Arthur Pym et Dirk Peters descendirent dans l’une d’elles, et elle ne s’arrêta que devant quatre canots, chargés d’hommes armés, – des « hommes nouveaux », dit le récit.
Nouveaux, en effet, ces indigènes d’un noir de jais, vêtus de la peau d’un animal noir, ayant une instinctive horreur de la « couleur blanche ». Je me demande à quel point devait être portée cette horreur pendant l’hiver ?… La neige, s’il en tombait, était-elle donc noire, et les glaçons aussi, – s’il s’en formait ?… Tout cela, pure imagination !…
Bref, ces insulaires, sans manifester de dispositions hostiles, ne cessaient de crier anamoo-moo et lama-lama. Lorsque leurs canots eurent accosté la goélette, le chef Too-Wit obtint de monter à bord avec une vingtaine de ses compagnons. De leur part, ce fut un prodigieux étonnement, car ils prenaient le navire pour une créature vivante dont ils caressaient les agrès, la mâture et les bastingages. Dirigée par eux, entre les récifs, à travers une baie dont le fond était de sable noir, elle jeta l’ancre à un mille de la grève, et le capitaine William Guy, ayant eu soin de retenir des otages à bord, débarqua sur les roches du littoral.
Quelle île, à en croire Arthur Pym, cette île Tsalal ! Les arbres n’y ressemblaient à aucune des espèces des diverses zones de notre globe. Les roches présentaient, dans leur composition, une stratification inconnue des minéralogistes modernes. Sur le lit des rios coulait une substance liquide sans apparence de limpidité, striée de veines distinctes, lesquelles ne se réunissaient point par une cohésion immédiate, quand on les séparait avec la lame d’un couteau !…
Il y eut trois milles à faire pour atteindre Klock-Klock, principale bourgade de l’île. Là, rien que des habitations misérables, uniquement formées de peaux noires ; des animaux domestiques ressemblant au cochon vulgaire, une sorte de mouton à toison noire, des volailles de vingt espèces, des albatros apprivoisés, des canards, des tortues galapagos en grand nombre.
En arrivant à Klock-Klock, le capitaine William Guy et ses compagnons trouvèrent une population qu’Arthur Pym évalue à dix mille âmes, hommes, femmes, enfants, sinon à craindre, du moins à tenir à l’écart, tant ils étaient bruyants et démonstratifs. Enfin, après une assez longue halte à la maison de Too-Wit, on revint au rivage, où la biche de mer – ce mollusque si recherché des Chinois –, plus abondante qu’en aucune autre portion de ces régions australes, devait fournir d’énormes cargaisons.
Ce fut à ce propos qu’on essaya de s’entendre avec Too-Wit. Le capitaine William Guy lui demanda d’autoriser la construction de hangars, où quelques-uns des hommes de la Jane prépareraient la biche de mer, tandis que la goélette continuerait sa route vers le pôle. Too-Wit accepta volontiers cette proposition, et conclut un marché d’après lequel les indigènes prêteraient leur concours pour la récolte du précieux mollusque.
Au bout d’un mois, les aménagements étant achevés, trois hommes furent désignés pour séjourner à Tsalal. Il n’y avait jamais eu lieu de concevoir le plus léger soupçon à l’égard des naturels. Avant de prendre congé, le capitaine William Guy voulut retourner une dernière fois au village de Klock-Klock, après avoir, par prudence, laissé six hommes à bord, les canons chargés, les filets de bastingages en place, l’ancre à pic. Ils devaient s’opposer à toute approche des indigènes.
Too-Wit, escorté d’une centaine de guerriers, se porta au-devant des visiteurs. On remonta l’étroite gorge d’un ravin, entre des collines formées de pierre savonneuse, une sorte de stéatite, comme Arthur Pym n’en avait vu nulle part. Il fallut suivre mille sinuosités, le long de talus hauts de soixante à quatre-vingts pieds sur une largeur de quarante.
Le capitaine William Guy et les siens, sans trop de crainte, bien que l’endroit fût propice à une embuscade, marchaient serrés les uns contre les autres.
À droite, un peu en avant, se tenaient Arthur Pym, Dirk Peters et un matelot nommé Allen.
Arrivé devant une fissure qui s’ouvrait dans le flanc de la colline, Arthur Pym eut l’idée d’y pénétrer, afin de cueillir quelques noisettes qui pendaient en grappes à des coudriers rabougris. Cela fait, il allait revenir sur ses pas, quand il s’aperçut que le métis et Allen l’avaient accompagné. Tous trois se disposaient à regagner l’entrée de la fissure, lorsqu’une soudaine et violente secousse les renversa. Au même moment, les masses savonneuses de la colline s’effondrèrent, et la pensée leur vint qu’ils allaient être enterrés vivants…
Vivants… tous trois ?… Non ! Allen avait été si profondément enseveli sous les décombres qu’il ne respirait plus.
En se traînant sur les genoux, en s’ouvrant un chemin au couteau, en maniant leur bowie-knife, Arthur Pym et Dirk Peters parvinrent à atteindre certaines saillies d’argile schisteuse un peu plus résistante, puis une plate-forme naturelle à l’extrémité d’une ravine boisée, au-dessus de laquelle plafonnait une tranche de ciel bleu.
De là, leurs regards purent embrasser toute la contrée environnante.
Un éboulement venait de se produire, – éboulement artificiel, oui ! artificiel, qui avait été provoqué par ces indigènes. Le capitaine William Guy et ses vingt-huit compagnons, écrasés sous plus d’un million de tonnes de terre et de pierre, avaient disparu.
Le pays fourmillait d’insulaires, venus des îles voisines, sans doute, et attirés par le désir de piller la Jane. Soixante-dix bateaux à balanciers se dirigeaient alors vers la goélette. Les six hommes restés à bord leur envoyèrent une première bordée mal ajustée, puis une seconde bordée de mitraille et de boulets ramés, dont l’effet fut terrible.
Néanmoins, la Jane ayant été envahie, puis livrée aux flammes, ses défenseurs furent massacrés. Enfin se produisit une formidable explosion, lorsque les poudres prirent feu, – explosion qui détruisit un millier d’indigènes et en mutila autant, tandis que les autres s’enfuyaient, poussant le cri de tékéli-li !… tékéli-li !
Pendant la semaine suivante, Arthur Pym et Dirk Peters, vivant de noisettes, de chair de butors, de cochléarias, échappèrent aux naturels qui ne soupçonnaient pas leur présence. Ils se trouvaient au fond d’une sorte d’abîme noir, sans issue, creusé dans la stéatite et une sorte de marne à grains métalliques. En le parcourant, ils descendirent à travers une succession de gouffres. Edgar Poe en donne le croquis suivant leur plan géométral, dont l’ensemble reproduisait un mot de racine arabe, qui signifie « être blanc », et le mot égyptien
, qui signifie « région du sud ».
On le voit, l’auteur américain est ici dans l’invraisemblable poussé jusqu’aux dernières limites. Du reste, non seulement j’avais lu et relu ce roman d’Arthur Gordon Pym, mais je connaissais aussi les autres ouvrages d’Edgar Poe. Je savais ce qu’il fallait penser de ce génie plus sensitif qu’intellectuel. Un de ses critiques n’a-t-il pas dit et eut raison de dire : « L’imagination, chez lui, est la reine des facultés… une faculté quasi divine, qui perçoit les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies… »
Ce qui est certain, c’est que jamais personne n’avait vu dans ces livres autre chose que des œuvres d’imagination !… Comment donc, à moins d’être fou, un homme tel que le capitaine Len Guy avait-il admis la réalité de faits purement irréels ?…
Je continue :
Arthur Pym et Dirk Peters ne pouvaient demeurer au milieu de ces abîmes, et, après nombre de tentatives, ils parvinrent à se laisser glisser sur une des pentes de la colline. Aussitôt cinq sauvages s’élancèrent sur eux.
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