Pendant trois grands mois, la vallée fut enveloppée de nuages et détrempée de brume, une pluie drue et sans relâche fit rage en une succession d’orages et d’averses. Le temple de Kali demeurait la plupart du temps au-dessus de la région des nuages, et il se passa un mois entier sans que le Bhagat pût apercevoir son village un instant : il était enseveli, perdu sous une couche blanche de nuées qui oscillaient, se déplaçaient, roulaient sur elles-mêmes, s’enflaient vers le ciel, mais ne franchissaient jamais les jetées que leur formaient les parois ruisselantes de la vallée.
Tout ce temps il ne fit qu’entendre les murmures de l’eau par millions ; elle bruissait dans les arbres au-dessus de sa tête, courait à ses pieds sur le sol, filtrait à travers les aiguilles de pin, s’égouttait aux languettes des fougères versées, bondissait aux flancs des collines à travers les canaux fangeux qu’elle venait de creuser.
Puis le soleil parut et dégagea le bon encens des déodars et des rhododendrons, et cette odeur lointaine et pure que les montagnards appellent l’« odeur des neiges ». Le soleil chauffa la terre une semaine durant ; enfin, les Pluies se rassemblèrent pour leur dernier déluge, et l’eau tomba en nappes qui mettaient à nu les os de la terre et rejaillissaient en boue. Purun Bhagat entassa le bois sur son feu cette nuit-là, car il était sûr que ses frères auraient besoin de chaleur ; mais aucune bête ne s’approcha du temple, malgré ses efforts réitérés, jusqu’au moment où il succomba au sommeil tandis qu’il se demandait ce qui avait pu arriver dans les bois.
Ce fut au cœur de la nuit noire, la pluie résonnant comme mille tambours, qu’il se sentit réveillé. On tirait sa couverture. En étendant le bras, il toucha la petite main d’un langur.
– Il fait meilleur ici que dans les bois, fit-il à travers son sommeil, en entrouvrant un pli de la couverture, prends, et réchauffe-toi.
Le Singe le saisit par la main, et le tira fortement.
– C’est à manger, alors ? dit Purun Bhagat. Attends un moment, et je vais te préparer quelque chose.
Comme il s’agenouillait pour alimenter le feu, le langur courut à la porte du temple, gémit, et revint en courant étreindre les genoux de l’Homme.
– Qu’est-ce donc ? Quel est ton mal, Frère ? dit Purun Bhagat, car les yeux du langur étaient pleins de choses qu’il ne pouvait pas dire. À moins que l’un des tiens ne soit tombé dans une trappe – et par ici personne ne tend de trappes – je ne sortirai pas par un temps pareil. Regarde, Frère, le barasingh lui-même vient chercher un abri.
Les andouillers du Cerf, comme il entrait à grand pas, heurtèrent bruyamment la statue de Kali. Il les abaissa dans la direction de Purun Bhagat, et se mit à frapper du pied d’un air inquiet, en sifflant par ses naseaux contractés.
– Hai ! Hai ! Hai ! dit le Bhagat, en faisant claquer ses doigts. Est-ce là une manière de payer le logement d’une nuit ?
Mais le Cerf le poussa vers la porte, et, comme il le poussait, Purun Bhagat entendit quelque chose s’ouvrir avec un soupir ; il vit alors deux dalles du pavage s’écarter l’une de l’autre, tandis que la terre gluante, au-dessous, claquait des lèvres.
– Je vois maintenant, dit Purun Bhagat. Il n’y a pas à blâmer mes frères de n’être pas venus s’asseoir près du feu cette nuit. La montagne s’effondre. Et cependant – pourquoi m’en irais-je ?
Son regard tomba sur l’écuelle vide, et son visage changea d’expression :
– Ils m’ont donné chaque jour une bonne nourriture depuis – depuis ma venue, et si j’y mets du retard, il n’y aura plus demain une seule bouche dans la vallée. En vérité, il me faut aller les prévenir en bas. Recule-toi, Frère ! Laisse-moi approcher du feu.
Le barasingh recula à contrecœur, tandis que Purun Bhagat plongeait une torche au plus profond de la flamme, en la faisant tourner jusqu’à ce qu’elle fût bien allumée.
– Ah ! vous êtes venus m’avertir, dit-il en se levant. Nous allons faire mieux encore, mieux encore. En avant, maintenant, et prête-moi ton cou, Frère, car moi, je n’ai que deux pieds.
Il empoigna de la main droite le garrot hérissé du barasingh, de la main gauche éleva la torche, et sortit du temple dans la nuit désespérée.
Il n’y avait pas un souffle de vent, mais la pluie noyait presque la torche, tandis que le grand Cerf se hâtait vers le bas de la côte, en patinant sur ses pattes de derrière. Dès qu’ils furent hors de la forêt, d’autres frères du Bhagat se joignirent à eux. Il entendit, bien qu’il ne pût les voir, les langurs se presser autour de lui, et, derrière eux, les ouhh ! ouhh ! de Sona. La pluie agglutinait en cordes les mèches de sa longue chevelure blanche ; l’eau jaillissait sous ses pieds nus, et sa robe jaune se collait à son vieux corps amaigri, mais il descendait à grands pas assurés, en s’appuyant sur le barasingh. Ce n’était plus un saint homme, mais Sir Purun Dass, K. C. I. E., Premier Ministre d’un État important, un homme habitué à commander, s’en allant sauver des existences. Par le sentier roide et bourbeux, ils dévalaient ensemble, le Bhagat et ses frères, ils descendaient toujours plus bas. À la fin, le Cerf buta, en heurtant le mur d’une aire, et renâcla, car il sentait l’odeur de l’Homme : ils se trouvaient à l’entrée de la rue tortueuse et unique du village. Alors le Bhagat frappa de sa béquille aux fenêtres barricadées de la maison du forgeron, pendant que sa torche flamboyait sous l’abri des auvents.
– Debout et dehors ! cria Purun Bhagat – et il ne reconnut pas sa propre voix, car il y avait des années qu’il n’avait pas parlé haut à un homme.
– La montagne va crouler ! La montagne croule ! Debout et dehors, vous tous dans vos maisons !
– C’est notre Bhagat, dit la femme du forgeron. Il est au milieu de ses bêtes. Rassemble les petits, et appelle.
L’appel courut de maison en maison, tandis que les bêtes, serrées dans l’étroite rue, ondulaient et se tassaient confusément autour du Bhagat, et que Sona soufflait d’impatience.
Les gens se précipitèrent dans la rue – ils n’étaient pas plus de soixante-dix en tout – et à la lueur des torches ils virent leur Bhagat retenir le barasingh terrifié, tandis que les singes s’accrochaient pitoyablement aux pans de sa robe, et que Sona, assis sur son train de derrière, hurlait.
– De l’autre côté de la vallée et sur la montagne en face ! cria Purun Bhagat. Ne laissez personne en arrière. Nous suivons !
Alors, les villageois coururent, comme seuls des montagnards quand ils se mettent à courir, car ils savaient que dans un éboulement il faut grimper le plus haut qu’on peut de l’autre côté de la vallée. Ils fuirent, pataugeant à travers la petite rivière qui coulait dans le fond, et grimpèrent, haletants, par les champs en terrasses du versant opposé, tandis que suivaient le Bhagat et ses frères.
1 comment