Quand je me penchai sur lui, je constatai avec horreur
qu’il était mort.
Un long moment je restai immobile dans mon fauteuil, le cerveau
vidé, sans savoir quoi faire. Ma première pensée fut, bien sûr, de
courir chercher de l’aide. Mais n’avais-je pas toutes les chances
d’être accusé de meurtre ? Sa mort était survenue au cours
d’une querelle ; et il y avait cette entaille à la tête qu’il
s’était faite en tombant : autant de lourdes présomptions
contre moi. De plus, une enquête officielle dévoilerait à propos du
trésor certains faits que je ne tenais nullement à divulguer.
Morstan m’avait dit que personne au monde ne savait qu’il s’était
rendu chez moi ; il ne me paraissait pas nécessaire que
quiconque l’apprît jamais.
« J’étais en train de remuer tout cela dans ma tête quand,
levant les yeux, je vis Lal Chowder dans l’encadrement de la porte.
Il entra sans bruit, et ferma à clef derrière lui.
« Ne craignez rien, sahib ! dit-il. Personne n’a
besoin de savoir que vous l’avez tué. Allons le cacher au loin. Qui
pourrait savoir ?
« – Je ne l’ai pas tué ! »
« Lal Chowder secoua la tête et sourit.
« J’ai entendu, sahib ! dit-il. J’ai entendu la
dispute, et j’ai entendu le coup. Mais mes lèvres sont scellées.
Tous dorment dans la maison. Emmenons-le au loin. »
« Ces paroles arrachèrent ma décision. Si le plus fidèle de
mes serviteurs ne pouvait croire en mon innocence, comment
convaincrais-je les douze lourdauds d’un jury ? Lal Chowder et
moi nous fîmes disparaître le corps cette même nuit. Et quelques
jours plus tard, les journaux londoniens s’interrogeaient sur la
disparition mystérieuse du capitaine Morstan. Vous comprenez, par
mon récit, que sa mort ne saurait m’être imputée. Ma faute réside
en ceci : j’ai caché non seulement le corps, mais aussi le
trésor dont une part revenait de droit à Morstan ou à ses
descendants. Je désire donc que vous fassiez une restitution. Venez
tout près. Le trésor est caché dans… »
« À cet instant, l’horreur le défigura : ses yeux
s’affolèrent et sa mâchoire tomba.
« Chassez-le ! Au nom du Christ,
chassez-le ! » cria-t-il d’une voix que je n’oublierai
jamais.
« Nous avons regardé vers la fenêtre sur laquelle son
regard s’était fixé. Un visage surgi des ténèbres nous observait.
C’était une tête chevelue et barbue dont le regard cruel, sauvage,
exprimait une haine ardente. Nous nous précipitâmes vers la
fenêtre, mais l’homme avait disparu. Quand nous revînmes vers notre
père, son menton s’était affaissé, et son pouls avait cessé de
battre.
« Nous fouillâmes le jardin cette nuit-là, mais sans
trouver d’autre trace que l’empreinte d’un pied unique dans le lit
de fleurs. Sans cette marque, peut-être aurions-nous cru que seule
notre imagination avait fait surgir ce visage féroce. Nous eûmes
cependant une autre preuve, encore plus flagrante, que des ennemis
nous entouraient : le lendemain matin, on trouva ouverte la
fenêtre de la chambre de notre père ; placards et tiroirs
avaient été fouillés ; et sur la poitrine du mort était fixé
un morceau de papier avec ces mots griffonnés : le Signe
des Quatre. Nous n’avons jamais appris ce que signifiait cette
expression, ni qui en était l’auteur. À première vue rien n’avait
été dérobé, et pourtant tout avait été mis sens dessus dessous. Mon
frère et moi avons fait un rapprochement normal entre ce mystérieux
incident et la peur dont notre père souffrit durant sa vie. Mais le
mystère pour nous reste entier. »
Le petit homme s’arrêta pour rallumer son narghileh et il fuma
quelques instants en silence. Nous étions tous assis, immobiles,
sous le coup de ce récit extraordinaire. Durant les brefs instants
où la mort de son père avait été décrite, Mlle Morstan était
devenue livide et j’avais craint qu’elle ne s’évanouît. Elle
s’était cependant reprise après avoir bu un verre d’eau que je lui
avais discrètement versé d’une carafe vénitienne à ma portée.
Sherlock Holmes s’était renfoncé dans son siège dans une attitude
absente, les yeux à peine ouverts. Je ne pus m’empêcher de penser
en le regardant, que le matin même, il s’était plaint de la
banalité de l’existence ! Là en tout cas, il tenait un
problème qui allait mettre sa sagacité à l’épreuve… Le regard de
M. Thaddeus Sholto allait de l’un à l’autre ;
manifestement fier de l’effet produit par son histoire, il en
reprit le fil, s’interrompant parfois pour tirer une bouffée.
« Mon frère et moi étions fort intéressés, comme vous
pouvez l’imaginer, par ce trésor dont notre père avait parlé.
Pendant des semaines et des mois nous avons fouillé et retourné
chaque parcelle du jardin sans pourtant trouver la cachette.
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