Avait-il besoin d’un chela – un disciple – afin de quêter pour lui ? Avait-il une couverture pour se garantir contre le froid ? La nourriture était-elle bonne ?

Purun Bhagat mangea, et remercia le donateur. Il avait, dit-il, l’intention de rester. Le prêtre répondit que cela suffisait : il n’y avait qu’à laisser l’écuelle à l’extérieur du temple, dans le creux de ces deux racines tordues, et, chaque jour, le Bhagat recevrait sa nourriture, car le village s’estimait honoré qu’un tel homme – il regarda timidement le Bhagat au visage – voulût bien s’attarder au milieu d’eux.

Ce jour-là vit la fin des courses errantes de Purun Bhagat. Il avait trouvé l’endroit qui lui était destiné, parmi le silence et l’espace. Alors le temps s’arrêta, et le Solitaire, assis au seuil du temple, n’aurait pu dire s’il était vivant ou mort, homme maître de ses membres, ou partie de la substance des montagnes, des nuages, de la pluie capricieuse, et de la clarté du jour. Il allait se répétant doucement à lui-même un Nom des centaines de centaines de fois, jusqu’à ce qu’il semblât, à chaque répétition, s’évader davantage de son corps, dans une ascension continuelle jusqu’au seuil de quelque révélation prodigieuse ; mais, juste au moment où la porte s’ouvrait, son corps le ramenait à la terre, et il éprouvait la douleur de se sentir verrouillé de nouveau dans la chair et les os de Purun Bhagat.

Chaque matin, on déposait en silence l’écuelle remplie entre la fourche des racines, à l’extérieur du temple. Parfois, le prêtre l’apportait; parfois, un marchand Ladakhi, logeant au village et désireux de s’acquérir des mérites, montait pesamment le sentier ; mais, le plus souvent, c’était la femme qui avait préparé le repas la nuit précédente, et elle murmurait d’une voix comme un souffle « Parle pour moi devant les Dieux, Bhagat. Parle pour une telle, femme d’un tel ! » De temps en temps, on confiait cet honneur à quelque enfant plus hardi, et Purun Bhagat l’entendait lâcher l’écuelle et s’enfuir aussi vite que ses petites jambes pouvaient le porter. Mais le Bhagat ne descendait jamais au village. Celui-ci s’étendait comme une carte géographique à ses pieds. Il pouvait contempler les assemblées du soir, qui se tenaient dans l’enceinte des aires à battre, parce que c’était le seul terrain nivelé ; le vert unique et merveilleux du jeune riz en herbe ; les tons indigo du maïs ; les carrés de sarrasin semblables à des pièces d’eau ; et, dans sa saison, la Fleur Rouge de l’amarante, dont la minuscule semence, ni graine ni légume, constitue une nourriture que tout Hindou, en temps de jeûne, peut légitimement absorber.

Au déclin de l’année, le toit de chaque hutte devenait un petit carré de l’or le plus pur, car c’était sur les toits qu’ils mettaient à sécher la balle de leur blé. La récolte du miel et celle du froment, les semailles du riz et sa décortication, se tissaient sous ses yeux, comme une broderie sur le canevas des champs, et il pensait à toutes ces choses tout en se demandant à quel but lointain elles pourraient bien mener les hommes, à la fin de tant de saisons.

Même dans l’Inde populeuse, un homme ne peut pas rester une journée assis tranquille sans que les bêtes sauvages courent par-dessus son corps comme si c’était un roc ; et, dans cette solitude, les bêtes sauvages, qui connaissaient bien le temple de Kali, ne tardèrent pas à revenir épier l’intrus. Les langurs, les grands singes à favoris gris de l’Himalaya, vinrent naturellement les premiers, dévorés qu’ils sont de curiosité ; et quand, après avoir renversé l’écuelle, ils l’eurent roulée tout autour de la pièce, quand ils eurent essayé leurs dents sur la béquille à poignée de cuivre et fait des grimaces à la peau d’antilope, ils décidèrent que l’être humain qui se tenait là, si tranquille, devait être inoffensif. Le soir, ils arrivaient en bondissant du haut des pins, et tendaient la main pour des choses à manger, puis repartaient d’un élan, en décrivant des courbes gracieuses. Ils aimaient aussi la chaleur du feu, et se pressaient alentour jusqu’à ce que Purun Bhagat fût obligé de les écarter pour remettre du bois ; et, le matin, une fois sur deux, il lui arrivait de trouver un singe à fourrure grise qui partageait sa couverture. Tout le long du jour, un membre ou un autre de la tribu restait assis à ses côtés, les yeux fixés sur l’horizon des neiges, avec un cri parfois, et des expressions de sagesse et de mélancolie indicibles.

Après le Singe vint le barasingh. C’est un grand cerf, qui ressemble au nôtre, mais en plus vigoureux. Venu pour se soulager en frottant le velours de ses bois contre les pierres froides de la statue de Kali, il tressauta lorsqu’il vit l’Homme sur le seuil du temple. Mais Purun Bhagat ne bougea pas, et, petit à petit, le Cerf royal s’avança timidement de côté, et poussa son museau sous l’épaule de l’Homme. Purun Bhagat glissa une main fraîche le long des andouillers brûlants ; le contact apaisa l’animal enfiévré, qui baissa la tête, tandis que Purun Bhagat frottait le velours des bois et le détachait doucement. Par la suite, le barasingh amena sa femelle et son faon – douces bêtes qui restaient à ruminer sur la couverture du saint homme – ou bien il venait seul, la nuit, les yeux verts du reflet de la flamme dansante, prendre sa part d’un repas de noix fraîches. Enfin, le Daim musqué, le plus timide et le plus petit de sa race, vint aussi, ses larges oreilles de lapin toutes droites ; il n’est pas jusqu’au silencieux mushicknabha, dans sa robe mouchetée, qui ne voulût se rendre compte de ce que signifiait cette lumière dans le temple, et fourrer son nez de souris dans le giron de Purun Bhagat, allant et venant comme les ombres du feu. Purun Bhagat les appelait tous « mes frères », et son doux appel de Bhai ! Bhai ! les attirait hors de la forêt, en plein jour, lorsqu’ils se trouvaient à portée de sa voix. L’Ours Noir de l’Himalaya, bourru et soupçonneux – Sona, qui porte sous le menton une marque blanche en forme de V – passa par là plus d’une fois ; et, comme le Bhagat ne montrait pas de crainte, Sona ne montra pas de colère, mais l’observa, tout en se rapprochant, et finit par demander sa part de caresses et un tribut de pain ou de baies sauvages. Souvent, lorsque, dans la paix de l’aube, le Bhagat montait jusqu’à la crête dentelée de la passe, afin de contempler et de suivre le matin pourpre en marche le long des pics neigeux, il apercevait Sona trottant et grognant sur ses talons, fourrant une patte curieuse sous les troncs d’arbres abattus, et la retirant avec un whoof d’impatience ; ou bien ses courses matinales éveillaient Sona roulé en boule sur le sol, et la puissante brute, dressée tout debout, se préparait à combattre, jusqu’à ce qu’elle entendît la voix du Bhagat et reconnût son meilleur ami.

Presque tous les ermites et les saints hommes qui vivent loin des grands centres ont la réputation de pouvoir accomplir des miracles parmi les bêtes sauvages : tout le miracle consiste à se tenir au repos, à ne jamais faire un mouvement irréfléchi, et, pour un assez long temps au moins, à ne jamais regarder en face un visiteur. Les villageois aperçurent la silhouette du barasingh arpentant, comme une ombre, les profondeurs de la forêt qui s’étendait derrière le temple ; ils virent le minaul, le Faisan de l’Himalaya, faire resplendir ses plus belles couleurs devant la statue de Kali ; et les langurs, assis sur leurs trains de derrière, jouer à l’intérieur du temple avec des coquilles de noix. Quelques-uns des enfants avaient aussi entendu Sona se chanter une chanson à lui-même, à la façon des ours, derrière un éboulis de roches : et la réputation du Bhagat, comme faiseur de miracles, s’affermit solidement.

Et pourtant, rien n’était plus éloigné de son esprit que le miracle. Il pensait que tout n’est qu’un vaste miracle : et lorsqu’un homme sait au moins cela, il en connaît assez pour se conduire.

Il savait, de science certaine, qu’il n’y a rien de grand, rien de petit en ce monde ; et nuit et jour il s’efforçait de démêler la voie qui, pénétrant au cœur mystérieux des choses, le ramènerait au point d’où son âme était partie.

Songeant ainsi, ses cheveux, qu’il ne coupait plus, se répandirent sur ses épaules ; à côté de la peau d’antilope un petit trou entailla la dalle usée par le pied de la béquille à manche de cuivre ; l’endroit, entre les troncs d’arbres, où l’écuelle reposait chaque jour, s’évida, se polit, jusqu’à former un creux aux parois unies presque à l’égal de la coque elle-même ; et chaque bête connut sa place exacte auprès du feu. Les champs variaient leurs couleurs suivant les saisons, les aires s’emplissaient et se vidaient, pour se remplir encore; et, l’hiver revenu, de nouveau les langurs s’ébattaient au milieu des branches duvetées de neige légère, jusqu’au moment où les mères singes ramenaient du fond des vallées chaudes leurs petits bébés aux yeux désolés. Le village subissait peu de changements le prêtre était plus vieux; parmi les enfants qui avaient coutume d’apporter l’écuelle, beaucoup envoyaient leurs propres fils à présent ; et, quand on demandait aux villageois depuis combien de temps le saint homme habitait le temple de Kali à l’entrée de la passe, ils répondaient « Depuis toujours. »

Un été, les Pluies tombèrent en telle abondance qu’on ne se souvenait pas d’avoir vu pareille chose depuis beaucoup de saisons dans la montagne.