Indépendamment du commerce avec le Cap et les Falklands, il faisait un important trafic de peaux de phoques, d’huile d’éléphants marins, et ses affaires prospéraient.

Comme il paraissait très désireux de bavarder, ce gouverneur nommé par lui-même et reconnu par la petite colonie, j’entamai sans peine, dès notre première entrevue, une conversation qui devait être intéressante par plus d’un côté.

« Avez-vous souvent des navires en relâche à Tristan d’Acunha ? lui demandai-je.

– Tout autant qu’il nous en faut, monsieur, me répondit-il en se frottant les mains derrière le dos, – une habitude invétérée, paraît-il.

– Dans la belle saison ?… ajoutai-je.

– Oui… dans la belle saison, si tant est que nous en ayons une mauvaise en ces parages !

– Je vous en félicite, monsieur Glass. Mais ce qui est regrettable, c’est que Tristan d’Acunha n’ait pas un seul port, et quand un navire est obligé de mouiller au large…

– Au large, monsieur ?… Qu’entendez-vous par le large ? s’écria l’ex-caporal avec une animation qui indiquait un grand fond d’amour-propre.

– J’entends, monsieur Glass, que si vous possédiez des quais de débarquement…

– Et à quoi bon, monsieur, lorsque la nature nous a dessiné une baie comme celle-ci, où l’on est à l’abri des rafales, et lorsqu’il est facile d’accoster le nez contre les roches !… Non ! Tristan n’a point de port, et Tristan peut s’en passer ! »

Pourquoi aurais-je contrarié ce brave homme ? Il était fier de son île comme le prince de Monaco a le droit d’être fier de sa principauté minuscule…

Je n’insistai point, et nous causâmes de choses et d’autres. Il m’offrit d’organiser une excursion au milieu des forêts épaisses qui montent jusqu’à mi-flanc du cône central.

Je le remerciai et m’excusai de ne point accepter son offre. Je saurais bien employer les heures de la relâche à quelques études minéralogiques. D’ailleurs, l’Halbrane devait déraper dès que son ravitaillement serait achevé.

« Il est singulièrement pressé, votre capitaine ! me dit le gouverneur Glass.

– Vous trouvez ?…

– Et si pressé que son lieutenant ne parle même pas de m’acheter des peaux ou de l’huile…

– Nous n’avons besoin que de vivres frais et d’eau douce, monsieur Glass.

– Eh bien, monsieur, répondit le gouverneur un peu dépité, ce que l’Halbrane n’emportera pas, d’autres navires l’emporteront !… »

Puis, reprenant :

« Et où va votre goélette en nous quittant ?…

– Aux Falklands, afin de se réparer.

– Vous, monsieur… vous n’êtes que passager, je suppose !…

– Comme vous le dites, monsieur Glass, et j’avais même l’intention de séjourner à Tristan d’Acunha pendant quelques semaines… J’ai dû modifier ce projet…

– Je le regrette, monsieur, je le regrette ! déclara le gouverneur. Nous aurions été heureux de vous offrir l’hospitalité, en attendant l’arrivée d’un autre navire…

– Hospitalité qui m’eût été très précieuse, répondis-je. Malheureusement, je ne pourrai profiter… »

En effet, ma résolution définitive était prise de ne point quitter la goélette. Dès que sa relâche serait terminée, elle mettrait le cap sur les Falklands, où s’effectueraient les préparatifs nécessités par une expédition dans les mers antarctiques. J’irais donc jusqu’aux Falklands, où je trouverais, sans éprouver trop de retard, à m’embarquer pour l’Amérique, et, assurément, le capitaine Len Guy ne refuserait point de m’y conduire.

Et alors, l’ex-caporal de me dire, en manifestant quelque contrariété :

« Au fait, je n’ai pas vu la couleur de ses cheveux ni le teint de son visage, à votre capitaine…

– Je ne pense pas que son intention soit de venir à terre, monsieur Glass.

– Est-ce qu’il est malade ?…

– Pas que je sache ! Mais peu vous importe, puisqu’il s’est fait remplacer par son lieutenant…

– Oh ! guère causeur, celui-là !… Deux mots qu’on lui arrache de temps en temps !… Par bonheur, les piastres sortent plus facilement de sa bourse que les paroles de sa bouche !

– C’est l’important, monsieur Glass.

– Comme vous dites, monsieur ?…

– Monsieur Jeorling, du Connecticut.

– Bon… voici que je sais votre nom… tandis que j’en suis encore à savoir celui du capitaine de l’Halbrane…

– Il se nomme Guy… Len Guy…

– Un Anglais ?…

– Oui… un Anglais.

– Il aurait bien pu se déranger pour rendre visite à un compatriote, monsieur Jeorling !… Mais… attendez donc… j’ai déjà eu des relations avec un capitaine de ce nom… Guy… Guy…

– William Guy ?… demandai-je.

– Précisément… William Guy…

– Lequel commandait la Jane ?

– La Jane, en effet.

– Une goélette anglaise venue en relâche à Tristan d’Acunha, il y a onze ans ?…

– Onze ans, monsieur Jeorling. Il y en avait déjà sept que j’étais installé sur l’île, où m’avait trouvé le capitaine Jeffrey, du Berwick de Londres, en l’année 1824. Je me rappelle ce William Guy… comme si je le voyais… un brave homme, très ouvert, lui, et auquel je livrai un chargement de peaux de phoques. Il avait l’air d’un gentleman… un peu fier… de bonne nature.

– Et la Jane ?… interrogeai-je.

– Je la vois encore, à la place même où est mouillée l’Halbrane… au fond de la baie… un joli bâtiment de cent quatre-vingts tonnes… avec un avant effilé… effilé… Elle avait Liverpool pour port d’attache…

– Oui… cela est vrai… tout cela est vrai ! répétai-je.

– Et la Jane continue-t-elle à naviguer, monsieur Jeorling ?…

– Non, monsieur Glass.

– Est-ce qu’elle aurait péri ?…

– Le fait n’est que trop certain, et la plus grande partie de son équipage a disparu avec elle !

– Me direz-vous comment ce malheur est arrivé, monsieur Jeorling ?…

– Volontiers, monsieur Glass. Partie de Tristan d’Acunha, la Jane fit voile vers le gisement des îles Auroras et autres, que William Guy espérait reconnaître d’après les renseignements…

– Qui venaient de moi-même, monsieur Jeorling ! répliqua l’ex-caporal. Eh bien… ces autres îles… puis-je savoir si la Jane les a découvertes ?…

– Non, pas plus que les Auroras, bien que William Guy fût resté pendant plusieurs semaines sur ces parages, courant de l’est à l’ouest, et ayant toujours une vigie en tête de mât…

– Il faut donc que ce gisement lui ait échappé, monsieur Jeorling, car, à en croire plusieurs baleiniers qui ne peuvent être suspects, ces îles existent, et il était même question de leur donner mon nom…

– Ce qui eût été justice, répondis-je avec politesse…

– Et si on n’arrive pas à les découvrir un jour, ce sera vraiment fâcheux, ajouta le gouverneur d’un ton qui dénotait une bonne dose de vanité.

– C’est alors, repris-je, que le capitaine William Guy voulut réaliser un projet mûri depuis longtemps déjà, et auquel le poussait un certain passager qui se trouvait à bord de la Jane…

– Arthur Gordon Pym, s’écria Glass, et son compagnon un certain Dirk Peters… qui avaient été tous deux recueillis en mer par la goélette…

– Vous les avez connus, monsieur Glass ?… demandai-je vivement.

– Si je les ai connus, monsieur Jeorling !… Oh ! c’était un personnage singulier, cet Arthur Pym, toujours avide de se lancer dans les aventures, – un audacieux Américain… capable de partir pour la Lune !… Il n’y serait point allé, par hasard ?…

– Non, monsieur Glass, mais, pendant son voyage, la goélette de William Guy, paraît-il, a franchi le cercle polaire, elle a dépassé la banquise, elle s’est avancée plus loin que ne l’avait fait aucun navire avant elle…

– Voilà une campagne prodigieuse ! s’écria Glass.

– Par malheur, répondis-je, la Jane n’est jamais revenue…

– Ainsi, monsieur Jeorling, Arthur Pym et Dirk Peters, – une sorte de métis indien d’une force terrible, capable de résister à six hommes – auraient péri ?…

– Non, monsieur Glass, Arthur Pym et Dirk Peters ont échappé à la catastrophe dont la plupart des hommes de la Jane furent les victimes. Ils sont même revenus en Amérique… de quelle façon, je l’ignore. Depuis son retour, Arthur Pym est mort dans je ne sais quelles circonstances. Quant au métis, après avoir habité l’Illinois, il est parti un jour sans prévenir personne, et sa trace n’a pu être retrouvée.

– Et William Guy ?… » demanda M. Glass.

Je racontai comment le cadavre de Patterson, le second de la Jane, venait d’être recueilli sur un glaçon, et j’ajoutai que tout portait à croire que le capitaine de la Jane et cinq de ses compagnons étaient encore vivants sur une île des régions australes, à moins de sept degrés du pôle.

« Ah ! monsieur Jeorling, s’écria Glass, puisse-t-on sauver un jour William Guy et ses matelots, qui m’ont paru être de braves gens !

– C’est ce que l’Halbrane va certainement tenter, dès qu’elle aura été remise en état, car son capitaine Len Guy est le propre frère de William Guy…

– Pas possible, monsieur Jeorling ! s’écria M. Glass. Eh bien, quoique je ne connaisse pas le capitaine Len Guy, j’ose affirmer que les deux frères ne se ressemblent point, – du moins dans la façon dont ils se sont comportés envers le gouverneur de Tristan d’Acunha ! »

Je vis que l’ex-caporal était très mortifié de l’indifférence de Len Guy, qui ne lui avait pas même rendu visite. Que l’on y songe, le souverain de cette île indépendante, dont le pouvoir s’étendait jusqu’aux deux îles voisines, Inaccessible et Nightingale ! Mais il se consolait, sans doute, à la pensée de vendre sa marchandise vingt-cinq pour cent plus cher qu’elle ne valait.

Ce qui est certain, c’est que le capitaine Len Guy ne manifesta à aucun instant l’intention de débarquer. Cela était d’autant plus singulier qu’il ne devait pas ignorer que la Jane avait relâché sur cette côte nord-ouest de Tristan d’Acunha, avant de partir pour les mers australes. Et de se mettre en relation avec le dernier Européen qui eût serré la main de son frère, cela paraissait assez indiqué…

Néanmoins, Jem West et ses hommes furent seuls à descendre à terre. Là, c’est avec la plus grande hâte qu’il s’occupèrent de décharger le minerai d’étain et de cuivre qui formait la cargaison de la goélette, et, ensuite, d’embarquer des provisions, de remplir les caisses à eau, etc.

Tout le temps, le capitaine Len Guy demeura à bord, sans même monter sur le pont, et, par le châssis vitré de sa cabine, je le voyais incessamment courbé sur sa table.

Des cartes étaient déployées, des livres étaient ouverts. Il n’y avait pas à douter que ces cartes fussent celles des régions australes, et ces livres, ceux qui racontaient les voyages des précurseurs de la Jane dans ces mystérieuses régions de l’Antarctide.

Sur cette table s’étalait aussi un volume, cent fois lu et relu ! La plupart de ses pages étaient cornées, dont les marges portaient de multiples notes au crayon… Et, sur la couverture, brillait ce titre comme s’il eût été imprimé en lettres de feu : Aventures d’Arthur Gordon Pym.

Chapitre VIII – En direction vers les Falklands

Le 8 septembre, dans la soirée, j’avais pris congé de Son Excellence le gouverneur général de l’archipel de Tristan d’Acunha, – c’est le titre officiel que se donnait ce brave Glass, ex-caporal d’artillerie britannique. Le lendemain, avant le lever du jour, l’Halbrane mit à la voile.

Il va sans dire que j’avais obtenu du capitaine Len Guy de rester son passager jusqu’aux îles Falklands. C’était une traversée de deux mille milles, qui n’exigerait qu’une quinzaine de jours, pour peu qu’elle fût favorisée comme notre navigation venait de l’être entre les Kerguelen et Tristan d’Acunha. Le capitaine Len Guy n’avait point même paru surpris de ma demande : on eût dit qu’il l’attendait. Mais, ce à quoi je m’attendais de mon côté, c’était qu’il reprît la question Arthur Pym, dont il affectait de ne pas me reparler depuis que l’infortuné Patterson lui avait donné raison contre moi relativement au livre d’Edgar Poe.

Cependant, bien qu’il ne l’eût pas essayé jusqu’alors, peut-être se réservait-il de le faire en temps et lieu. Au surplus, cela ne pouvait en aucune façon influer sur ses projets ultérieurs, et il était résolu à conduire l’Halbrane dans les lointains parages où avait péri la Jane.

Après avoir contourné Herald-Point, les quelques maisonnettes d’Ansiedlung disparurent derrière l’extrémité de Falmouth-Bay. Le cap au sud-ouest, une belle brise de l’est permit alors de porter bon plein.

Pendant la matinée, la baie Elephanten, Hardy-Rock, West-Point, Cotton-Bay et le promontoire de Daley furent successivement laissés en arrière. Toutefois, il ne fallut pas moins de la journée entière pour perdre de vue le volcan de Tristan d’Acunha, d’une altitude de huit mille pieds, et dont les ombres du soir voilèrent enfin le faîte neigeux.

Au cours de cette semaine, la navigation s’accomplit dans des conditions très heureuses, et si elle se maintenait, le mois de septembre ne s’achèverait pas avant que nous eussions connaissance des premières hauteurs du groupe des Falklands.