ne fit pas de visites; mais, appuyé sur la balustrade du Mail, il contemplait le spectacle grandiose des quarante milles de plaines étendus à ses pieds, lorsqu’un policeman mahométan vint lui dire qu’il gênait la circulation. Purun Bhagat s’inclina devant la loi, avec un salaam respectueux, en homme qui en sait le prix et parce qu’il se cherchait une loi pour lui-même. Puis il continua sa route, et dormit cette nuit-la dans une hutte vide, à Chota Simla, un endroit où l’on se croirait au bout de la terre ; mais ce n’était que le commencement de son voyage.
Il suivit la route du Tibet à travers l’Himalaya, la petite voie de dix pieds de large, taillée à coups de mine dans le roc vif, ou soutenue par des poutres en surplomb au-dessus d’abîmes de mille pieds, qui plonge par moments dans d’étroites vallées, humides et chaudes, et, à d’autres, grimpe à travers les croupes déboisées de collines herbeuses où le soleil tape comme les rayons d’une lentille ; ou bien qui circule à travers des forêts sombres dont les feuilles s’égouttent, dont les arbres, du pied au sommet, sont vêtus de fougères parasites, où le faisan, au printemps, appelle sa compagne. Il rencontra des bergers tibétains avec leurs chiens et leurs troupeaux, chaque mouton portant sur le dos un petit sac de borax ; des bûcherons nomades ; des lamas du Tibet, enveloppés de manteaux et de couvertures, parcourant l’Inde en pèlerins ; des envoyés de petits États perdus dans la montagne, qui brûlaient la poste sur des poneys zébrés ou pie; la cavalcade d’un rajah en visite. Ou bien il restait, tout le long d’une lente et claire journée, à n’apercevoir rien de plus qu’un ours brun qui grognait en déterrant des racines, très loin au-dessous de lui, au fond de la vallée.
Au premier moment de son départ, la rumeur du monde qu’il laissait derrière lui grondait encore à ses oreilles, comme se prolonge dans un tunnel le grondement d’un train après qu’il a passé ; mais, une fois franchi le défilé de Mutteeanee, ce fut fini, et Purun Bhagat se retrouva seul avec lui-même, marchant, s’émerveillant, et songeant, les yeux fixés à terre, et ses pensées parmi les nuages.
Un soir, il passa le plus haut défilé qu’il eût encore rencontré – c’était après deux jours d’ascension – et déboucha en face d’une chaîne de pics neigeux qui nouaient une ceinture autour de l’horizon – montagnes de quinze ou vingt mille pieds de haut, qu’on eût dit à un jet de pierre, bien qu’elles fussent éloignées de cinquante ou soixante milles. Une forêt, aussi sombre qu’épaisse – déodars, noyers, merisiers, oliviers et poiriers sauvages, où dominaient les déodars, les cèdres de l’Himalaya – couronnait le défilé ; et, à l’ombre des déodars, se dressait un sanctuaire abandonné, naguère dédié à Kali – qui est Durga, qui est Sitala, et qu’on implore quelquefois contre la petite vérole.
Purun Dass en balaya les dalles de pierre, adressa un sourire à la statue grimaçante, se construisit un petit âtre de glaise derrière le temple, étendit sa peau d’antilope sur un lit d’aiguilles de pin fraîches, remonta sous son aisselle son bairagi – la béquille à poignée de cuivre – et s’assit pour se reposer.
Immédiatement au-dessous de lui, le flanc de la montagne tombait à pic, tranché net sur une profondeur de quinze cents pieds, jusqu’à un petit village aux maisons de pierre sous des toits de terre battue, qui se cramponnait au versant escarpé. Tout autour, de minuscules champs en terrasses s’étendaient comme un tablier rapiécé, jeté sur les genoux de la montagne, et des vaches, pas plus grosses que des scarabées, paissaient parmi les dalles unies des aires à battre le blé. En regardant à travers la vallée, l’œil se trompait aux dimensions des objets, sans pouvoir de prime abord se rendre compte que tel buisson, au ras du versant opposé de la montagne, était en réalité une forêt de sapins hauts de cent pieds. Purun Bhagat vit un aigle fondre à travers l’immense abîme; mais le grand oiseau ne fut déjà plus qu’un point noir avant d’arriver à mi-chemin. Par bandes, de rares nuages se clairsemaient, à travers la vallée, s’accrochant à une croupe de rochers, ou s’élevant pour s’effacer à mesure qu’ils atteignaient le point le plus haut du ciel.
– C’est ici que je trouverai la paix ! dit Purun Bhagat.
Un montagnard ne s’embarrasse guère de quelques centaines de pieds de montée ou de descente, et, dès que les villageois aperçurent de la fumée dans le temple abandonné, leur prêtre escalada le versant coupé de terrasses, pour venir souhaiter la bienvenue à l’étranger.
Lorsque ses yeux rencontrèrent les yeux de Purun Bhagat – c’étaient ceux d’un homme accoutumé à en dominer des milliers d autres – il salua jusqu’à terre, prit l’écuelle sans un mot, et revint au village, disant :
– Nous avons un saint homme enfin. Jamais je n’ai vu d’homme pareil. Il est des plaines, mais blanc de visage, un brahmane parmi des brahmanes.
Alors toutes les ménagères s’enquirent :
– Croyez-vous qu’il restera parmi nous ?
Et chacune d’elles s’ingénia à préparer pour le Bhagat le repas le plus savoureux. La nourriture, dans la montagne, est très simple, mais, à l’aide de sarrasin et de maïs, de riz et de poivre rouge, de petits poissons pêchés au torrent de la petite vallée, de miel tiré des ruches en forme de cheminées pratiquées dans les murs de pierres ; à l’aide d’abricots secs, de safran, de gingembre sauvage et de farine d’avoine, une dévote peut cuisiner de bonnes choses ; et ce fut une pleine écuelle que le prêtre apporta au Bhagat.
Allait-il rester ? lui demanda-t-il.
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