Mais, grâce à leurs pistolets, grâce à la vigueur extraordinaire du métis, quatre des insulaires furent tués. Le cinquième fut entraîné par les fugitifs, qui gagnèrent une embarcation amarrée au rivage et chargée de trois grosses tortues. Une vingtaine d’insulaires, lancés à leur poursuite, essayèrent vainement de les arrêter. Ils furent repoussés, et le canot, muni de ses pagaies, prit la mer en se dirigeant vers le sud.

Arthur Pym naviguait alors au-delà du 83e degré de latitude australe. On était au début de mars, c’est-à-dire à l’approche de l’hiver antarctique. Cinq ou six îles se montraient vers l’ouest, qu’il importait d’éviter par prudence. L’opinion d’Arthur Pym était que la température s’adoucirait graduellement aux approches du pôle. À l’extrémité de deux pagaies, dressées en abord de l’embarcation, fut installée une voile faite avec les chemises liées ensemble de Dirk Peters et de son compagnon, – chemises blanches dont la couleur affecta d’épouvante l’indigène prisonnier, qui répondait au nom de Nu-Nu. Durant huit jours, se continua cette étrange navigation favorisée par une brise douce du nord, avec un jour permanent, sur une mer sans un morceau de glace, et, d’ailleurs, grâce à la température unie, élevée de l’eau, on n’en avait pas aperçu un seul depuis le parallèle de l’îlot Bennet.

C’est alors qu’Arthur Pym et Dirk Peters entrèrent dans une région de nouveauté et d’étonnement. À l’horizon se dressait une large barrière de vapeur grise et légère ; empanachée de longues raies lumineuses, telles qu’en projettent les aurores polaires. Un courant de grande force venait en aide à la brise. L’embarcation filait sur une surface liquide excessivement chaude et d’apparence laiteuse, qui semblait être agitée par en dessous. Une cendre blanchâtre vint à tomber, – ce qui redoubla les terreurs de Nu-Nu, dont les lèvres se relevaient sur une denture noire…

Le 9 mars, il y eut redoublement de cette pluie et accroissement de la température de l’eau, que la main ne pouvait même plus supporter. L’immense rideau de vapeur, tendu sur le lointain périmètre de l’horizon méridional, ressemblait à une cataracte sans limites, roulant en silence du haut de quelque immense rempart perdu dans les hauteurs du ciel…

Douze jours après, ce sont les ténèbres qui planent sur ces parages, ténèbres sillonnées par les effluves lumineux s’échappant des profondeurs laiteuses de l’océan Antarctique, où venait se fondre l’incessante averse cendreuse…

L’embarcation s’approchait de la cataracte avec une impétueuse vélocité, dont la raison n’est point indiquée dans le récit d’Arthur Pym. Parfois la nappe se fendait, laissant apercevoir en arrière un chaos d’images flottantes et indistinctes, secouées par de puissants courants d’air…

Au milieu de cet enténèbrement effroyable passaient des bandes d’oiseaux gigantesques, d’une blancheur livide, poussant leur éternel tékéli-li, et c’est alors que le sauvage, aux suprêmes affres de l’épouvante, exhala son dernier soupir.

Et soudain, pris d’une folie de vitesse, le canot se précipite dans les étreintes de la cataracte, où un gouffre s’entrouvre comme pour l’y aspirer… Mais voici qu’en travers se dresse une figure humaine voilée, de proportion beaucoup plus vaste que celle d’aucun habitant de la terre… Et la couleur de la peau de l’homme était la blancheur parfaite de la neige…

Tel est ce bizarre roman, enfanté par le génie ultra-humain du plus grand poète du Nouveau Monde. C’est ainsi qu’il se termine… ou plutôt qu’il ne se termine pas. À mon avis, dans l’impuissance d’imaginer un dénouement à de si extraordinaires aventures, on comprend qu’Edgar Poe ait interrompu leur récit par la mort « soudaine et déplorable de son héros », tout en laissant espérer que si l’on retrouve jamais les deux ou trois chapitres qui manquent, ils seront livrés au public.

Chapitre VI – « Comme un linceul qui s’entrouvre ! »

La navigation de l’Halbrane ne cessait de s’opérer avec l’aide du courant et du vent. En quinze jours, si ils persistaient, la distance qui sépare l’île du Prince-Édouard de celle de Tristan d’Acunha – deux mille trois cents milles environ – serait franchie, et, comme l’avait annoncé le bosseman, il n’aurait pas été nécessaire de changer une seule fois les amures. L’invariable brise du sud-est bien établie, quelquefois au grand frais, n’exigeait qu’une diminution des voiles hautes.

Du reste, le capitaine Len Guy laissait à Jem West le soin de manœuvrer, et l’audacieux porte-voile, – que l’on me passe cette expression – ne se décidait à prendre des ris qu’à l’instant où la mâture menaçait de venir en bas. Mais je ne craignais rien, et il n’y avait aucune avarie à redouter avec un tel marin. Il avait trop l’œil à son affaire.

« Notre lieutenant n’a pas son pareil, me dit un jour Hurliguerly, et il mériterait de commander un vaisseau amiral !

– En effet, ai-je répondu, Jem West me paraît être un véritable homme de mer.

– Et aussi, quelle goélette, notre Halbrane ! Félicitez-vous, monsieur Jeorling, et félicitez-moi puisque j’ai pu amener le capitaine Len Guy à changer d’avis à votre sujet !

– Si c’est vous qui avez obtenu ce résultat, bosseman, je vous en remercie.

– Et il y a de quoi, car il hésitait diantrement, notre capitaine, malgré les instances du compère Atkins ! Mais je suis parvenu à lui faire entendre raison…

– Je ne l’oublierai pas, bosseman, je ne l’oublierai pas, puisque, grâce à votre intervention, au lieu de me morfondre aux Kerguelen, je ne tarderai pas à être en vue de Tristan d’Acunha…

– Dans quelques jours, monsieur Jeorling. Voyez-vous, d’après ce que j’ai ouï dire, on s’occupe maintenant en Angleterre et en Amérique de bateaux qui ont une machine dans le ventre, et des roues dont ils se servent comme un canard de ses pattes !… C’est bien, et l’on saura ce que ça vaut à l’usage. M’est avis, pourtant, que jamais ces bateaux-là ne pourront lutter avec une belle frégate de soixante, filant au plus près par fraîche brise ! Le vent, monsieur Jeorling, même quand il faut le pincer à cinq quarts, cela suffit et un marin n’a pas besoin de roulettes à sa coque ! »

Je n’avais point à contrarier les idées du bosseman relativement à l’emploi de la vapeur en navigation. On en était encore aux tâtonnements, et l’hélice n’avait pas remplacé les aubes. Quant à l’avenir, qui eût pu le prévoir ?…

Et, en ce moment, il me revint à la mémoire que la Jane – cette Jane dont le capitaine Len Guy m’avait parlé comme si elle eût existé, comme s’il l’eût vue de ses propres yeux – s’était rendue, précisément en quinze jours, de l’île du Prince-Édouard à Tristan d’Acunha. Il est vrai, Edgar Poe disposait à son gré des vents et de la mer.

Au surplus, pendant la quinzaine qui suivit, le capitaine Len Guy ne m’entretint plus d’Arthur Pym. Il ne semblait même pas qu’il m’eût jamais rien dit des aventures de ce héros des mers australes. S’il avait espéré, d’ailleurs, me convaincre de leur authenticité, il aurait fait preuve de médiocre intelligence. Je le répète, comment un homme de bon sens aurait-il consenti à discuter sérieusement sur cette matière ? À moins d’avoir perdu la raison, d’être tout au moins un monomane sur ce cas spécial, comme l’était Len Guy, personne – je le répète pour la dixième fois –, personne ne pouvait voir autre chose qu’une œuvre d’imagination dans le récit d’Edgar Poe.

Qu’on y songe ! D’après ledit récit, une goélette anglaise se serait avancée jusqu’au 84e degré de latitude sud, et ce voyage n’aurait pas pris l’importance d’un grand fait géographique ?… Arthur Pym, revenu des profondeurs de l’Antarctide, n’eût pas été mis au-dessus des Cook, des Weddell, des Biscoe ?… À lui comme à Dirk Peters, les deux passagers de la Jane, qui se seraient même élevés au-dessus dudit parallèle, on n’aurait pas rendu des honneurs publics ?… Et que penser de cette mer libre découverte par eux… de cette vitesse extraordinaire des courants qui les entraînaient vers le pôle… de la température anormale de ces eaux, chauffées en dessous, que la main ne pouvait supporter… de ce rideau de vapeurs tendu à l’horizon… de cette cataracte gazeuse, qui s’entrouvre, et derrière laquelle apparaissent des figures de grandeur surhumaine ?…

Et puis, sans parler de ces invraisemblances, comment Arthur Pym et le métis étaient revenus de si loin, comment leur embarcation tsalalienne les avait ramenés par-delà le cercle polaire, comment, en fin de compte, ils furent recueillis et rapatriés, j’eusse été curieux de le savoir. Avec un fragile canot à pagaies, franchir une vingtaine de degrés, repasser la banquise, gagner les terres les plus proches, comment le journal d’Arthur Pym n’a-t-il pas mentionné les incidents de ce retour ?… Mais, dira-t-on, Arthur Pym est mort avant d’avoir pu livrer les derniers chapitres de son récit… Soit ! Est-il donc vraisemblable qu’il n’en ait dit mot à l’éditeur du Southern Literary Messenger ?… Et pourquoi Dirk Peters, qui, pendant plusieurs années, aurait résidé dans l’Illinois, se serait-il tu sur le dénouement de ces aventures ?… Est-ce qu’il aurait eu quelque intérêt à ne point parler ?…

Il est vrai, le capitaine Len Guy, à l’entendre, s’était rendu à Vandalia, où, disait le roman, demeurait ce Dirk Peters, et il ne l’avait point rencontré… Je le crois bien ! Comme Arthur Pym, il n’avait existé, je le répète, que dans la troublante imagination du poète américain… Et, on en conviendra, cela ne témoigne-t-il pas de l’extraordinaire puissance de ce génie, puisqu’il a pu imposer à quelques esprits comme réel ce qui n’était que fictif ?…

Toutefois, je le comprenais, j’eusse été mal venu à discuter de nouveau avec le capitaine Len Guy, obsédé par cette idée fixe, et à reprendre une argumentation qui n’aurait pu le convaincre.