C’est un homme peu instruit, petit, agile et qui a
perdu sa jambe droite ; il porte un pilon de bois dont le côté
intérieur est usé. Sa botte gauche possède une semelle épaisse et
carrée avec un fer au talon. C’est un ancien condamné d’âge moyen,
à la peau très brunie. Ces quelques indications vous aideront
peut-être. J’ajouterai encore que la paume de ses mains est
ensanglantée. Quant à l’autre homme…
– Ah ! l’autre homme ? » demanda Jones en
ricanant.
Il était néanmoins visible que les manières précises de Holmes
l’avaient impressionné.
« C’est un être plutôt curieux ! dit mon ami, en
tournant les talons. J’espère pouvoir vous les présenter tous deux
d’ici très peu de temps. J’ai un mot à vous dire,
Watson. »
Il me conduisit vers l’escalier pour me chuchoter.
« Cet événement imprévu nous a plutôt fait perdre de vue la
raison première de notre voyage.
– J’étais en train d’y penser, répondis-je. Il n’est pas bon que
Mlle Morstan reste dans cette maison de malheur.
– Non. Vous allez la raccompagner. Elle vit chez Mme Cecil
Forrester, dans le Lower Camberwell ; ce n’est donc pas très
loin. Je vous attendrai ici si vous voulez revenir. Mais peut-être
serez-vous trop fatigué ?
– Absolument pas. Je serais incapable de me reposer avant d’en
savoir davantage sur cette affaire fantastique. Je connais déjà la
vie sous un certain nombre de ses aspects, et non des plus
tendres ! Mais je vous jure que cette succession rapide de
coups de théâtre m’a brisé les nerfs ! Tout de même,
j’aimerais bien aller avec vous jusqu’au bout, puisque je suis déjà
si loin…
– Votre présence m’aidera beaucoup ! répondit-il. Nous
allons laisser ce Jones se satisfaire de toutes les vessies qu’il
voudra prendre pour des lanternes, et travailler seuls. J’aimerais
que vous alliez au n° 3, Pinchin Lane, à Lambeth, près du bord de
l’eau, lorsque vous aurez reconduit Mlle Morstan. La troisième
maison sur la droite est celle d’un empailleur d’oiseau. Il
s’appelle Sherman. Vous verrez à la fenêtre une belette tenant un
lapin. Donnez mon meilleur souvenir à ce vieux Sherman et dites-lui
que j’ai besoin de Toby tout de suite. Vous le ramènerez avec vous
dans la voiture.
– Un chien, j’imagine ?
– Oui, un curieux bâtard doué d’un odorat étonnant. Je
préférerais l’aide de Toby à celle de tout Scotland Yard.
– Bon. Je vous ramènerai Toby… Il est une heure du matin. Je
devrais être de retour avant trois heures si je peux changer de
cheval.
– Et moi, dit Holmes, je vais voir ce qu’il y a à tirer de mme
Berstone et du serviteur hindou. Ce dernier dort dans la mansarde à
côté, m’a dit M. Thaddeus. Puis j’étudierai les méthodes de
Jones, le grand détective, en écoutant ses sarcasmes peu subtils.
« Wir sind gewohnt dass die Menschen verhöhnen was sie nicht
verstehen.[1] » Goethe est décidément toujours
plein de sève. »
Chapitre 7
L’épisode du tonneau
La police avait amené une voiture ; je la pris pour ramener
Mlle Morstan chez elle.
Selon la manière angélique des femmes, elle avait tout supporté
aussi longtemps qu’il lui avait fallu réconforter quelqu’un de plus
faible qu’elle. Je l’avais trouvée placide et souriante aux côtés
de la femme de charge qui n’était pas revenue de ses frayeurs. Mais
dans la voiture, elle défaillit et fondit en larmes, tant les
aventures de cette nuit l’avaient ébranlée. Elle m’a dit depuis
qu’elle m’avait trouvé froid et distant pendant ce voyage… Quel
combat, pourtant, se livrait dans mon cœur ! Et quels efforts
dus-je faire pour me contenir ! Mon amour et mon amitié
s’élançaient vers elle, tout comme dans le jardin ma main avait
cherché la sienne.
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