Des années d’une vie conventionnelle ne m’auraient pas mieux révélé sa nature douce et courageuse que ces quelques heures étranges. Cependant, les mots affectueux ne passaient pas ma bouche ; deux pensées la scellaient. D’abord, elle était faible, sans défense, avec l’esprit désemparé : serait-il correct d’imposer à un tel moment mon amour ? Par ailleurs, elle était riche ! Si les recherches de Holmes aboutissaient, elle deviendrait une héritière enviée ; était-il juste, était-il honorable, qu’un chirurgien en demi-solde tirât un tel avantage d’une intimité dont le hasard était seul responsable ? Ne pourrait-elle me prendre alors pour un vulgaire aventurier ? Qu’une telle idée pût lui traverser l’esprit m’était intolérable. Entre nous se dressait le trésor d’Agra, obstacle insurmontable.

Il était près de deux heures quand nous arrivâmes chez Mme Forrester. Les domestiques avaient depuis longtemps quitté leur service, mais le message reçu par Mlle Morstan avait tant intrigué Mme Forrester, qu’elle avait veillé. Elle nous ouvrit la porte elle-même. C’était une femme gracieuse, d’un certain âge ; elle accueillit la jeune fille d’une voix maternelle et passa tendrement son bras autour de sa taille. Je pris plaisir à constater qu’elle n’était pas une simple gouvernante salariée, mais une amie estimée. Je fus présenté, et aussitôt Mme Forrester me pria d’entrer et de lui raconter nos aventures. Mais je lui expliquai l’importance de ma mission et promis avec sincérité de venir les instruire des progrès que nous pourrions faire. Tandis que la voiture s’éloignait, je me retournai vers elles. Il me semble encore voir leur petit groupe sous le porche, les deux gracieuses silhouettes enlacées, la porte entrouverte, la lumière de l’entrée brillant à travers la vitre de couleurs, le baromètre et la rampe d’escalier luisante. Cette image, même fugitive, d’un tranquille intérieur anglais était un entracte reposant dans cette sombre affaire.

Plus j’y réfléchissais d’ailleurs, plus elle me paraissait compliquée. Je repassai en revue les événements dans leur ordre chronologique. Pour ce qui était du problème original, il était maintenant clair. La mort du capitaine Morstan, l’envoi des perles, l’annonce dans le journal, la lettre, autant de détails débrouillés. Mais nous n’en avions pas moins été conduits vers un mystère encore plus profond et beaucoup plus tragique. Ce trésor des Indes, la curieuse carte trouvée dans les bagages du capitaine, l’apparition au moment de la mort du major Sholto, la redécouverte du trésor, et celle-ci immédiatement suivie du meurtre de son auteur, les circonstances fort singulières entourant le crime, les marques de pas, l’arme inusitée, les mots sur la feuille de papier qui correspondaient avec la carte du capitaine, il y avait de quoi donner sa langue au chat pour tout homme moins doué que Sherlock Holmes.

Pinchin Lane était un alignement de douteuses maisons de brique à deux étages, dans le bas quartier de Lambeth. Il me fallut frapper assez longtemps au n° 3 pour obtenir un résultat. La lueur d’une bougie filtra enfin derrière le volet et un visage regarda par la fenêtre supérieure.

« Allons, du vent, poivrot ! gronda une voix. Si tu n’arrêtes pas ton tapage, je lâche mes quarante-trois chiens à tes trousses !

– C’est exactement ce que je suis venu chercher. Si vous vouliez en laisser sortir un…

– Va te faire voir ailleurs ! répondit la voix. J’ai là un bon morceau de fonte. Du diable si je ne te l’envoie pas sur la tête.

– Mais il me faut un chien ! criai-je.

– Pas de discussion ! hurla M. Sherman. Du balai, maintenant ! Je compte jusqu’à trois et je balance ma fonte…

– M. Sherlock Holmes… » Commençai-je.

Le nom eut un effet magique. La fenêtre se referma instantanément, la porte fut déverrouillée et ouverte dans la minute qui suivit. Monsieur Sherman était un long vieillard efflanqué aux épaules tombantes, au cou noueux ; il portait des lunettes teintées de bleu.

« Les amis de M. Sherlock Holmes sont toujours les bienvenus ! prononça-t-il. Entrez donc, monsieur ! Ne vous approchez pas du blaireau : il mord. Ah ! méchante, méchante ! Tu voudrais attraper le monsieur, hein ? »

Cette dernière phrase s’adressait à une hermine passant sa tête avide et ses yeux rouges à travers les barreaux de sa cage.

« Ne vous occupez pas de celui-là ! continua-t-il. C’est seulement un lézard. Il n’a pas de crocs ; je le laisse en liberté, car il chasse les scarabées.